Frédéric Mistral

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

CRITIQUE

La morale db Nietzsche (Mercure de France).

Les idées de Nietzsche sur la musique (Mercure de France).

Le romantisme français (Essai sur la révolution dans les idées et les sentiments au xixc siècle) (.vercure de France).

La doctrine officielle de l'Université (Critique du haut enseignement de l'État. Dijense et tliéorie des humanités classiques) (Mercure de France).

Port raits et Discussions (Mercure de France).

La science officiellu : M. Alfred Croiset, historien db la démocratie athénienne (N»le librairie nationale).

Lb Germanisme et l'esprit humain (Champion).

L'Esprit de la musique française (de Rameau à Vinvasim wagnirienne) (Payot).

ROMAN

Henri de Sauvi i (Mercure de France). Lb Crime de Biodos (Pion).

CHAKTMl. IMI'RIWIMI DURAND, KUI fULOIRT.

PIERRE LASSERRE

Frédéric Mistral

POÈTE, MORALISTE, CITOYEN

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LES ŒUVRES:

MIREILLE, CALENDAL, NERTE,

LE POÈME DU RHONE, LES POÉSIES LYRIQUES.

LES DOCTRINES:

LA NATIONALITÉ, LES PROVINCES,

LA DÉCENTRALISATION, L'IDÉE LATINE.

LA CIVILISATION CATHOLIQUE,

L'HUMANISME MODERNE.

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PAYOT & C", PARIS

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T«bs droits réservés.

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A. LA MÉMOIRE

D'ALBERT BERTRAND -MISTRAL, DE NIMES

NEVEU PAR ALLIANCE

DU POÈTE ET PATRIARCHE DE MAILLANE

GRAND CŒUR, GRANDE INTELLIGENCE, GRAND CITOYEN

MORT POUR LA FRANCE

LE 7 JUIN 19 17

AU CHBMIN DES DAMES (FERME DES BOVETTES)

A SA FEMME A SES FILS

AVERTISSEMENT

Ce livre a pour objet l'œuvre de Frédéric Mistral. La biographie du poète n'a pu y être qu'effleurée. Je le regrette; car elle nous offre, elle aussi, une matière fort belle. Mais elle eût demandé un volume à part et l'usage d'une docu- mentation (papiers personnels, correspondance) dont nul ne peut disposer aujourd'hui.

Le lecteur qui parcourra la table et les sommaires de notre étude s'étonnera peut-être d'y trouver l'annonce de certaines considérations historiques et politiques sur des sujets tels que le mouvement des nationalités européennes, la formation de l'unité française, le problème de la décen- tralisation, la guerre des Albigeois, qui mit aux prises le Midi et le Nord. Qu'est-ce que ces développements peuvent avoir à faire dans un ouvrage consacré à la poésie ? Ils n'y sont pas, qu'on veuille bien le croire, un hors-d 'œuvre. Mistral a eu profondément à cœur ces questions. Il y a toujours pensé. On peut dire qu'elles ont formé, avec la recherche de la perfection poétique, la préoccupation domi- nante et comme le fil conducteur de sa noble vie. Les doctrines par lesquelles il les a résolues tiennent une grande place dans son inspiration, qui leur doit une part de sa

IO AVERTISSEMENT

noblesse et de son ampleur. Elles ne pouvaient donc être né- gligées. Qu'on se figure une étude sur /'Enéide il serait fait abstraction du haut dessein patriotique et religieux qui anima Virgile et dont son épopée accuse partout V empreinte. La lacune serait criante. Elle ne le serait pas moins en ce qui concerne Mistral. Il est de ces poètes dont l'œuvre ne compte pas seulement dans l'histoire des lettres, mais compte aussi dans l'histoire de la cité.

J'aimerais penser que mes lecteurs ne bouderont pas trop à ces quelques explications d'un genre un peu plus sévère, d'une couleur forcément un peu plus grise que le reste. Si je ne me trompe, ils en seront dédomnuigés par un surcroît de grandeur dans les impressions reçues de la poésie de Mistral elle-même.

Paris, juin igi8.

P. L.

CHAPITRE PREMIER MISTRAL, POÈTE DE LA PATRIE

MISTRAL ET LA GUERRE. MISTRAL, POÈTE OU PATRIO- TISME, COMME VIRGILE. RICHESSE ET BEAUTÉ DE SA CONCEPTION DE LA PATRIE.

Je ne choisirais pas ce moment pour parler de Mistral, si l'œuvre du grand poète ne nous touchait que par le rayonnement de sa beauté. Elle se recom- mande à nous à un autre titre, plus en rapport avec nos préoccupations actuelles. Elle est de la plus haute bienfaisance morale.

Il est vrai que les choses vraiment belles sont tou- jours bienfaisantes. Elles communiquent leur no- blesse à l'âme qui les sent. Elles l'arrachent à la servitude des soucis individuels, elles lui ouvrent de vastes et hauts horizons. Dans les épreuves, comme on l'a dit tant de fois et de jant de manières, elles sont ses plus sûres consolatrices. Advtrsis refugiutn et solatium prxbtnt. Mistral est, à mon sens, au pre- mier rang des génies qui répandent en abondance cette consolation et ce charme et je trouverais dans le souvenir de ce que je lui dois un motif suffisant pour rappeler l'attention du public sur ses poèmes, aussi célèbres que peu connus. Mais j'en ai des mo-

12 FRÉDÉRIC MISTRAL

tifs meilleurs encore. A l'heure présente, les âmes françaises ont d'autres besoins. Elles ont besoin qu'à cette douce influence du beau se mêle un secours spirituel plus précis et plus approprié. Depuis quatre ans, elles acceptent d'affreuses douleurs. Tout ce qui peut faire resplendir à leurs yeux la nécessité, la va- leur absolue des biens pour le salut desquels elles paient ce terrible prix, soutient leur force de résis- tance et leur énergie de résolution. Tout ce qui peut illuminer de sublime certitude les raisons de leur sa- crifice, quotidiennement renouvelé, leur verse du cou- rage pour gravir la pente, longue encore, du calvaire national. Il est donc naturel de rechercher de préfé- rence, parmi les maîtres de l'esprit, ceux qui contien- nent la source de ce réconfort, ceux qui ont eu la pensée et le cœur assez grands pour donner avec au- torité de telles leçons. Et, moins que tous les autres, devons-nous négliger ceux-là chez qui ces leçons revêtent les divins attraits ou, pour mieux dire, les aspects de vérité supérieure de la poésie. Or, Mistral est l'un d'eux et le plus récent. Il venait à peine de fermer les yeux, quand s'est précipitée l'invasion barbare, menaçant de mort la mémoire et l'avenir de la noble et radieuse œuvre humaine à laquelle il avait dévoué ses chants et son existence.

On peut dire de Mistral, comme on le dit de Vir- gile (et absolument dans le même sens), qu'il est, avant tout, le poète du patriotisme. L'idée de la | est l'âme de ses œuvres comme elle est l'âme des Bucolh/ufs, des Gêorgiquts et de Ylincide. Elle partout présente. Tout l'y manifeste. Elle se mêle aux données si brillamment diverses de ses fables poé- tiques, comme une donnée constante d'où dépend

POÈTE DE LA PATRIE 13

leur sens le plus élevé. Elle ajoute à leur grâce sa grandeur. Le magnifique ensemble de scènes, de tableaux, de figures évoquées ou composées par cette imagination harmonieuse semble graviter autour d'elle et elle y répand en retour une lumière qui le colore, comme le ciel d'une contrée en colore les paysages.

La conception que Mistral se forme de la patrie est riche et profonde. Pour lui, elle n'est pas seulement un ciel, des lieux, des coutumes, des costumes, un parler, des chansons, des visages. Elle est cela certes. Elle est toutes ces choses infiniment douces aux sens et au cœur de l'homme dont l'enfance en a été en- tourée et qui en a reçu ses premières impressions. Mais ces choses ne la constituent pas tout entière. Elles n'en contiennent que l'expression, ou l'incarna- tion sensible. La patrie est un esprit dont elles sont le corps. La patrie est une pensée dont elles sont le sourire. Conçue dans sa plus haute essence, la patrie est une réalité immatérielle, mais substantiellement liée d'ailleurs à des réalités matérielles dont elle ne saurait être séparée sans dépérir ; elle est un composé moral, vivant et impersonnel à la fois, que les géné- rations successives ont formé avec ce qu'elles avaient de meilleur ; elle est un extrait prélevé sur les pensées les plus justes et les plus généreuses, les impul- sions les plus utiles et les plus nobles, les actions les plus désintéressées et les plus héroïques des hommes qui ont séculairement vécu sous les mêmes lois ; elle est le capital, indéfiniment transmissible, de leur raison et de leurs vertus ; elle est, en un mot, une civilisation et cette civilisation traditionnelle se communique à chaque famille, à chaque individu, dans la mesure de

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ce qu'ils valent. Mistral dirait avec Platon que « l'âme est fille de la cité ». Il ajouterait volontiers que cette filiation est d'autant plus intime que l'âme est plus haut placée dans la hiérarchie des êtres.

On comprend dès lors ce qu'a de profondément naturel la part de l'inspiration patriotique dans ses poèmes. Elle n'y tient pas à un dessein délibéré. Le poète voit, il sent la patrie respirer dans ce qu'il peint et il l'y enveloppe sans parti pris, par le seul effet de la vérité et de la naïveté de ses peintures. Il la voit, vivante et agissante, dans l'être moral de ses héros et de ses héroïnes, dans la dignité, l'autorité, la haute et sage rudesse de ses vieillards et de ses chefs de famille, dans la vaillance passionnée, l'impétueuse joie, la charmante enfance de cœur de ses jeunes gens, dans la largeur de tendresse et la bonté grave d< mères, dans la folie de don et de sacrifice, la piété d'amour de ses jeunes amoureuses. Ces grandeurs, ces rectitudes, ces grâces, ces délicat* ï flammes

pures du sentiment sont, pour lui, autant de partici- pations au trésor de mœurs formé et entretenu par la communauté nationale. Ht cette communauté supé- rieure, qui associe indissolublement le nom proven- çal au nom latin et au nom français, ne se trouve pas moins glorifiée par ses tableaux de vie pastoral maritime, ses idylles, ses églogues, que par ceux de ses chants épiques ou lyriques qu'il consacre formel- lement à la louange de la terre natale. Partout il montre ou du moins il donne à sentir par quels liens étroits le destin domestique et personnel de ses enfants dépend de son destin, leur bonheur de son bon: leur santé de ainir et d'esprit, de s.i force. Partout il en lumi< H i\\\ charme et de la douceur

POÈTE DE LA PATRIE 15

inhérents aux rapports qu'elle établit, soit entre les hommes, soit entre les hommes et les choses, la base nécessaire qu'elle fournit à la liberté et à la fierté de l'individu, le devoir primordial dont elle est l'objet de sa part. Cette éminente préoccupation ou plutôt cette habitude instinctive de la pensée donne à l'aima- ble et opulent héritier des vieux troubadours proven- çaux figure de moraliste, d'apôtre et de citoyen. Ses délicieuses fictions en reçoivent un reflet de majesté romaine. Elles portent avec elles une fière et magni- fique doctrine. C'est cette doctrine qui nous recom- mande aujourd'hui l'étude de Mistral.

Nous n'aurons garde d'ailleurs de la rechercher systématiquement dans son oeuvre et de mettre à part dans son tissu poétique les traits qui ont un rapport direct à la patrie et au civisme. Ce serait trahir le poète, présenter sous un aspect didactique et rétréci ce qui s'offre chez lui avec beaucoup de spontanéité et de largeur, raidir et figer ce qui a la souplesse et le libre mouvement de la vie. C'est la nature elle-même, nature de l'homme, nature des choses, qui, chez Mis- tral, parle par mille voix, en l'honneur de la patrie. Laissons-lui toute l'abondance et la fleur de son lan- gage. Parcourons les chefs-d'œuvre de Mistral, comme il faut parcourir les chefs-d'œuvre des grands poètes : pour le plaisir. La leçon ne s'en exhalera qu'avec plus de force et n'en sera que plus pénétrante.

CHAPITRE II LA VOCATION DU POÈTE

DÉCOUVERTE DE FRÉDÉRIC MISTRAL PAR LAMARTINE. MAGNIFIQUE ARTICLE DE CELUI-CI SUR MIREILLE] LÉGÈRE ERREUR DE JUGEMENT QUI S*Y EST GLISSÉE. MISTRAL EST UN « PAYSAN » ; MAIS C'EST AUSSI UN GRAND HUMANISTE. SES ÉTUDES AU COLLÈGE ROYAL D'AVIGNON. SES PREMIERS VERS PROVENÇAUX. ROUMANILLE. SINCÉRITÉ DE SA VOCATION DE POÈTE PROVENÇAL. RÉPONSE A UNB CONTESTATION QUI S'EST ÉLEVÉE A CET ÉGARD.

I

Peut-être ignorez-vous le nom d'Adolphe Dumas. C'était un écrivain romantique de la génération de Hugo

et de l'autre Dumas, qui, comme poète, dramaturge, romancier, journaliste, a beaucoup produit. Ses ou- vrages, dont personne ne connaît plus les litres, lui ont nettement refusé l'immortalité. Mais il l'a conquise par une autre voie. On ne pourra parler de Mi sans parler de lui et sans rendre hommage à sa ! leuse et sensible nature. Un jour de l'ann le coche dép. ilphe

Dumas dans le village de Mai liane. Qu'y venait-il chercher ? Des chansons. Il était originaire de la Pro- vence et le ministre de l'Instruction publique, l'ortoul,

LA VOCATION DU POETE 17

Provençal lui-même, lui avait donné mission de par- courir son pays natal pour y recueillir de la bouche des bonnes gens les fleurs de la poésie populaire. « Des chansons, lui dit-on. Allez au Mas du Juge. Vous trouverez un jeune homme qui ne s'occupe que de cela et qui vous en récitera jusqu'à demain. » Au Mas du Juge, de grandes surprises attendaient notre pèlerin. Il croyait trouver un petit chansonnier de campagne. Et le jeune homme qui le recevait, un superbe garçon, dans les vingt-cinq ans, corps élancé, visage fier et beau, manières aisées et nobles, se faisait tout de suite reconnaître comme un esprit de haute culture, comme une personnalité supérieure. Il exposa, pour son visiteur, quelques idées sur la poésie provençale et, en exemple à l'appui, lui récita, ou plutôt lui chanta, sans dire de qui elle était, une pièce que tout le monde connaît à présent, car elle est entrée dans le trésor de la poésie universelle : la divine aubade de Magali, « O Magali, ma tant airnado », composée de la veille.

Le bon Dumas était dans le ravissement. Quand le créateur de « cette perle » se fut nommé, il eut cette réflexion, bien touchante de sa part : qu'avec un pareil talent, c'était en français qu'il [allait rimer, si on vou- lait réussir, et non en provençal; car des vers pro- vençaux modernes ne pouvaient intéresser personne. Il donnait ce bon conseil à un homme qui avait dans son tiroir le poème de Mireille, presque aclu persisterait-il en présence de ce fruit de la poésie pro- vençale renouvelée, ou, pour mieux dire, en présence de cet arbre magnifique le poète savait avoir fait bruire tous les vents, chanter tous les oiseaux, retentir tous les cris de vie et d'amour de son pays natal ? Un Lasserre. 2

l8 FRÉDÉRIC MISTRAL

long fragment en fut lu. Et il est possible que Mistral, dans ses Mémoires et Récits, ait reproduit le discours que cette lecture inspira à Dumas, à la manière des historiens anciens, qui faisaient dire à leurs person- nages non ce qu'ils avaient réellement dit, mais ce qu'ils avaient dire vraisemblablement. Je n'ai du moins aucun doute sur l'authenticité de ses premières paroles, les plus éloquentes : « Ah ! si vous parlez comme cela, me fit Dumas après ma lecture, je vous tire mon chapeau... » C'était l'essentiel. Cette con- quête d'un homme de lettres parisien, qui avait beau- coup d'amis, était d'importance pour le poète mail- lanais sans relations dans la capitale. Le jeune dieu avait trouvé son prophète. Dumas, sitôt rentré a Paris, parla à son grand ami Lamartine du génie qu'il avait découvert; il le décida à lire Mireille, quand, après quelques mois, elle fut publiée. Son intervention généreuse eut pour résultat un événement capital dans l'histoire de la littérature européenne modei l'article ou plutôt l'hymne de gloire, plein de feu, d'images et d'harmonie, dans lequel Lamartine fit connaître au monde qu'un grand poète lui était né, qu'il était sous le ciel de Provence et qu'il s'appe- lait Lrédéric Mistral.

Voici sous quels traits le jeune Mistral, venu A Paris m poème terminé, niais non en<

imprimé, apparut a celui qui allait d'un seul v fonder sa gloire :

Le lendemain, au soleil couchant, ]<. via entrer Adolphe Dumas, suivi .l'un beau et modeste jeune homme,

me l'amanl de : umd

.1 tunique noire et qu'il pe che-

d'Avlgn< I Frédéric Mistral,

LA VOCATION DU POETE 1}

le jeune poète villageois destiné à devenir comme Burns, le laboureur écossais, l'Homère de la Provence.

Sa physionomie, simple et douce, n'avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie, qu'on appelle les poètes populaires ; ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal était à l'aise dans son talent comme dans ses habits; rien ne le gênait, parce qu'il ne cherchait ni à s'enfler ni à s'élever plus haut que nature. Sa parfaite convenance, cet instinct de justesse dans toutes les conditions, qui donne aux bergers comme aux rois la même dignité et la même grâce d'attitude ou d'accent, gouvernait toute sa personne. Il avait la bien- séance de la vérité ; il plaisait, il intéressait, il émouvait, on sentait dans sa mâle beauté le fils d'une de ces belles arlésiennes, statues vivantes de la Grèce qui palpitent dans notre Midi.

Je passe sur la rapide et superbe appréciation litté- raire de Mireille qui, dans l'article de Lamartine, vient après ce portrait personnel ; mes lecteurs seront heu- reux de relire une fois de plus la célèbre apostrophe finale dans laquelle le poète orateur, porté aux som- mets de l'inspiration parle contact de tant de beautés, traçait au sublime enfant de Maillane la voie de son destin :

Quant à toi, ô poète de Maillane. inconnu il y a quelques jours aux autres et peut-être inconnu à toi-même, rentre humble et oublié dans la maison de ta mère; attelle tes quatre taureaux blancs ou tes six mules luisantes à la charrue comme tu faisais hier ; bêche avec ta houe le pied de tes oliviers ; rapporte pour tes vers à soie, à leur réveil, les brassées de feuilles de tes mûriers; lave tes moutons au printemps dans la Durance ou dans la Sorgue; jette

20 FRÉDÉRIC MISTRAL

la plume et ne la reprends que l'hiver, à de rares inter- valles de loisir, pendant que la Mireille que le Ciel te destine sans doute étendra la nappe blanche et coupera le» tranches de pain blond sur la table tu as choqué ton verre avec Adolphe Dumas, ton voisin et ton précurseur. On ne fait pas deux chefs-d'œuvre dans une vie ; tu en as fait un ; rends grâces au Ciel et ne reste pas parmi nous ; tu manquerais le chef-d'œuvre de ta vie, le bonheur dans la simplicité. Vivre de peu ! Est-ce donc peu que le néces- saire, la paix, la poésie et l'amour? Oui, ton poème épique est un chef-d'œuvre; je dirai plus, il n'est pas de l'Occi- dent, il est de l'Orient : on dirait que, pendant la nuit, une île de l'Archipel, une flottante Délos s'est détachée de son groupe d'iles grecques ou ioniennes, et qu'elle est venue sans bruit s'annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes. Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel ! Nous ne te demandons pas d'où tu viens ni qui tu es : Tu Marcellus erisl

J'ai presque honte de trouver quelque chos reprendre dans ces rayonnantes pages, dignes d'une gratitude immortelle. Si pourtant Lamartine trompé sur un point, mieux vaut faire la part de sa méprise. Il nomme Mistral un « paysan », un villa- », un chantre « populaire... primitif ». Je suis loin de repousser ces expressions en ellcs-mêl

dans le développement qu'elles reçoivent, je idées très différentes et de très in valeur, plus ou moins mélangées ensemble et qui ont entre elles une sorte de parenté spécieuse, bien

qu'elles soient eo réalité indépendantes l'une de

l'autre, comme le vrai l'est du faux.

LA VOCATION DU POETE 21

Lamartine, en appelant l'auteur de Mireille un paysan, a tout d'abord en vue la nature de son inspiration, les bornes de l'horizon que ce poème reflète en sa profondeur. Il pense à tant de poètes qui ont trouvé dans l'impression des grands événe- ments ou bouleversements historiques et publics, dans le souci et l'angoisse des questions suprêmes, dans les passions d'un cœur mobile, dans les expé- riences d'une vie agitée, l'aliment de leur imagination et le ferment de leur lyrisme. Et il leur oppose celui-ci, qui, dans le calme de l'âme et de l'existence, a tout tiré de ce qui l'entourait, qui a puisé dans les objets, les spectacles, les habitudes, les traditions familières de son milieu patriarcal et rustique, une telle abon- dance de traits humains, qui en a fait jaillir de telles flammes de beauté, tomber de telles moissons de riches et gracieuses couleurs, qu'il n'a pas eu besoin de chercher et de rêver au delà, ayant formé de ces éléments un monde complet. Cette vue est la vérité même, la splendide et l'auguste vérité.

Mais, Lamartine s'embrouille ou se néglige un peu et risque d'égarer son public, c'est quand il nous donne l'impression d'un Mistral autodidacte, qui tiendrait tout de la nature. Rien n'est plus faux en fait ; et l'erreur de fait ne serait pas grave, s'il n'y avait qu'elle. Ce qui est grave, c'est l'erreur générale qu'elle enveloppe et qui consisterait à croire qu'on peut avoir fait Mireille et être un autodidacte, avoir fait œuvre de poète, d'artiste et être un autodidacte.

A vrai dire, Lamartine ne le croit pas. Il est impos- sible qu'il le croie et, s'il semble le dire, si plusieurs de ses formules paraissent imprégnées de cette con- ception, l'inadvertance y a sa part et nous ne devons

22 FRÉDÉRIC MISTRAL

pas prendre pour opinion réfléchie une sorte de con- cession négligente à des préjugés ambiants, à des verbalismes à la mode. Mais on regrette que de tels préjugés aient reçu de Lamartine, au lieu d'une leçon, cet encouragement distrait. L'idée que l'on pouvait avoir du génie sans rien savoir et que cela favorisait même l'inspiration était alors dans l'air. Elle allait dans le sens des tendances générales du roman- tisme et flattait l'esprit démocratique. Elle s'appuyait sur l'autorité d'une théorie venue d'Allemagne et dont l'influence avait été au point de tromper dans une bonne mesure un esprit de la qualité de Renan. Je veux parler de la fameuse théorie ou du fameux mythe de la littérature prétendue « primitive », littérature dont on s'imaginait trouver le type dans Homère et qui, née avant la civilisation, fille de l'ignorance et de l'enfance de l'esprit, aurait tiré de cette origine sa supériorité inimitable sur toutes les œuvres de ta littérature policée. Ceux qui croyaient à cette fable étaient naturellement disposes à en faire l'application au poète qui arrivait de son village, a saluer en lui l'homme qui chante divinement parce qu'il n'a rien appris, la moderne réincarnation de la littérature primitive. Ce fut la figure que lui lit volontiers la presse, le poncif à travers lequel elle le regarda. En le voyant vêtu comme tout le monde et de manières civilisées, Baxjx-y d'Aurevilly lui lit ce mot de bou- levard qui dut exaspérer le Provençal naturel et sim- ple : « quoi ! Monsieur, vous n'êtes point un pâtre 1 » Il n'eût pas fut bon d'écrire que ce pâtre était un humaniste d'élite, nourri des maîtres an Ct sachant remettre son ouvrage >ur le métier. Pour- tant, c'était la vérité, comme nous allons le voir et

LA VOCATION DU POETE 23

cela crève d'ailleurs les yeux à la lecture de cette Mireille dont la grâce naïve n'a d'égale que la savante perfection.

II

Le père de Mistral était un riche propriétaire paysan de Maillane (Bouches-du-Rhône), ancien soldat aux armées de la République, qui, après avoir combattu quelques années en Espagne et en Italie, était revenu au village cultiver la terre de ses aïeux. Grand travailleur, bon ménager, agriculteur expert, homme d'autorité et de discipline, il avait largement accru son bien. Il s'était marié deux fois et c'est de son second mariage, contracté à l'âge de cinquante- cinq ans, que naquit, le 8 septembre 1830, notre poète. Celui qui écrira l'histoire de sa vie (tel n'est pas notre propre objet) devra élucider le détail de ses origines et de sa descendance. Bornons-nous sur cette question à signaler le lien qui rattachait les Mistral de Maillane à une famille noble du Dauphiné : les Mistral de Romanin.

Voyant que son fils, Frédéric, aurait assez de bien pour vivre sur ses terres sans mettre la main à la charrue, le vieux François Mistral qui n'avait jamais lu, quant à lui, que le Nouveau Testament, Y Imitation et Don Quichotte, tint à honneur de le faire étudier. Après lui avoir fait apprendre le rudïment dans une petite école rurale de Saint-Michel-de-Frigolet, il le plaça à Avignon dans le pensionnat de M. Millet, puis dans celui de M. Dupuy, d'où l'adolescent allait sortir bachelier et, qui mieux est, poète. Mais c'est, à vrai dire, au Collège royal d'Avignon ses maîtres

24 FRÉDÉRIC MISTRAL

de pension conduisaient leurs élèves pour les classes, comme le voulaient les règlements universitaires de l'époque, que l'auteur de Mireille a fait ses humanités et qu'il les a faites (tout nous l'atteste) excellemment. C'est que le poète « paysan » a solidement acquis les principes d'une culture générale qu'il se montrera toujours soucieux de perfectionner et d'accroître et dont toute son œuvre prouve, à qui sait lire, la haute et précise sûreté, la belle et claire distribution, l'étendue. La manifestation d'une réelle faculté poé- tique est précoce et Frédéric Mistral était encore sur les bancs quand il composa son premier essai en vers provençaux: la traduction d'un Psaume.

La Providence des poètes voulut que cette compo- sition fût surprise par un jeune répétiteur, de huit ans plus âgé que l'élève et qui s'appelait Joseph Roumanille. Elle ne pouvait lui choisir un confident meilleur. Poète lui-même, Roumanille faisait depuis longtemps la même chose que Mistral. Il se servait dans ses vers de la langue des campagnards et du peuple et c'étaient souvent des vers exquis, des vers passait un souffle léger, venu à la fois de l'antho- logie grecque et du plus grec entre les poètes français, La I-ontaine; des vers ou s'exprimaient les pensées d'un lyrisme naturel et gracieux, infiniment difl de ces plaisanteries d'almanach, de ces trivialités de carrefour, matière de beaucoup la plus fréquente des vers provençaux qui s'écrivaient en ce temps-là. Dans ce jeune professeur, le rhétoricien d'Avigni découvrait un frère aine. I.'aviu de leur commune Occupation et des rêves qu'ils y rattachaient fut entre eux comme une étincelle. Ce fut le signe, le mot auquel deux néophytes se reconnaissent parmi des

LA VOCATION DU POETE 25

personnes ignorantes de leur foi. Ainsi se forma, entre le futur grand homme et celui qui apparaît dans l'histoire de la moderne renaissance provençale comme son précurseur le plus proche et le plus éminent, une amitié qui allait désormais unir par le lien le plus étroit leurs vies et leurs travaux.

Il est probable qu'au collège, Mistral s'est essayé aussi en vers français. Il est certain qu'il a publié quelques vers français dans un journal d'Aix, pendant qu'il faisait son droit dans cette ville (Je n'ai pas vu ce document, que les biographes devront rechercher). Le fait n'aurait d'ailleurs aucune importance, si le témoin qui nous le rapporte tendancieusement, Eugène Garcin, n'avait prétendu en tirer une conclu- sion choquante et qu'il y a lieu d'écarter. Le désir de Garcin, devenu très hostile à l'œuvre de Mistral, après avoir figuré parmi ses amis de jeunesse et ses premiers compagnons de lutte, serait de nous montrer un jeune Mistral, ambitionnant la gloire poétique et ayant froidement hésité, pour y parvenir, entre la carrière de la poésie provençale et celle de la poésie française. Il aurait préféré la première par sage calcul, parce que le nombre et l'éclat des grands noms poé- tiques de la France mettait à très haut prix la renommée de poète français, au lieu que, sur le terrain à peu près désert de la poésie provençale, cette renommée pouvait se gagner à bien meilleur compte.

La thèse est plate, tout à fait indigne du sujet; et ce n'est pas de l'autorité personnelle de Garcin, honnête homme, mais esprit excité et confus, qu'elle pourrait tirer quelque crédit. Elle n'arrêtera aucun de ceux qui lisent Mistral sans prévention malveillante. A ceux-là, sa poésie laisse l'irrécusable impression du naturel le

26 FRÉDÉRIC MISTRAL

plus pur. Si le chantre de Mireille s'était fait rimeur provençal avec aussi peu de conviction que son adver- saire se plaît à le croire, nous le reconnaîtrions au tour et à l'allure même de ses vers; nous sentirions qu'ils ont été pensés en français et traduits; et toute l'habileté, toute l'ingéniosité de la traduction ne nous tromperait pas sur ce véritable mode de leur formation intérieure. La remarque en est d'autant plus sûre qu'il est certaines productions de Mistral qui nous donnent parfois ce sentiment de français traduit : je veux parler de ses discours de doctrine et de propa- gande sur le régionalisme et la décentralisation. Ces sujets touchent à des idées générales à l'expression desquelles la langue des paysans de Maillane et de Saint Rcmy, même aidée de celle des vieux trouba- dours provençaux, ne se prête guère. Aussi les formules des idées, l'ordre des développements, l'agencement et la cadence des phrases sont-ils venus à l'orateur en français, et c'est par un savant travail d'artiste qu'il les a, magnifiquement d'ailleurs, trans- portés dans la forme provençale. Mais dans ses poèmes, ;ontes et ses récits, rien de pareil. Ici le jet et le mouvement de la pensée sont tout provençaux et ne s'accommoderaient du tour ni de la physionomie d'aucune autre langue; c'est la sève du terroir dans toute sa fraîcheur et sa particularité. La poésie de Mistral exprime certes des sentiments universels; mais elle les exprime avec une humeur, un accent, des nuances qui ne se trouvent qu'au pays dont il est le (ils, qui donnent à ce pays sa marque distinc- >lans L'élite des «ces humaines et que seul le parler de ce pays sait rendre. Le génie et l'inspiration poétiques île Mistral sont aussi inséparables de leur

LA VOCATION DU POETE 2f

expression provençale qu'un organe vivant est insé- parable du tégument, vivant lui-même, qui le recouvre.

Au surplus, le mieux n'est-il pas que nous nous en rapportions à Mistral, quand il nous raconte la découverte qu'il fit dans son àme, après être arrivé au collège d'Avignon ? Séparé de la langue de son village, en contact avec un milieu la plupart la regardaient comme un mauvais pa'ois convenable au seul usage des hommes les plus igno- rants, à la seule expression des plus vulgaires idées, il sentit pour la première fois combien cette langue était douce à ses oreilles et chère à son cœur. Il connut son amour en entendant calomnier ce qu'il aimait. A nous de comprendre la nature raisonnable et la portée sérieuse de ce sentiment dans lequel nous devons bien nous garder de croire que soient entrés, même en cette juvénile saison, quelque exagéra- tion des idées eût été pardonnable, aucun élément de vaine utopie, aucune chimérique méconnaissance des inévicables réalités. Ce qui offense l'adolescent, ce n'est pas que la rhétorique, la philosophie, la physique, l'histoire lui soient enseignées en français, non en provençal ; mais c'est l'espèce de dérision vulgaire, de dédaigneux et pédant abandon l'idiome natal, cet idiome d'une douceur et d'une beauté enchan- teresses, est en train de tomber, dans un peuple qui devrait en faire l'objet de sa piété filiale et qui ne saurait le renier qu'en se reniant. La langue dans laquelle il a reçu la plus précieuse nourriture de son âme, la langue dans laquelle il a appris de sa mère les délicatesses de l'amour, de son père les préceptes de l'honneur et du travail, de son curé (car en ce bon

28 FRÉDÉRIC MISTRAL

temps les curés prêchaient et catéchisaient en pro- vençal) les vérités morales du christianisme, la langue dans laquelle les bouviers et les serviteurs du Mas lui ont nommé les choses de la terre et du ciel, animaux, plantes et constellations et les instruments des plus antiques arts de l'homme, dans laquelle les bûcherons, les bateliers, les rouliers, les vanniers, les colporteurs, la gent nomade du pays, lui ont rapporté toutes les choses étranges et merveilleuses qui se voient, se font et se racontent d'un bout à l'autre des vallées du Rhône et de la Durance, dans les plaines de la Camargue, dans les villes et les villages, à la foire de Beaucaire, aux fêtes d'Arles, d'Avignon ou d'Aix et dans le port mirifique de Marseille, la langue qui ne pourrait certes dire ce qu'ont dit les théolo- giens, les philosophes, les jurisconsultes, les poli- tiques et toutes les sortes de savants et de raison- neurs, mais qui dit aisément tout ce qui se trouve dans Homère, la Bible, le Don Quichotte ou les Fables de La Fontaine et qui le dit, non pas avec un degré, mais du moins avec un genre de grâce, de naî de dignité et d'harmonie que le français n'a pas, cette langue de son sang et de son être, dont la noblesse s'égale à celle des observations et des préoccupations éternelles de l'humanité, il la voit répudiée mora- lement, désertée avec affectation, ravalée aux emplois les plus bas par des citadins prétentieux ou des Campagnards gâtés qui semblent croire que tout ce qui dépasse le niveau de la gaudriole est au-d. d'elle. Voilà ce qui le fait souffrir. Voilà l'injure qu'il it comme une injure à sa personne. Ce senti- ment le distingue de tant de sis camarades, de la même condition que lui, qui ne vont certes pas

LA VOCATION DU POETE 29

chercher si loin. Mais c'est eux qui sont singuliers. Et c'est lui qui est dans le naturel et dans le vrai.

Si donc il s'est servi du provençal dès son début poétique, c'est un mouvement de tout son être qui l'y a pousse. Il est devenu poète provençal, parce que le provençal était pour lui, enfant de la campagne provençale, la poésie même.

CHAPITRE III

LES INFLUENCES : I. LE MOUVEMENT DES NATIONALITÉS

ANCIEN ÉCLAT DE LA LANGUE PROVENÇALE. POURQUOI ENTRE LE MOMENT DE SA DÉCADENCE ET CELUI DE SA RENAIS- SANCE DANS L'ŒUVRE DE MISTRAL s'EST-IL ÉCOULÉ SIX SIÈCLES ? INFLUENCES PROPRES AU XIXe SIÈCLE QUI ONT PROVOQUÉ CETTE RENAISSANCE. L'UNE EST LE MOU- VEMENT EUROPÉEN DES NATIONALITÉS. COMME MO MENT POLITIQUE, iL NE POUVAIT EXERCER CHEZ NOUS AUCUNE ACTION, ÉTANT DONNÉE LA FORCE DE L'UNITÉ FRANÇAISE. MAIS L'IMPULSION QU'lL A COMMUNU AUX ÉTUDES HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES S'EST PROI' EN FRANCE ET Y A PRODUIT DES CONSÉQUENCES INTi SANT LE PATRIOTISME FRANÇAIS. RÉHABILITATION 1 RAIRE DU MOYEN AGE. TENDANCIEUX ABUS QU'EN ONT LES ALLEMANDS ET LES ROMANTIQUES. EN QUEL SENS 1 11. H A ÉTÉ LÉGITIME Kl EXCELLENTE. COMMENT El : INSi IDÉES DE RENAISSANCE PROVINCIALI

D'UNE MANIÈRE TOUTE PARTICULIÈRE, EN PROVSW

I

nous ap»

;se la direction prise par le jeune Mistral, quand

a impressions vives et proton-

LE MOUVEMENT DES NATIONALITÉS 31

dément senties qui l'y ont engagé, le fait de ces im- pressions a, par lui-même, quelque chose qui étonne et qu'il faut éclaircir.

Comment se peut-il que la nature ait attendu jus- qu'au milieu du xixe siècle pour susciter au cœur d'un enfant de la Provence ce mouvement d'intérêt pas- sionné et douloureux pour la condition de sa langue ? Le provençal avait été au moyen âge une langue glorieuse, parlée par les princes et les poètes, fertile en œuvres poétiques célèbres dans toute l'Europe et admirées, étudiées, imitées par des génies de la taille de Dante et de Pétrarque. Puis de grands et décisifs événements étaient survenus, qui, en changeant la condition politique de la Provence et de tout le Midi, avaient fait tomber la langue des troubadours au rang de simple dialecte populaire et elle ne s'en était plus relevée. Il y avait eu au début des protestations, des tentatives pour mettre obstacle à cette décadence. N^is elles étaient demeurées sans résultat; la plus notable, la fondation de l'Académie des jeux Floraux à Toulouse, au commencement du xive siècle, n'avait pas été moins vaine que les autres. Après son échec, la cause parut définitivement jugée. Nous ne voyons pas qu'au cours des cinq siècles qui ont suivi, l'élite provençale ait produit aucun homme qui ait été réel- lement emu par le sort de l'idiome déchu de sa pro- vince, qui se soit avisé de se plaindre et de manifester en sa faveur. N'y a-t-il pas lieu de conclure de ce silence que les intéressés eux-mêmes s'étaient rendus à la force des raisons qui avaient fait perdre au parler du Midi sa splendeur ancienne et qu'ils en acceptaient l'abaissement, sinon comme une bonne chose, du moins comme une chose sur laquelle il n'y avait pas

32 FRÉDÉRIC MISTRAL

à revenir ? Voici qu'après cette longue abdication, s'élève dans l'âme de l'adolescent de Maillane, déjà éclairé par la lumière des lettres classiques, une doléance ardente et naïve, qui a tout l'air d'un appel contre la sentence séculaire du destin. Et il faut que le sentiment en ait été bien intense, puisqu'il se mêle chez le jeune poète à l'éveil de son génie même, puisqu'il est inséparable (c'est lui qui va nous le dire) de l'élan d'inspiration intérieure qui lui a fait concevoir et ébaucher le premier en date de ses chets-d'eeuvre poétiques : Mireille. C'est cela qui nous paraîtrait inintelligible, si nous ne pouvions le rattachera quelque raison, si nous ne trouvions quel- que influence qui s'est exercée sur Frédéric Mistral au moment se formaient ses premières idé< qui, interrompant de quelque manière la prescription en faveur de la langue provençale, a tourné l'attention de son esprit sur ce qu'il allait ressentir et embr avec tant de feu. Il n'y a pas, même dans la naissance des fruits de génie, de génération spontanée. Ce n'est pas (bien au contraire) rabaisser les initiatives d'un grand homme que de montrer ce qui, dans le milieu et le temps il est venu, les préparait, les appelait, ce qui les a mises en correspondance .ivcc des inspirations éparses autour de lui.

II

six' siècle a vu apparaîtra et grandir un mou- vement européen, ne de l.i secousse imprimée .1 l'Ku- par les idées de la Révolution française, les

guerres impériales et la politique de Napoléon : le

ement des nationalités. Dvs populations qui

LE MOUVEMENT DES NATIONALITES 33

avaient formé autrefois un corps de nation unique, mais que la conquête avait incorporées à un autre État ou morcelées entre plusieurs États, ont senti se ranimer leurs aspirations nationales et voulu revenir à leur unité ancienne. D'autres, qui, ayant entre elles une communauté de sang ou de langue, vivaient poli- tiquement dispersées, ont invoqué cette communauté comme le fondement de leur droit naturel à sortir de la dispersion et à se constituer en nations indépen- dantes. Ce désir les a travaillées puissamment; il a suscité partout des hommes d'action qui ont consacré leur existence à le réaliser. Dans la première moitié du xixe siècle, cela se voyait chez les Allemands, les Italiens, les Polonais, les Tchèques, les Hongrois, les Roumains, chez les Serbes et dans d'autres branches de la famille slave.

Le premier signe se manifestent ces réveils de l'idée nationale, c'est généralement une renaissance des études historiques. Quand un peuple est repris de la préoccupation de son avenir, elle le ramène tout naturellement à celle de son passé. Des rêves, des ambitions, des espérances nouvelles fermentent en lui. Comment les justifierait-il, si ce n'est par les souve- nirs et l'évocation de son passé ? Comment recons- tituerait-il, sinon par les données de son passé, les traits de sa personnalité morale, obscurcie à ses pro- pres yeux, comme aux yeux de l'univers ? Tâche labo- rieuse : car ce passé est peu connu ; la longue éclipse historique qu'a subie la nation en a effacé la mémoire en en supprimant l'importance pendant des siècles ; le peu que les hommes en savent encore est obscur et dédaigné. Il s'agit donc de le faire revivre, de le rele- ver, d'en donner autant que possible une idée grande Lasserre. j

34 FRÉDÉRIC MISTRAL

et héroïque. Il s'agit de restituer à la lumière tous les monuments et documents honorables de l'ancienne vie commune : institutions, traditions, légendes, livres sacrés (s'il en est), poèmes, chants et récits. C'est besogne d'érudits, d'archéologues et de philologues. Et en effet, ces spécialistes sont toujours, dans les temps modernes, les premiers ouvriers de la refonte des na- tions! Il les font renaître moralement, avant qu'elles essaient de renaître matériellement. Ces hommes de bibliothèque préparent le travail des diplomates et des militaires. Après eux viennent les poètes, qui s'éprennent, ne fût-ce qu'à cause de son archaïsme, de cette vieille littérature nationale exhumée, qui s'en inspirent, qui lui empruntent des thèmes et des fictions, qui la popularisent et l'idéalisent, ainsi que l'a fait, pour la vieille épopée germanique des Nibelungen, toute une école de poètes allemands, dont Y Anneau des Nibelungen de Richard Wagner offre aujourd'hui la production la plus célèbre. Telle a été la marche : raie des nationalismes nouveaux du xi\r siècle. L temps avant d'en venir aux armes, ils ont commencé par des croisades d'explorations philologiques, par des imitations et des modes littéraires. Au temps >: jeunesse de Mistral, ils étaient encore à cette phase de début, qu'on pourrait appeler leur phase poétique, sympathique et rêveuse, par opposition à celle, entre- prenante, politique et guerrière, qui terminera.

III

Quelle pouvait être, quelle a été l'influence du

mouvement des nationalités sur notre pa\

LCtiOn de politique extérieure qu'il appe-

LE MOUVEMENT DES NATIONALITES 35

lait de la part de nos gouvernements, à l'obligation il les mettait de distinguer, parmi les changements européens dont il contenait l'annonce, ceux qui ser- viraient l'intérêt de la France et qu'il fallait favoriser, ceux qui menaceraient de lui nuire et auxquels il fal- lait mettre obstacle. J'écarte cette question. Je vise l'influence du mouvement des nationalités- à l'inté- rieur de la France, son influence sur les idées, les sentiments et les aspirations des Français.

Comme mouvement politique, tendant à des réali- sations politiques, il n'en a eu et n'en pouvait avoir aucune, il n'a rien suscité ni propagé dans l'intérieur de notre pays qui lui ressemblât. Pour que cette con- séquence se produisit, il aurait fallu qu'au sein d'un,; ou autre des collectivités dont le tout français se com- pose (provinces, races, confessions religieuses) se fût trouvée en germe quelque aspiration à faire partie d'un autre ensemble national ou à se former en nation à part. Et c'est ce qui n'existait pas au moindre degré. L'unité française est la plus résistante et la mieux trempée des grandes unités nationales qui ont apparu dans l'histoire, parce qu'elle repose sur le consentement, l'amitié, la reconnaissance des membres si divers qu'elle réunit et qu'elle a associés à un incomparable destin d'humanité et de civilisation dont ils n'auraient pu rêver dans l'état d'isolement. Forte de ce lien, elle était moralement inentaméc. comme elle l'est encore. Il n'y avait pas un Français patriote dont le patriotisme hésitât, si peu que ce fût, sur sa direction légitime et qui ne subordonnât plei- nement le sentiment de ses affinités particulières a l'amour de la France, une et indivisible.

Mais le mouvement des nationalités n'offrait pas

36 FRÉDÉRIC MISTRAL

seulement un exemple politique dont nulle imitation n'avait lieu de surgir chez nous. Il offrait aussi un exemple moral et intellectuel, de nature à impres- sionner tous les milieux sensibles de l'Europe (il n'en est pas de plus sensible que le milieu français) et à se faire suivre, indépendamment de toute aspiration à un changement quelconque dans le statut national. Ces peuples, qui voulaient refaire le corps de leur patrie, commençaient par refaire, au moyen de l'histoire et des lettres, l'idée même de leur patrie. Ils nous y intéressaient; mais par même ils appelaient notre attention sur l'idée de la nôtre et nous invitaient à lui rendre un lustre nouveau en la soumettant a une nouvelle enquête de la pensée et du savoir. Nous n'avions pas, comme eux, à reconstituer les documents d'une nationalité%mutilée ou perdue au cours des siècles. Mais nous pouvions et nous devions même prendre à cœur de vivifier, d'enrichir, d'agrandir en nous la connaissance et le sentiment de ce qui forme la nationalité française. La fiance a un passé magni- fique et divers et une merveilleuse variété de com- position humaine. De nouvelles explorations et mises en lumière de ce qu'elle a été et de ce qu'elle est, de ce qu'eilea créé et des forces créatrices encore fraîches qu'elle garde en reserve, vaudront toujours mieux que tous les plus beaux traits oratoires, quand il 1 de taire sentir à ses enfants de quelle sub- stance est rempli le nom de la patrie et de ranimer leur piété pour elle. Les Français du xix" siècle ne pouvaient certes prétendre à se montrer meilleurs Français que leurs pères. Mais pour qu'ils detm sent aussi bons français, en ce siècle l'agitation peuples n'a gu é de produin

LE MOUVEMENT DES NATIONALITES 37

conséquences qui mettaient en péril la vie même et l'avenir de la France, il fallait à leur patriotisme des aliments réels, à la fois anciens et renouvelés, et ceux- ci ne pouvaient leur être apportés que par un large contact des esprits et des imaginations avec les réalités françaises d'aujourd'hui et d'autrefois.

IV

L'exemple qui nous était donné en ce sens tirait une portée et une précision particulière de ce fait, que le regain d'études historiques issu des mouve- ments nationaux de l'Europe avait pour champ principal une période de la civilisation dont les Français étaient devenus traditionnellement oublieux et dédaigneux, en ce qui les concernait : le moyen âge. Cela se comprend. Les nationalités ambitieuses de revivre étaient celles qui n'avaient pu se faire une place à elles dans le système des États modernes, qui n'avaient pu jouer leur rôle propre dans l'œuvre de la civilisation moderne. N'ayant guère eu de part soit à l'esprit, soit aux bienfaits de la Renaissance classique du xvie siècle, elles n'avaient rien produit dans le domaine de l'art cultivé, policé, savant, de Fart véritable; du moins, ne s'y étaient-elles distin- guées que par des productions rares et éparses, infini- ment loin de former un ensemble cohérent et monumental, à la manière de nos siècles des derniers Valois, de Louis XIV et de Louis XV. Pour toutes ces raisons, le moyen âge s'offrait à elles comme la période elles devaient remonter dans cette recherche rétrospective d'elles-mêmes, comme le point elles devaient renouer le fil rompu de leur destinée. De

38 FRÉDÉRIC MISTRAL

cette floraison de recherches et de travaux consa- crés aux créations littéraires et poétiques du moyen âge, et il faut voir un des événements intellectuels nouveaux et importants du xixe siècle. L'objet n'en a pas été seulement de tirer ces vieux monuments de la poussière, mais de les remettre en valeur, de les rafraîchir, comme on rafraîchit un tableau, de les recommander au goût des modernes. La plus puis- sante et la plus remuante des collectivités en mal de renaissance nationale, en même temps que la mieux organisée pour les investigations érudites, l'Allemagne, y a eu la plus grande part.

Nous, Français modernes, nous avions, entre le

moyen âge et nous, nos plus beaux siècles, ceux qui

ont suivi la Renaissance gréco-latine, ceux qu'on a

pu appeler, en se plaçant à un point de vue européen,

les siècles français. Et c'est précisément la splendide

fécondité, la merveilleuse civilisation de ces siècles

qui les a rendus injustes pour le moyen âge. Les

contemporains de Louis XIV et de Louis XV ont été

injustes pour le moyen âge, de la même manière que

Ronsard a été injuste pour Marot, que Malherbe l'a

été pour Ronsard, de la même manière que ks

réformateurs (je parle des vrais) sont toujours injustes

pour l'état de choses qu'ils améliorent et qui n

valeur. Ayant connu a la lumièn

maîtres anciens les conditions de la perfection dans

rtS et les voyant se réaliser sous leurs veux, ils

ont été trop enclins à répudier le souvenir d'une

11e dont le génie naturel ne savait encore

rimer que sous des fi des et pauvtt

au m :hi,jnr (entendu en un

>n méprisante. Il

LE MOUVEMENT DES NATIONALITÉS 39

appartenait à une postérité tombée bien au-dessous d'eux pour le génie créateur, mais qui a cet avantage qu'elle embrasse du regard leur œuvre et celle de leurs devanciers, de rendre justice à ceux-ci. Gardons- nous bien cependant de confondre ce que cette réparation a eu de légitime et de salutaire avec l'abus qui en a été fait par les Allemands et par nos roman- tiques. Les Allemands, aussi pleins de considération pour notre moyen âge littéraire, qu'ils se plaisent, contrairement à toute vérité, à regarder comme étant un peu leur chose, que désireux d'accréditer le mépris de nos siècles de grande culture, les Allemands qui, pour vingt travaux savants, vingt chaires d'Univer- sité consacrées à notre littérature médiévale, n'en consacrent pas deux à notre littérature classique, ont fait de cette prédilection tendancieuse une machine de guerre, un moyen de dépréciation et d'étouffement contre les titres de notre plus haute gloire, contre les beaux fruits de notre classicisme, de notre huma- nisme mûri et épanoui, de notre latinité. Nos romantiques ne les ont que trop naïvement suivis dans cette voie; et, s'ils avaient réussi à faire prévaloir leur sentiment, à le faire passer en tradition, nous aurions infiniment plus perdu que gagné à cette rentrée en faveur des créations de nos vieux âges. Erreur pour erreur, mieux eût valu le jugement « étroit » de Voltaire, pour qui la littérature et la civi- lisation de la France n'avaient réellement commencé qu'avec Louis XIV. Mais on n'est obligé à aucune erreur et il n'était nullement nécessaire d'injurier et de rabaisser les sommets de notre œuvre nationale pour nous faire sentir le charme des pentes abruptes et un peu chaotiques, mais pleines de fleurs, de

40 FRÉDÉRIC MISTRAL

sources vives et de délicieux bosquets, par lesquelles s'y sont élevés nos pères. C'est ce qu'a compris cette génération de grands érudits et d'esprits heureux dont les travaux ont bien plus servi que les petites inven- tions du gros pittoresque romantique à nous rendre la poésie du moyen âge : les Paulin et les Gaston Paris, les Paul Meyer, les Léon Gautier, les Rochè- gude, les Ampère, les Raynouard, les Fauriel (je ne nomme que les initiateurs et les morts) qui ont ranimé à nos yeux, après un long sommeil, notre Chanson de Roland et nos épopées chevaleresques, nos fabliaux, nos farces et nos mystères, nos romans bretons, et la grande floraison lyrique de notre langue d'oc. Dans ces premières manifestations du génie français, qu'ont-ils vu ? Une littérature tout d'abord, pleine d'inexpérience, mais une vraie littérature, bien moins monochrome qu'on ne se le figurait, quand on l'ignorait, et dont il s'est transmis dans l'inspiration de nos classiques, de Corneille, de Racine, de La Fontaine, bien plus qu'on ne le croyait et que ceux-ci ne paraissent (La Fontaine peut être excepté) l'avoir su eux-mêmes. Ils y ont vu surtout l'expression vi- vante et fraîche du cœur et du sang français pendant plusieurs siècles, un concert d'appels et de réponses à la vertu, à l'enthousiasme, aux amours et à la gaîté de nos aïeux. Car elle bien française, notre p médiévale ; elle n'a (sauf une certaine dureté de la langue) rien d'allemand. Entre la Chanson de Roland et le Nibtlungenlied, la différence de mœurs et d'huma- nité n'est pas moins grande qu'entre la sublime inspi- ration du Cid, de Corneille, et la brutalité naïve des Brigands, de Schiller.

LE MOUVEMENT DES NATIONALITES

C'est ainsi qu'un souffle européen inspirait à une élite de Français savants l'ardeur de se livrer à de nouveaux inventaires des richesses de la patrie. Mais par un lien naturel des choses, ces inventaires, tandis qu'ils remontaient le temps, se répandaient égale- ment, si je l'ose dire, sur l'espace. Ils nous décou- vraient des trésors anciens et de précieuses réalités, anciennes et contemporaines tout ensemble. La restau- ration littéraire du moyen âge ramenait un flot de lumière sur la personnalité historique et morale de nos vieilles provinces, sur les figures, les génies et •les humeurs diverses des pays de France, sur tous ces traits originaux que l'unité ne leur a nullement fait perdre et qui sont entrés dans sa physionomie commune. Notre littérature médiévale a eu, en effet, plusieurs grands centres d'éclosion : Ile-de-France, Champagne, Normandie pour les Chansons de gestes et les fabliaux Bretagne, pour les cycles de romans qui en ont tiré leur nom traditionnel une vaste région qu'il serait insuffisant d'appeler le Midi (car elle comprenait le Limousin, le Dauphiné, la Gasco- gne et la Provence, celle-ci en étant le point le plus brillant et le plus actif) pour la poésie des trouba- dours. La variété de ces origines s'est peinte naïve- ment dans ces divers groupes de compositions poéti- ques et romanesques; et les Français du xixe siècle, aux yeux desquels ils ont reparu, ont pu y apprendre une fois de plus à sympathiser de cœur, de pensée et d'imagination avec tous les éléments constitutifs de leur nationalité. Il s'en est naturellement trouvé

42 FRÉDÉRIC MISTRAL

chez qui cette sympathie a fait naître le poétique désir de voir celui des terroirs français auquel ils appar- tenaient retrouver dans l'époque moderne quelque chose de sa fécondité ancienne.

Entre les provinces, ainsi restituées sous leurs antiques et durables couleurs, il en est une qui se déta- chait avec plus d'éclat, non seulement aux yeux de ses enfants, mais à tous les yeux : la Provence. Elle avait brillé au moyen âge d'une lumière particu- lièrement vive. Au temps elle commençait d'avoir une littérature propre, elle avait déjà une civilisation développée, curieuse, raffinée même. Son contact plus proche et moins longtemps interrompu avec les sources grecques, romaines et chrétiennes, avec les sources méditerranéennes de la civilisation en général, lui valait alors sur la Fiance septentrionale une pré- cieuse avance de maturité intellectuelle, d'humanité dans les mœurs, de politesse dans les sentiments, avance qu'il est permis de constater sans méconnaître la part de vertus propres dont le Midi eût pu, même en ce temps-là, prendre l'exemple dans le Nord. Son rayonnement se répandait sur toute l'Europe cuir Elle était un centre universel. Cette splendeur, il est vrai, avait duré relativement peu, deux à trois siècles. La terrible croisade du Nord contre le Midi, au commencement du XIIIe siècle (guerre des Albi- geois) infiniment dans ses effets destructeurs par la désunion et les discordes politiques auxquelles di s'abandonnait, y avait mis tin. La Provence était sortie de ces événements, sinon ruinée, comme le fut le Languedoc, du mon, appéc dans sa vie supérieure, découronnée de ses < orne- ments. Sa littérature, le prestige de sa langue y avaient

LE MOUVEMENT DES NATION ALITES 43

péri. Mistral a raison, je pense, quand il dit, dans une note célèbre de Calendal, que le progrès général de la civilisation en France en fut retardé de deux cents ans. Quoi qu'il en soit, le centre de la civili- sation française, le foyer du grand rayonnement fran- çais se trouva transporté au-dessus de la Loire, et la Provence, tout le Midi y contribuèrent brillamment, comme ils y contribuent encore, par le don abondant et sans réserve de leur élite intellectuelle et morale. Mais l'ancienne fécondité, la belle vie propre du Midi médiéval tombèrent dans l'oubli et il n'y eut plus que quelques érudits à en posséder et en cultiver obscu- rément le souvenir.

L'exhumation de ce lumineux et glorieux passé, contrastant avec l'injustice de ce long ensevelissement, n'en devait avoir que plus d'influence sur les jeunes imaginations provençales du milieu du xixe siècle. La renaissance des provinces par la littérature devait produire dans toute la France des effets intéressants. Il ne faut pas être surpris que ce soit en Provence qu'elle ait eu les résultats les plus rapides, les plus caractérisés et les plus beaux.

CHAPITRE IV

LES INFLUENCES : II. LE JACOBINISME CENTRALISATEUR

LA QUESTION DE LA CENTRALISATION. THÈSE DES DÉCEN- TRALISATEURS. LE RÉGIONALISME. LA CENTRALISATION MODERNE EST-ELLE LA CONTINUATION DE LA CENTRALISA- TION MONARCHIQUE ? ÉLÉMENTS DE DIFFÉRENCE ET D'OP- POSITION ENTRE L'UNE ET L'AUTRE. LES INTENDANTS ROYAUX. PLAINTES CONTRE LA CENTRALISATION AU XVIIIe SIÈCLE. LA MONARCHIE ET LES INSTITUTIONS LOCALES. CARACTÈRES NOUVEAUX DE LA CENTRALISATION MODERNE. ELLE EN VEUT SURTOUT A LA TRADITION. SES EFFETS SUR L'ESPRIT PUBLIC, LA CULTURE INTELLECTUELLE F.T LES MŒURS. POURQUOI ELLE PROVOQUE L'HOSTILITÉ DBS POÈTES ET DES MORALISTES. POSITION DE MISTRAL A SON ÉGARD. LA PROVENCE ÉTAIT UN TERRAIN FAVORABLE AUX IDÉES DE DÉCENTRALISATION. SES INSTITUTIONS ANCIENNES. L'AUBE DE LA RENAISSANCE PROVEN' LES TRAVAUX DE RAYNOUARD ET DE FAURIEL. JASI LE JOURNAL MARSEILLAIS : LA UOL'IAHa

Aux influences européennes qui poussaient les idées de renaissance provençale l'élite des jeunes générations auxquelles Mistral allait donner une voia s'en ajoutait une autre, toute française celle bien faite pour communiquer .1 a- idées un sun

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 45

d'ardeur militante : car elle tenait à la présence d'un obstacle à vaincre, d'une compression à écarter. Je l'appellerai d'une formule un peu grosse, mais dont il ne s'agit que de nuancer le sens : le jacobinisme décentralisateur.

I

Depuis près de cent ans, nous avons entendu un grand nombre de publicistes, dont quelques-uns furent parmi les plus éminents de leur siècle, élever de graves plaintes contre l'excès de centralisation administra- tive que les institutions issues de la Révolution et de l'Empire ont créé dans l'État français. Il me suffira, pour mon sujet, de rappeler très sommairement le thème de leurs critiques convergentes.

La puissance de l'État, disent-ils, s'est étendue en tous sens au delà de ses bornes légitimes et naturelles. Elle a tout envahi et tout absorbé. Elle a supprimé à son profit tous les pouvoirs publics, se substituant réellement à ceux qu'elle laissait subsister de nom et d'apparence. Elle est devenue le seul pouvoir public existant ou, du moins, efficace. Tout ce qui consti- tuait dans l'ancienne société un centre d'organisation, d'administration, de juridiction, indépendant et auto- nome dans sa sphère spéciale et limitée, a été aboli et la place en a été occupée, la fonction en a été prise à charge directe par l'État, quand cette fonction n'a pas disparu elle-même avec l'organe social qui la remplis- sait et qui seul convenait pour la remplir. Le contraste, de ce régime moderne avec l'ancien régime monar- chique est aussi tranché que possible. Ici une société universellement nivelée (sauf sous le rapport

40 FRÉDÉRIC MISTRAL

de la propriété individuelle et de l'argent) au-dessus de laquelle se dresse seul, sans gradations ni inter- médiaires consistants entre les citoyens et lui, l'État, arbitre de tout; une société réduite à une multitude uniforme, ou plutôt amorphe, d'individus qui ne se rattachent légalement a aucun corps ni groupe social reconnu, qui n'ont de droits, qui n'ont, pour ainsi parler, de fondements d'existence civile qu'indi- viduels et qui ne tiennent que de la désignation ou de l'estampille du gouvernement l'office qu'ils rem- plissent, l'autorité professionnelle qu'ils exercent dans . la nation. Là, une société tout opposée de consti- tution et d'aspects, dont on pourrait dire que les éléments composants ne sont pas tant les individus eux-mêmes que les corps sociaux auxquels ils appar- tiennent : corps pourvus de privilèges traditionnels et héréditaires correspondant à l'ordre des fonctions qui leur sont dévolues, des services qu'ils rendent et formant (le domaine du droit commun mis à part) la véritable source des droits de l'individu, de- libertés. En principe, ces privilèges limitent le pou- voir de l'État par rapport aux intérêts et aux affaires dont les corps qui les possèdent ont naturellement la gestion; ils écartent de ces intérêts et d .lires

la main de l'Etat. Hn fait, il peut survenir des cir- constances où l'Etat, trouvant dans tel ou tel privi-

onsacré un obstacle aux exigences de son action propre, veuille passer outre aux bornes qu'il lui marque. Un conflit s'engage alors. Mais il est gran- dement a prévoir qu'au terme de ce conflit, l'Etal sera oblige île composer plus ou moins avec la puissance

très traditionnels et des constitutions autonomes qu'il a vio 1 C*esl ainsi que, même dans le

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 47

les plus défavorables, ce régime de décentralisation naturelle est moins dangereux pour les vraies libertés publiques (qu'il ne faut pas confondre avec l'abstraite et insubstantielle déesse Liberté de l'idéologie révolu- tionnaire) que ne le sera le pouvoir gouvernemental s'exerçant dans un milieu social il n'y a plus rien de nature à lui opposer une résistance.

Ne nous méprenons pas sur la portée de cette doc- trine. Elle n'implique nullement, de la part de ceux qui la soutiennent, une apologie de l'état politique et social de la France, tel qu'il était dans le dernier siècle de la monarchie, moins encore une prétention de nous le donner en modèle. La plupart des théori- ciens décentralisateurs reconnaissent les profondes réformes dont les institutions françaises avaient alors besoin pour être mises d'accord avec les grands changements que les progrès de la civilisation maté- rielle avaient produits dans les intérêts publics, ainsi qu'avec les changements, aussi peu négligeables, que les progrès des sciences expérimentales apportaient dans les idées. Ce que ces esprits font seulement observer, c'est qu'avec tous ses défauts, l'ancien régime de notre pays possédait l'incomparable avan- tage d'avoir une structure sociale. Structure devenue insuffisante, mal appropriée, caduque, mais dont l'existence représentait encore, tant pour le bien des individus que pour celui de la nation et de la civili- sation commune, quelque chose de fort supérieur à la condition d'une société dont toutes les formations et distributions traditionnelles ont été, non modifiées, non réaménagées, mais détruites et remplacée- la table rase. Ce qui, du point de vue décentralisateur est reproché à la Révolution, c'est beaucoup moins

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d'avoir bouleversé l'ancien ordre de la société que de ne s'être pas préoccupée de jeter les bases d'un ordre social nouveau. Ce qui est reproché aux insti- tutions de l'Empire, c'est d'avoir consacré, rendu systématiquement définitive cette désorganisation intérieure de la société au profit de la puissance, exclusive et de l'ingérence universelle du pouvoir central.

Une application très importante ou, pour mieux dire, la plus caractéristique, des idées de décentrali- sation a trait aux divisions territoriales et adminis- tratives de la France. Les divisions de l'ancienne France étaient l'œuvre de la nature et de l'histoire. En général, les provinces, les pays qui s'incorporaient au royaume y formaient, tels quels, autant de circonscriptions distinctes, au point de vue. du gou- vernement, de l'administration et de la justice et ne subissaient pas de morcellement essentiel. Il ne saurait venir à l'esprit de personne qu'une telle répar- tition eût demeurer intangible ni qu'il fût aujourd'hui opportun pour nous de la réadopter et de la reproduire exactement. Un tel archaïsme n'irait pas 1 moins qu'à priver de toute conséquence politique des faits aussi importants que l'immense développe- ment moderne de l'industrie et des communications, qui ont créé entre des régions séparées jusque-là dea relations ei communautés d'intérêt toutes nouvelles, appelant des conseils communs, des institutions et règles communes. Dès le wiiT siècle, des remanie- ments méthodiques inspin osidé- rarions turent envisagés, notamment par Tu

nuage demeure tort sympathique A nos décen- Mais pour ceux ci, le grand objet de

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réprobation, c'est la division de la France en départe- ments et en arrondissements opérée par la Constituante et qui a présentement pour elle près de cent trente ans de durée. Ils la signalent comme une œuvre, défendable peut-être en certaines de ses parties, mais arbitraire, artificielle, factice dans l'ensemble et le dessein général. Elle est à leurs yeux le type et la preuve par excellence du développement, de l'enva- hissement exorbitant de l'État. Des divisions obtenues par un procédé de morcellement excessif, quasi mé- canique et qui n'aboutit qu'à une sorte de carrelage uniforme du territoire français, des divisions dans l'établissemenr desquelles le souci des liens et affi- nités de coutumes, d'origine, d'intérêts, de produc- tions, de commerce, existant entre les populations, n'a joué qu'un faible rôle et qui ne coïncident qu'ex- ceptionnellement avec ces indications de la nature et des choses, voilà le système le mieux fait du monde pour étouffer dans un grand pays toute liberté et tout essor de la vie locale. Sans doute, ce système instituait un genre nouveau d'assemblées locales cor- respondant à ces nouvelles circonscriptions de la France. Mais l'institution, étant sans base et sans racines naturelles, était sans force et sans portée. Le caractère arbitraire et l'excès de la fragmentation territoriale excluait, de la part de ces assemblées, toute réelle possession d'autorité, toute initiative féconde et suivie, toute influence importante. Les décentralisateurs n'ont pas assez d'ironie pour l'impuissance des conseils de département et d'arron- dissement, pour l'exiguïté et la stérilité du champ d'action que leur laisse la loi de l'htat. Quant aux conseils communaux, ils insistent sur la tutelle étroite Lasserre. 4

50 FRÉDÉRIC MISTRAL

les tient le préfet, maître réel de toutes leurs lis- sions de quelque portée. Il n'y a, disent-ils, qu'un maire par département, le préfet. Et comme le préfet est l'agent du ministre, il n'y a qu'un seul maire pour toutes les communes de France : le ministre de l'intérieur. Les décentralisateurs demandent que soient substituées au morcellement départemental de grandes « régions naturelles », jouissant d'institutions locales pourvues de la plus grande autonomie pos- sible, qui leur assureraient, avec le pouvoir d'admi- nistrer elles-mêmes tout le domaine de leurs intérêts particuliers, celui de conserver leur figure, leurs traditions, leur vie propre. Ces régions ne seraient pas précisément calquées sur les contours de nos anciennes provinces; mais, dans l'ensemble, elles s'en rapprocheraient sensiblement ; elles garderaient les traits de la vieille physionomie historique de ces vénérables aînées, il serait tout naturel qu'elles en portassent les noms. C'est ce qu'on appelle le régio- nalisme. Il me suffit d'en avoir indiqué le principe, sans entrer dans les applications de détail qui sont infinies.

Telle est, très sommairement exposée, la doctrine générale des décentralisateurs. Pour en rendre mani- le véritable esprit, l'inspiration profonde, je ne saurais mieux faire que de me référer aux définitions d'un des théoriciens qui l'ont défendue avec le plus de vigueur, de puissance, mais aussi de prudent d'attention aux faits, M. Charles Maurras. Ces défi- nitions seront ici d'autant mieux a leur place que leur auteur est ne, peut-ou dire, à la vie de l.i pen- sons l'influence de Mistral et de son œuvre.

« Voici, écrit M. Mur sont les prem

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 5 I

mots d'un opuscule célèbre) une très belle chose sous un très méchant mot. On appelle décentralisa- tion un ensemble de réformes destinées à reconstituer la patrie, à lui refaire une tête libre et un corps vigoureux.

« Un tel nom a l'aspect d'une véritable antiphrase :

« de forme négative, il est essentiellement positif;

« critique, il signifie un regain dévie organique ;

« d'allures anarchiques ou du moins libérales, il enferme l'idée d'un ordre ;

« enfin, par la composition, comme par le nombre et le poids des syllabes, il semble désigner quelque système artificiel, lorsqu'il annonce la doctrine du retour a nos lois naturelles et historiques.

« En outre, il est fort laid. Néanmoins, pour être compris, nous avons nous servir de ce nom fâcheux. Il fait oublier les défauts qui lui sont pro- pres, à mesure qu'il développe dans les esprits la richesse et la variété de son sens. »

II

Quelle que soit ma sympathie pour ces idées, je n'oublie pas que je ne suis à leur égard qu'un litté- rateur, dépourvu de la compétence qui s'acquiert à l'École des Sciences politiques. Si je les rapporte, c'est uniquement en raison de la place qu'elles ont tenue dans la littérature provençale moderne, en raison de l'influence exercée sur Mistral jeune, de l'orientation imprimée à son esprit par les faits auxquels elles répondaient et qui en motivaient la faveur, par le courant qui les portait.

Pour définir exactement cette influence, l'objet de

52 FRÉDÉRIC MISTRAL

ces premières impressions reçues, je suis obligé de pousser la question un peu plus loin et de considérer une objection qui a souvent été élevée, qui ne pou- vait manquer de l'être, contre la doctrine décentra- lisatrice. Cette objection importante n'est pas de force à la ruiner. Mais elle mérite d'exercer sur cette doctrine un effet modérateur et ses partisans doivent en tenir compte, sous peine de verser dans l'exagé- ration et dans l'utopie. En l'exposant, nous serons amené à distinguer nous-même ce qui a pu se montrer parfois d'intempérant, d'imprudent, de peu pratique dans les idées de décentralisation et ce qu'elles offrent, au contraire, de raisonnable et de fondé. Par là, nous comprendrons comment elles ont pu séduire Mistral, dont la sage pensée, remar- quable par un grand sens des choses réelles et des choses possibles, n'a accueilli et retenu de ces idées que ce qu'elles contenaient de plus convaincant et de plus sûr.

L'objection se tire de l'origine que les décentrali- sateurs ont coutume d'attribuer à la centralisation abusive dont souffre, d'après eux, la France moderne. Ils la font remonter à la Révolution. Us tiennent que l'initiative de ce changement essentiel dans l'écono- mie de l'État est aux gouvernements révolution- naires (dans lesquels ils incluent volontiers l'Empire) et ils imputent à ces gouvernements la responsabilité première de tous les maux et malaises qui en sont résultés au xixe siècle. C'est cette thèse qu'on leur conteste comme entachée d'une grave em.nr histo- rique. Ht voici à peu près ce qu'on leur dit.

L'origine de la centralisation moderne remonte beaucoup plus haut que la Révolution. Dans cet

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 53

ordre de choses, les gouvernements de la Révolution ont été, non des initiateurs, mais des continuateurs, les continuateurs de la monarchie. Le grand mouve- ment qui a produit en France cette centralisation resserrée a commencé avec Richelieu. Celui-ci l'a inauguré par quelques mesures décisives et fonda- mentales que Louis XIV et Colbert complétèrent puissamment et qui portaient un arrêt de mort impli- cite, à plus ou moins longue échéance, mais irrévo- cable, contre ce qu'elles n'avaient pu supprimer d'un seul coup : à savoir, contre la variété, la bigarrure infinie de toutes ces institutions et coutumes admi- nistratives, économiques, judiciaires, héritées du moyen âge, qui couvraient le sol de la France et dont nos décentralisateurs se plaisent aujourd'hui à idéaliser et transfigurer le souvenir, bien qu'elles fissent en réalité de la France un véritable chaos politique et social, au sein duquel aucun progrès public n'eût pu se produire. Le mouvement, créé par Richelieu, ne cessa de s'accentuer pendant le xvme siècle, époque à laquelle les décentralisateurs auraient le plus grand tort de se référer, comme si elle eût été encore dans la vérité politique, telle qu'ils l'entendent; car ce fut une époque de dépéris- sement pour ce qu'ils préconisent et voudraient faire revivre. Ce dépérissement se produisait sous l'égide de la royauté, qui était loin de le voir de mauvais œil et d'y mettre obstacle. Tout ce que les gouver- nements révolutionnaires ont eu de propre, c'a été d'accélérer, de précipiter la marche vers la centralisa- tion, de la porter rapidement et avec une énergie extrême à son dernier terme, à son point de consom- mation. Mais il est hors de doute que la monarchie,

54 FRÉDÉRIC MISTRAL

si elle avait duré, eût fait sensiblement la même chose qu'eux, quoiqu'elle l'eût faite avec plus de lenteur. La preuve, c'est que la Restauration n'a pas essayé de réagir contre ce parachèvement de nos institutions centralisées, qu'elle ne l'a pas sérieusement mis en question, qu'elle a accepté, comme des résultats définitifs, le département, l'arrondissement, la fin des corporations et de la mainmorte ecclésiastique, le statut civil de la religion, le Code civil. Un fait qui se poursuit et se développe ainsi à travers plusieurs siècles d'histoire, qui se poursuit et se développe à travers toutes les secousses politiques, toutes les révolutions de régime et de personnel gouvernemen- tal, doit avoir de bien fortes raisons, de bien puis santés et tenaces racines. Il doit tenir a une nécessité des choses. La centralisation est la loi de tous les grands peuples modernes. C'est la loi de la nation française de réaliser le type de l'État le plus fortement centralisé possible. Elle est ainsi et non d'une autre- manière. Ayant les avantages (et ils sont sérieux) de cette constitution, indissolublement liée à son exis- tence politique et nationale, comment n'en aurait-elle pas les inconvénients? Quelle est la constitution qui n'ait pas ses inconvénients? Les théories des décen- tralisateurs sont vaines et archaïques. Elles sont de la littérature politique, sinon de la littérature tout court. Tel est ['argument.

On voit combien, les prémisses en étant complè- tement acceptées, la thèse de nos décentralisateurs

aurait de peine .1 s'en sortir. M.iis m réalité cet argument confond ou met SUT le même plan des

dur. lifférentes I il v faut concéder me

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR j 5

Il est bien vrai que la monarchie du xvne siècle a imprimé à notre nation le sceau d'une centralisation puissante. La création des intendants de provinces par Richelieu, survenant peu après l'expérience des guerres de religion l'unité nationale avait manqué de périr et à la veille des grandes entreprises poli- tiques et militaires nécessaires pour assurer la sécurité européenne de la France, établit entre les provinces et le pouvoir central un lien dont le caractère direct, la solidité, la continuité vigoureuse, étaient alors des choses nouvelles et qui préserva contre tout danger de flottements à l'intérieur l'unité française. Ce genre de lien s'est toujours maintenu par la suite ; il me semble qu'il y aurait une grande témérité à penser qu'il n'appartienne point, à titre définitif, au type 'politique de notre pays. Entendons par qu'il ne saurait être détruit et remplacé par un autre système une forme quelconque de fédéralisme sans que ce pays courût le plus grave risque dans son existence. Sans doute, et je l'ai dit, l'unité française repose avant tout, reposa toujours avant tout sur le sentiment des Français, sur leur contentement d'être Français. Mais un sentiment collectif, si énergique soit-il, ne peut agir et se traduire en effets réels, s'il est laissé à l'état de force purement morale et s'il ne se forme pas une institution correspondante pour lui donner corps et le mettre en œuvre. La monarchie du xvne siècle a renouvelé et perfectionné l'institution fondamentale de l'unité française, d'une manière que sa durée et les preuves tant de fois repétées de son indéfectible résistance aux pires tem- pêtes, aux plus terribles secousses du dedans et du dehors montrent avoir été la mieux appropriée aux

56 FRÉDÉRIC MISTRAL

conditions nouvelles des temps modernes et d'une Europe qui n'était plus celle du moyen âge. La mise en question de ce mode et de cette base d'union entre les parties du corps français me paraîtrait inquiétante pour l'avenir de notre patrie. Si nos décentralisateurs, quand ils parlent de fédéralisme, d'état fédératif, prenaient ces mots dans la plénitude de leur sens, c'est qu'il y aurait lieu de les arrêter. Mais, à vrai dire, l'école de Mistral et Mistral lui- même (nous le verrons à propos de Calendaï) les ont employés dans des significations sensiblement atténuées et plus ou moins indécises. Ces mots n'en offrent pas moins un danger.

Ainsi marquée, la limite peuvent légitimement et salutairement se mouvoir les idées de décentralisa- tion demeure encore fort large, et ceux qui se bor- nent à sourire de ces idées tombent, eux aussi, dans l'esprit de système en refusant de la reconnaître. Ils couvrent du manteau de Richelieu tout ce qui a pu s faire après lui dans le sens centralisateur. Ils nous don- nent le développement de fait de la centralisation fran- çaise depuis trois siècles comme une chaîne indisso- luble dont aucune partie ne saurait être séparée et qui a nécessairement embrasser OU enserrer, avec le temps, tous les éléments de notre vie publique et de notre civilisation matérielle et intellectuelle. Mais cette conséquence, pour ainsi dire, barbare, n'est nullement renfermée dans la raison qui motive une centralisa- tion maintenue dans ses justes bornes et qui est de cimenter l'unité nationale avec assez de force pour que la nation puisse faire bloc, chaque fois qu'il en ser.i besoin, tant dans l'effort d< QtrepriseS

lies que dans celui de sa défense contre les

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 57

périls surgissants. Cette conséquence s'est produite en fait ? Qu'est-ce à dire ? Que l'œuvre unitaire du xvne siècle a tourné à l'abus, que les principes en ont été transportés hors de la sphère ils convenaient naturellement. La mesure de la vraie politique centra- lisatrice a été dépassée. Par une faute analogue a celle l'on tombe quand, ayant réuni de grands approvisionnements en vue de nécessités exception- nelles, on se met à les consommer pour les besoins ordinaires, le grand instrument d'autorité que le génie actif de la monarchie avait façonné pour assurer à l'État la disposition sans réserve de toutes les res- sources du pays, chaque fois que l'action nationale l'exigerait, est devenu un instrument d'immixtion directe, continue, inquisitoriale de l'État dans l'ad- ministration et dans le jeu de tous les intérêts col- lectifs existant dans la nation. La puissance de cet instrument a été une tentation pour des gouverne- ments paresseux ou inlprovisateurs. Ils ont contracté une tendance à s'en servir de plus en plus pour régler dans le détail la vie de la nation et de la société. Ils ont augmenté matériellement leur besogne, mais aussi beaucoup simplifié leur politique en soumettant à l'irrésistible mécanisme de l'autorité centrale tous les grands objets de l'activité publique. Ils ont paré aux difficultés des affaires en mettant l'État partout, en transformant toutes les affaires en affaires de l'État. Erreur qui, comme on l'a remarqué tant de fois, a pour double effet d'affaiblir les affaires en les acca- blant d'entraves, et l'État en le surchargeant de soins. Quand cela a-t-il commencé ? Je ne suis pas assez savant historien pour le dire avec précision, ce qui serait d'ailleurs difficile. Mais je vois que dès la fin

58 FRÉDÉRIC MISTRAL

du règne de Louis XIV, puis dans tout le cours du xvine siècle, un parti de décentralisateurs se lève et fait entendre ses protestations. Ils se servent d'expres- sions qui souvent ressemblent, trait pour trait, aux doléances des décentralisateurs du xix* siècle, bien qu'elles n'aient pas (nous allons le dire) la même portée. Des publicistes de valeur tels que le marquis de Mirabeau, d'Argenson, Malcsherbes, Montesquieu font des observations comme celles-ci : « Les capitales

sont nécessaires mais, si la tête est trop grosse,

le corps devient apoplectique et tout périt Il faut

une décision, un arrêt pris à Paris, pour réparer un trou fait dans un mur, une brèche faite dans une

route à deux cents lieues de Paris le royaume de

France est gouverné par trente intendants ce sont

trente maîtres des requêtes commis aux provinces, de qui dépendent le bonheur ou le malheur des pro- vinces, leur abondance ou leur stérilité. » Notons encore cette idée générale adoptée par bien des historiens et qui, si elle n'explique certainement pas tout, mérite du moins considération : à savoir que l'excès de centralisation aurait produit la chute de la royauté, le pays ayant été rendu impuissant par l'affaiblissement de tous ses organes à opérer les réformes dont il avait le plus urgent besoin, et le pouvoir royal, de son côté, s'étant rendu follement responsable de tous les détails d\mc administration qui en était venue à l'accabler sous sa ni.is.se et ;uix réformes de laquelle il ne pouvait suffire.

Il y eut donc abus de centralisation sous la monarchie. Et c'est une évidence que la Convention et l'Empire aggravèrent l'abus dans tous les

rien de plus explicable que cette réaction

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR )9

d'idées décentralisatrices au xixc siècle. Qu'elle ait été exagérée parfois dans les plans et les formules qu'elle proposait, lui en ferons-nous sérieusement reproche ? Ne faut-il pas, en ces matières, exagérer pour être entendu ? Nous ne nous plaindrons pas sur- tout qu'elle ait pris chez Mistral et autour de Mistral un caractère un peu flamboyant. Cela convenait. Les poètes je parle des poètes sages, et les plus grands ont toujours été des sages sont pour illuminer la route, non précisément pour la frayer. Ils sont pour inspirer la politique, non pour y mettre la main. Les praticiens extrairont de leurs nobles rêves la réalité dont ils sont tout pleins. L'exécution tem- pérera l'effervescence d'une inspiration, sans le souffle de laquelle rien ne pourrait d'ailleurs être entrepris.

III

Mais ce n'est pas assez dire. Il y a bien autre chose. Et si Mistral n'était justifié que de cette ma- nière, il le serait avec beaucoup trop de modération.

Le rapport de la centralisation monarchique à la centralisation post-révolutionnaire n'est pas simple- ment le rapport d'un plus à un moins. La différence de l'une à l'autre n'est pas une simple différence de degré. Il y a eu aussi une différence, très accusée, de nature. La Convention et l'Empire (surtout l'Empire) ont renforcé la centralisation monarchique; mais ils ont en même temps inauguré un nouveau genre de centralisation qu'il ne faut pas confondre avec son aîné. Ils ont centralisé d'après un principe et dans un esprit que la monarchie n'avait nullement connus. Ce principe, cet esprit leur sont propres. Et l'on

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peut, sans avoir l'injustice de méconnaître la part de fatalité inhérente aux circonstances politiques tem- poraires qui les firent se manifester, dire nettement qu'ils sont mauvais et pernicieux en eux-mêmes. C'est à leurs effets sur la vie publique et sur la civi- lisation française et provençale de son siècle qu'un esprit comme Mistral a être avant tout sensible ; il y a été sensible comme bon citoyen, comme lumineux moraliste, comme grand poète, comme ami, dirai-je, de tous les beaux développements humains dont ce nouvel étatisme, bien plus oppres- seur et petit que l'autre, menaçait de priver un pays la floraison en semblerait pourtant aussi naturelle que celle de la vigne et de l'olivier.

Parmi toutes les observations historiques d'où ressortirait cette différence, je n'en vois point de plus topique, ni qui soit de portée plus générale que la suivante.

La monarchie au xvne et au xviir siècle n'avait pu centraliser le pays sans rencontrer mille occasions de conflit avec les institutions provinciales, les magis- tratures locales dont il était couvert. Ces institutions, ces magistratures, expressions et organes de la vie propre des provinces, elle Les avait forcément affai- blies. Elle y avait superposé ses agents. Elle ne les avait pas supprimées. Elle avait réduit des d très variables) leurs résistances, sans les abolir elles- mêmes nulle part. A la veille de la Révolution, quel qu'en fût le degré de langueur, le sol fiançai, en était encore, si j'ose dire, tour fleuri.

Or, c'était un fait très considérable, et particu- lièrement peur les « pays d'états •> dont la PrO- lit l'un pays enviés des autres pour ce

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 6l

qu'ils avaient pu conserver de libertés publiques, pour l'autonomie relative de leur administration, pour la manière dont l'impôt s'y répartissait d'après l'entente des organes locaux avec l'intendant. Le fait était considérable, et pour ces pays, et, en géné- ral, parce qu'on a beau dire qu'une institution est devenue impuissante : elle n'est pas impuissante, tant qu'elle subsiste. On a beau dire qu'elle ne subsiste plus que « de nom », qu'elle n'offre plus qu'une simple « forme ». En cette matière (comme d'ailleurs en toute autre matière humaine) les formes et les noms retien- nent toujours une certaine part du fond lui-même et des choses et le dessein de les ménager impose nécessaire- ment une limite aux entreprises dirigées contre ce qu'ils représentent. On ne saurait les maintenir en les vidant de toute efficacité ni faire, tandis qu'ils existent, tout ce qu'on ferait, s'ils étaient détruits. Cette part de res- pect forcé, qui tempérait les empiétements du pouvoir, avait un grand effet moral sur les citoyens et sur les corps publics. Il leur gardait le sentiment de leur dignité et la faculté même de ne pas céder leurs pré- rogatives sans une défense qui avait toujours quelque résultat pratique. Il épargnait aux corps et aux mi- lieux français les humiliations. Du moins avaient-ils une base pour protester contre celles qui leur étaient infligées, ils pouvaient espérer que des libertés, dont la lettre et un minimum effectif subsistaient, regagne- raient en valeur sous des circonstances plus favorables. C'est en raison de la situation générale qui lui faisait tenir compte de tout cela, que la monarchie avait accompli sa transformation administrative unitaire, mêlée de bien et de mal, sans bouleverser les ma- nières de vivre et de penser de la nation, sans y affai-

62 FRÉDÉRIC MISTRAL

blir les caractères, sans y opprimer les intelligences. La Révolution procéda à l'égard des institutions locales dans un sentiment tout opposé. Ce que la mo- narchie avait ménagé dans ces institutions tout en les refoulant fut ce qui plus que toute chose attira ses coups. La monarchie en avait diminué la réelle puissance, tout en les respectant comme tradition. Si elles durent tomber sous les décrets de mort des gou- vernements révolutionnaires, ce fut, avant tout, à cause de leur caractère et de leurs titres tradition- nels. La tradition, telle fut pour ces gouvernements la grande ennemie. Ayant renversé une royauté vieille de dix siècles, ils avaient pour première et bien natu- relle crainte qu'elle ne se relevât. Il s'agissait de rendre ce retour impossible, de détruire tout ce qui main- tenait vivant le souvenir du régime aboli, de creuser entre ce trop récent passe et un présent très mal assuré encore un infranchissable abîme. Or toutes les choses traditionnelles de la France s'étaient formées sous la royauté, elles s'étaient intimement associées à elle au cours d'une longue vie commune, elles en por- taient la marque. Survivantes à cette royauté jetée bas, elles tendaient à la faire renaître, à recréer autour d'elles-mêmes l'état de choses avec lequel elles s'étaient pour ainsi dire fondues et qu'elles appelaient par mille affinités ; elles demeuraient, au milieu de la Révolution, autant de racines de monarchie. Il s'imposait de les extirper à fond. Et c'est ce qu'en treprirent les gouvernements révolutionnaires, par les moyens d'une centralisation de type inédit, qui mé- riterait bien plutôt le nom, si souvent employé, de table rase. tâche était immense et singulièrement Ctive. I.i de des institutions n'est pas tout

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 6}

entière dans leur appareil et leur fonctionnement pro- pre. Elle se prolonge dans un ensemble d'habitudes, de sentiments, d'état d'esprit que les institutions ont créés en durant et qui les soutiennent. C'est à tout cela qu'il fallait s'attaquer. Et c'est pourquoi la cen- tralisation révolutionnaire eut un but et un sens qui avaient été tout à fait étrangers à la centralisation monarchique : détruire le vieil esprit de la nation française et lui en refaire un nouveau, détruire l'un et refaire l'autre par l'autorité, directement exercée, de l'État.

Ambition fort dangereuse, et qui devait, de proche en proche, conduire aux ingérences et aux main- mises les plus inquiétantes... Certes, il ne faut pas concevoir l'État comme étant exclusivement le tuteur des intérêts matériels ni croire qu'il n'ait pas à se préoccuper de l'esprit public. Cette indifférence ne lui sera nullement permise. Car c'est seulement dans un certain profond et large accord de sa constitution, de sa nature, de ses principes, de la qualité de son per- sonnel gouvernant avec les tendances et les mœurs nationales qu'il pourra puiser la force de vivre, de penser et d'agir, la force de conduire le pays dans la voie de ses destinées. Mais il serait par trop com- mode, par trop contraire à la complexité des choses humaines, que, cette vaste assise morale dont il a besoin pour le porter et sans laquelle il ne saurait sub- sister puissamment, il lui fût possible de se la donner, en quelque sorte, à lui-même, d'autorité, possible de la façonner de ses propres mains, d'en commander la fabrication et l'entretien à ses agents, comme s'il s'agissait d'une mesure d'administration ou de police. Ce qu'il produira en ce genre sera fallacieux, stérile,

64 FRÉDÉRIC MISTRAL

misérablement disproportionné à l'ampleur foison- nante de vie publique et nationale nécessaire à une nation comme la France. Cela ne sera jamais suffisam- ment accepté dans un pays aussi peu fait que le nôtre pour tous les caporalismes et, en particulier, pour un caporalisme intellectuel, moral ou religieux, dont notre incomparable passé de civilisation et de lumières rend la seule idée injurieuse. Un esprit public digne de ce nom ne saurait exister que comme production spontanée du milieu social, comme libre émanation d'une société organisée; il ne saurait se concevoir que comme le fruit d'une éducation réelle et pratique que l'on acquiert du fait d'être membre de cette société et de s'y trouver placé personnellement en contact avec certains intérêts communs sur la direction des- quels on puisse exercer quelque influence. Quels inté- rêts ? Ce seront pour chacun ceux qui le touchent d'une manière plus proche, qui remplissent la sphère ou il vit et à la considération, à l'entente desquels il est conduit par la seule considération intelligente de ses intérêts privés, en raison de la dépendance immé- diate qui existe entre les uns et les autres : intérêts de son métier, de sa profession, du genre d'entre- prises auquel il s'adonne, de sa commune, de sa ville, de sa région, de ses études. Avoir quelque part, non purement apparente, mais efficace et sub- stantielle A la gestion et au sort d'affaires d( ordre, voila qui est bon pour former le jugement et

is civique du citoyen, et donner une bas< dignité ; voila, s'il est capable de quelque vue d'en-

le, qui est excellent pour lYleur, c 11 raison du lien >le toutes les allaites, à une conception solide et concrète de l'intérêt gênerai de la nation, à un prompt

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 65

et sûr sentiment de ce qui le favorise, de ce qui lui est nuisible. Voilp, s'il est de moindre portée d'esprit, ce qui le préservera de la maladie des utopies poli- tiques et des fantaisies révolutionnaires, tout en faisant de lui un vrai républicain, comme Bonald a dit qu!il y en avait beaucoup aux meilleurs temps de la monarchie. Mais la possibilité de cette éduca- tion civique suppose des institutions convenablement décentralisées. Des institutions décentralisées sont la seule école d'un véritable esprit public. Elles seules peuvent faire une opinion publique ayant de la force et du lest et capable de fournir à l'Etat, dans ses vigou- reuses entreprises, cet appui et cette impulsion dont il ne peut se passer de la part de la masse nationale. La centralisation niveleuse tue l'esprit public, donne à l'opinion un caractère de fragilité, de caprice et d'impuissance. Elle rapetisse le citoyen.

La destruction de l'esprit public, qui existait encore très vigoureux en 1789 (comme le prouve la quan- tité d'hommes d'énergie, sortis de rien, qui parurent pour tirer la France de l'extrême péril immédiat la chute de la royauté l'avait mise) fut aggravée par la nature du code d'idées philosophico-juridiques qui vint en remplir la place. La portée attribuée à ces idées était celle d'une complète liquidation du passé national et d'une sorte de commencement absolu dans la vie de la France. Rien de plus déraisonnable qu'une telle visée, qu'une telle tentative. Sans doute, . il est bon qu'un peuple garde toujours une certaine rté vis-à-vis de son passé. S'il s'y liait trop, s'il s'enlisait dans ses vieilles habitudes, au point de devenir incapable des grandes initiatives transforma- trices que le changement des temps pourra demander Lasserre. 5

66 FRÉDÉRIC MISTRAL

de lui, il se rayerait par du nombre des vivants. Mais un peuple qui rompt systématiquement avec son histoire, qui la désavoue, qui se laisse aller à la folie de la mépriser, au nom de je ne sais quels prin- cipes, comme fondée sur une injustice générale et un fond d'abus séculaires, ce peuple ne s'affaiblit pas moins et, au fond, il ne se rend pas moins timide et paralysé. Cette prétendue réédification totale, basée non sur des assises naturelles, mais sur des abstrac- tions douteuses, le désoriente, le replace, pour ainsi dire, dans l'état de nouveau-né, et compromet fon- cièrement sa croissance à venir; car elle tarit les sèves de sa nature acquise, et un être vivant ne peut croître que dans le sens de sa nature. La mise en œuvre des maximes des Droits de l'Homme pouvait et devait trouver sa place dans la constitution de la nation française. L'erreur, ce fut de transporter ces maximes hors de leur légitime sphère et de les appliquer à un ordre de choses auquel elles sont disproportion Entendues comme l'expression des garanties dues aux droits élémentaires et inviolables du citoyen dan rapports avec la justice et la police publiques, les définitions des Droits de l'Homme constituent autant de règles dont l'observation s'impose dans un policé, tègles qui seront d'autant mieux obseï •• précisées, sanctionnées, que la constitution de l'État sera moins imparfaite et dont la méconnaissance se traduirait par une accumulation d'abus d'où pourrait résulter un péril mortel. Mais autre chose est cette saine interprétation des Droits de l'Homme, autre chose la doctrine qui place en eux le fondement, la a et le but de l'institution politique. Il v a une immense diffi indi

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 6j

viduels fait prospérer une nation parce qu'elle y élève les caractères et y fortifie le patriotisme. Au contraire, le droit individuel, conçu comme antérieur et supé- rieur à l'institution politique', comme le point de vue primitif et absolu d'après lequel elle doit être établie et jugée, y ravalerait tout. Il n'aurait plus aucune limite. Ce serait une espèce d'infini dévorant auquel tout devrait être sacrifié, sauf l'égalité. L'État aurait pour fonction première et dernière la création et le maintien de l'égalité entre tous les citoyens, sous tous les rapports. Programme effrayant, qui conduirait promptement le pays l'on en voudrait risquer l'es- sai pratique à la perte de toutes ses richesses morales et matérielles acquises, au gaspillage de tout ce qu'il aurait créé d'élevé dans tous les domaines de la civilisation. C'est déjà beaucoup de l'arborer dans les formules nationales et de consacrer une partie de l'activité politique à en réaliser un simulacre d'accom- plissement qui ne laisse pas d'être onéreux. Tandis que l'État se perd dans cette besogne petite, comment en entreprendrait-il, en concevrait-il une grande ? Il est trop certain que l'essor de la vie française a depuis un siècle beaucoup souffert de ces idées et la santé intellectuelle et morale des Français n'a rien gagné à la fermentation d'un certain esprit de revendication amère, d'aigreur inquiète, de pédantisme ombrageux que les proclamations de la métaphysique égalitaire ne conseillent que trop. Mieux valait la cordialité, la générosité, la confiance, la bonhomie qui firent la gloire et le charme de nos ancêtres. La France est le pays il fait pour tous le meilleur vivre ; il n'est pas bon que le noble contentement d'être Français soit trop obscurci par l'inquiétude d'être un Français

68 FRÉDÉRIC MISTRAL

lésé. Un Français que cette inquiétude hante, et pour qui elle est devenue comme la forme naturelle du civisme bien compris, risque fort de n'être pas un Français très aimable, ni très ouvert.

A cette influence des idées s'est ajoutée celle d'un fait, qui en était d'ailleurs la conséquence, et qui a gravement troublé par lui-même, dans les modernes générations, cet heureux et libre naturel, portion la plus précieuse de l'héritage de nos pères.

La Révolution a laissé les Français brouillés sur une question qui les avait jusque-la trouvés unanimes pendant tout le cours de leur histoire: la question politique. Ils ne se sont pas réconciliés depuis lors, puisqu'il ne s'est pas formé de gouvernement qui ne vît se dresser contre lui une opposition en contestant le principe même et prête à le jeter bas à la première occasion. Rien de tel pour envelopper la vie commune dans une atmosphère de malaise. Car, grâce à l'invasion universelle de l'administration, la main du gouverne- ment se fait sentir partout; comment, si conciliant veuille-t-il être, échapperait-il à la nécessité d'impri- mer a toutes ses mesures quelque marque de précau- tion méfiante a l'égard de ses adversaires? Comment ceux-ci, de leur coté, éviteraient-ils de donner à leurs actions publiques un tour de méfiance et d'hostilité envers le gouvernement, tout au moins d'y accu- ser vis-a-vis de lui un fond d'irréductible rés Dans l'ancien temps, les Français nourrissaient une forte méfiance contre les agents du roi ; mais ils s'en méfiaient tous ensemble. Ce sentiment, utile et salubre, s'.illiait très bien avec un dévouement entier et passionné pour le roi. Depuis la Révolution, 1

fin parti qui gouverne contre un autre parti;

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR 6$

la saine méfiance de jadis pour le maître est devenue la méfiance habituelle, chronique et, pour ainsi dire, passée en institution, d'une moitié des citoyens à l'en- droit de l'autre, d'une moitié de la ville ou du vil- lage à l'endroit de l'autre moitié. Cette situation est grandement préjudiciable aux intérêts, et l'exemple d'une petite ville, à moi bien connue, l'on n'a pas encore l'eau en 191 8, parce que les deux fractions politiques qui se la partagent ne peuvent s'entendre sur rien, même sur l'adduction de leau, cet exemple comporte, sans doute, quant aux affaires françaises, une généralisation dont chacun appréciera, selon son expérience, le juste degré. Ce qui frappe l'observateur moral, c'est, dis-je, le dommage subi par le caractère français. Quand l'esprit de parti domine l'existence, quand toutes choses se présentent sous un aspect de parti, il en résulte chez les individus une attitude rétractile, une mesquinerie de préoccupations, une étroitesse et une partialité de jugement qui rendent la société peu supportable. C'est à cet effet humain, ou plutôt inhumain, de nos divisions que songeait Stendhal, quand, racontant une fête de village il avait assisté, il se montrait délicieusement surpris d'y avoir trouvé « la joie française d'avant la Révolution ». Comment aucun mouvement de joie publique serait-il possible toute vibration com- mune est éteinte d'avance par le scrupule que chacun se fait d'y participer avec tel ou tel, qui est « de l'autre bord » ? Comment rien de ce qui orne et embellit la vie s'épanouirait-il sur ce fond de bouderie générale ?

70 FREDERIC MISTRAL

IV

La comparaison entre les excès de la centralisation monarchique et ceux de la centralisation jacobine nous fait comprendre une différence très remarquable dans les critiques dont l'une et l'autre ont été l'objet. Au xvme siècle, ce sont des doctrinaires politiques, des hommes d'Etat et d'administration qui s'attaquent aux abus du gouvernement centralisateur. Ils sont frappés du préjudice qu'en reçoivent les intérêts maté- riels et le développement des affaires. Au xixc siècle, les mêmes motifs inspirent les mêmes censures à des esprits qui apportent dans la question ce même genre de préoccupations et de compétences. Mais on voit aussi le mal de la centralisation pris a partie par des esprits d'un tout autre ordre et que jusque-là il n'avait guère intéressés : littérateurs, poètes, artistes, mora- listes. Pour émouvoir ceux-ci, moins directement sen- sibles à la souffrance des intérêts matériels, il a fallu que le mal revêtît une nouvelle forme qui lui fît pro- duire des conséquences intellectuelles et morales fâcheuses; il a fallu qu'il causât un tort à la culture, aux sentiments et aux mœurs, qu'il apparût comme une cause d'abaissement pour la nature de l'homme français. Parmi les voix qui ont porte le débat sur ce terrain, celle de Frédéric Mistral aura été la plus puis- sante et la plus chaleureuse.

Il ne \\\ui pas s'étonner que le centre d'où cette ins- piration décentralisatrice est partie soit la Provence, ni que le grand homme en . elle a trouvé sa plus riche et sa plus reten [OO ait été un

Provençal.

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR ~ I

Entre tous nos pays français, la Provence est celui que la centralisation moderne a blessé le plus, ne fut jadis aussi riche en institutions particulières. Nul n'avait, jusqu'à la Révolution, autant conserve de ses autonomies anciennes. Il les avait obstinément détendues à travers tous les avatars, parfois tragiques, de sa destinée. Le prix, non seulement apparent, mais réel, de ses libertés et de ses magistratures popu- laires était relevé par l'antiquité des images qui les sentaient et des beaux noms qu'elles portaient. Ses statuts municipaux, ses « consuls » lui venaient de l'Empire romain. Son Parlement avait le droit d'en- voyer des ambassadeurs au roi de France. Il y avait chez elle une tradition d'esprit civique qui prolongeait et faisait vivre dans l'âme de chacun les termes de l'acte qui l'avait définitivement unie à la France « non comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un principal ». Les anciens Provençaux ne perdaient pas de vue que le roi de Paris était comte de Provence. Ajoutez à ces dispositions historiques le naturel méridional, riche de ce surplus de vie qui répand la fantaisie et la gaité dans le com- merce des hommes et qui est la source des beaux-arts. Dans la mesure la centralisation moderne a jeté de la tristesse dans les mœurs et diminué le plaisir de vivre, le poids a en être trouvé plus lourd par l'homme de Provence que par d'autres. Plus prompte- ment et plus vivement que d'autres, il a s'écrier : « De l'air ! Respirons ! Redevenons nous-mêmes'! »

Il importe d'ailleurs de relever l'impulsion et l'ap- pui que le mouvement provençal naissant a reçus de la capitale française et la faveur préventive que lui assuraient certaines connaissances devenues, depuis

72 FRÉDÉRIC MISTRAL

peu, familières aux lettrés français. Les travaux de Raynouard et de Fauriel avaient tiré de l'oubli elle gisait depuis plusieurs siècles la poésie méridio- nale du moyen âge. Ils lui avaient rendu quelque chose de son antique célébrité. On peut dire de Raynouard et de Fauriel qu'ils ont été, l'un avec son Choix des poésies originales des Troubadours ( 1 8 1 6- 1 8 2 1 ), l'autre avec son Histoire de la poésie provençale, qui parut en 1846, mais qui résumait un long ensei- gnement donné en Sorbonne, les premiers pères, et les pères parisiens, de la renaissance mistralienne. Mistral, nous le savons, les a beaucoup pratiqués dans sa jeunesse. Pour le public, le lointain prestige des œuvres qu'ils remettaient en lumière s'augmen- tait du plaisir procuré aux imaginations par les biogra- phies de ces vieux poètes du Midi, dont la personne, les aventures, les amours étaient, dès le moyen âge, l'objet de mille récits, traditions et légendes, gracieuses ou tragiques, toujours plaisantes et ingénieuses. Ces souvenirs préparaient un accueil curieux et sympa- thique aux nouveaux essais de poésie qui pourraient se produire dans les dialectes du Midi et les sauvait de l'indifférence profonde qu'ils auraient rencontrée ['autres temps, quelle qu'en eût été la valeur. Jasmin, le poète agenais, bénéficia de cet état d'esprit. Sa personne, sa poésie gasconne éveillèrent de l'intérêt dans toute la France. Il faut avouer qui un assez, médiocre poète que Jasmin, «troubadour» dans le mauvais sens du mol, sentimental, écrivant une langue impure, doué, au surplus, d'abondance narrative et souvent heureux dans l'invention des situation tiques qu'il traite avec une

le et conventionnelle. Mais je relèv<

LE JACOBINISME CENTRALISATEUR

succès comme un fait significatif. Les jeunes Proven- çaux en furent très encouragés dans leur voie. Ils ont consacré Jasmin comme un ancêtre.

La première manifestation concrète du nouvel esprit provençal me parait avoir été la fondation d'un groupe ou d'une école poétique qui se donna le nom de lis Troubaire et qui eut pour organe une petit revue, la Boni- Abaisse, publiée à Marseille de 1841 à 1846. Très humble graine, ne soupçonnant guère sa destinée et ne se représentant ni l'amplitude du souffle histo- rique qui l'avait jetée en terre provençale ni la gran- deur de l'arbre qui allait sortir d'elle. Depuis la décadence de l'ancienne poésie méridionale, depuis que l'Académie des Jeux Floraux avait dû, pour ne pas dépérir, abandonner la langue d'oc et adopter la française, il y avait bien eu des poètes en dialecte méri- dional et Noulet leur a rendu justice dans son Histoire des patois du midi de la France du xive siècle à la fin du xvine. Certains furent excellents comme Saboly, l'auteur de beaux Noëls provençaux, souvent réim- primés, comme les Béarnais d'Espourrins et Navarrot. Mais ils demeurèrent isolés dans leur effort ; le fait d'écrire en « patois » apparut à leur entourage et peut-être à eux-mêmes comme la culture d'une singularité sans portée et sans avenir. Ce qui assembla les Troubaire, ce fut le désir de travailler au relèvement de la langue provençale et de son renom, ce fut le sentiment d'une œuvre commune à accomplir en ce sens. Roumanille fut des leurs. Il collaborait a la Boui-Abaisso ; les meilleurs de ses compagnons allaient entrer dans le Félibrige.

Tel fut le milieu dont l'action immédiate poussa Mistral dans la voie nous l'avons vu s'engager

74 FRÉDÉRIC MISTRAL

avec un saint enthousiasme et qu'il allait élargir aux proportions de son génie poétique. Parti, lui aussi, d'un mouvement de piété passionnée en faveur de la langue de son village, il ne tardera pas à saisir tout ce qu'enveloppe et porte en lui l'amour de la langue, de ce signe suprême d'un peuple, de ce vivant résumé de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il fut.

CHAPITRE V FONDATION DU FÉLIBRIGE

RÉNOVATION DE LA LANGUE PROVENÇALE. ERREUR DE CEUX QUI REPROCHENT A LA LANGUE DE MISTRAL DE N'ÊTRE PAS « POPULAIRE ». LA VERSIFICATION DE MISTRAL. INFLUENCE DE LAMARTINE. MISTRAL ET LES ANCIENS. SON CLASSICISME. SON TOUR D'ESPRIT. SON ÉRU- DITION PROVENÇALE. LE FÉLIBRIGE.

I

Au point de vue de l'art, ce qui distingue Mistral de ses modestes devanciers et premiers compagnons (il faut excepter de cette remarque Roumanille et Aubanel), c'est qu'il est, en même temps qu'un homme de génie, un humaniste élevé par sa culture à la hauteur des grands modèles antiques et modernes. L'ambition de bâtir en provençal un monument qui leur ressemble lui est aussi naturelle que de respirer: ne s'appelle-t-il pas lui-même un « humble écolier du grand Homère » ?

Pour cet ouvrage, l'instrument convenable, une langue littéraire, lui fait défaut. Il ne saurait se servir de la langue des troubadours, brillante, abondante, colorée, cadencée, et qu'avaient travaillée trois ou

j6 FRÉDÉRIC MISTRAL

quatre générations de poètes, mais dont ne s'est pas éloigné moins l'usage moderne que le français mo- derne ne s'est éloigné du français de la Chanson de Roland. D'autre part, l'usage moderne ne lui offre pas une langue littéraire digne de ce nom. Celle qu'écri- vent les collaborateurs de la Boui-Âbaisso tourne fâcheusement au patois. L'intrusion déréglée des voca- bles français et de la graphie française y déforme le type provençal et y répand de l'incohérence. Il s'agit d'épurer ce mélange en éliminant les éléments étran- gers inassimilables et en ramenant les mots au type phonétique et graphique naturel, de manière à resti- tuer à l'ensemble une physionomie harmonieuse. Il y a ensuite l'insuffisance du vocabulaire. Celui dont s'accommodent fort bien des poètes qui traitent, un peu à ras de terre, des petits thèmes familiers et courts, ne saurait contenter un artiste, pour expri- mer l'âme et la vie humaine sous leurs aspects les plus généraux. Pour compléter le vocabulaire. Mis- tral puisera principalement dans le tond de richesses que lui fournit le parler populaire lui-même, profon- dement connu, non seulement dans son état présent, mais dans ses états antérieurs, richesses partiellement tombées en déshérence par suite du recul historique que le provençal a subi. U 'demandera quelques us- sources accessoires au vieux langage des trouba- dours et aussi à l'italien ; il appropriera, modèlei apports d'après les considérations combinées de l'usage, île l'étymologie et de la beauté euphonique. Au total, pour se créer une langue, il n'a cède autrement que les maîtres latins qui ont tiré le latin du ci hunier » d'Hnnius, que Dante qui, du te toscan, a fait l'italien cl |Ue Malherbe,

FONDATION DU FELIBRIGE 77

fixant la langue poétique du xvne siècle. Une telle œuvre s'accomplit à l'origine de toutes les littéra- tures policées. Les règles n'en sauraient pas plus être définies qu'on ne définit la raison et le goût.

C'est ici le lieu de répondre à un grief souvent opposé à Mistral, grief empreint à la fois de prétention et d'ignorance un peu niaise. On lui reproche d'avoir voulu être un poète provençal et d'avoir écrit une langue que le peuple provençal ne comprend pas et qui n'est accessible qu'à quelques lettrés. En fait, cela n'est pas exactement vu. Les Provençaux qui n'entendent pas Mireille n'en sont pas précisément empêchés par l'inintelligence matérielle de la langue. Ils en sont empêchés par la rudesse d'esprit qui les laisse insensibles à la délicatesse et à la beauté des sentiments exprimés dans Mireille, qui les laisse fer- més cà la vérité et à la noblesse des idées et des observations exprimées dans Mireille. Ils en sont em- pêchés par la même raison qui les empêcherait d'en- tendre Lamartine, Bossutt, ou Corneille, quand même ils connaîtraient matériellement la plupart des termes dont ces auteurs se servent, et qui empêchait beau- coup de Romains d'entendre Virgile. Ils en sont em- pêchés, en un mot, par insuffisance de culture intel- lectuelle et morale ou épaisseur de nature, non par défaut d'initiation linguistique. C'est dire que ceux qui prennent ou sont capables de prendre plaisir à Ère Mistral sont fort nombreux, même dans le peuple qui n'a fréquenté que l'école et non le collège. Cer- taines tournures, certains aspects de la langue pour- ront les étonner au premier abord; mais ils n'en seront pas réellement embarrassés; ils ne tarderont pas à en goûter pleinement le charme, à trouver

78 FRÉDÉRIC MISTRAL

la forme de ce qui les surprend plus naturelle que leur surprise. Il faut se défaire de cette chimérique idée d'une langue qui pourrait tout à la fois servir à écrire des œuvres poétiques d'un genre élevé et pur et être « populaire », au sens d'usuelle dans le peuple sans culture. Parce que Mistral a écrit dans une langue qui était déchue au rang de dialecte populaire, on voudrait qu'il ne fût pas sorti des strictes bornes de ce dialecte, tel qu'il se parlait autour de lui. Mais, dans ce cas, il n'aurait guère eu à sa disposition plus de trois cents mots, puisque ce nombre suffit aux communs besoins, aux communes facultés d'expres- sion d'un paysan. Ne reprochons pas à Mireille de n'avoir pas été écrite avec les seules ressources d'un vocabulaire qui n'eût pas permis de l'écrire.

Comme il avait à prendre un parti pour la langue, Mistral en avait un à prendre aussi pour la versifica- tion. C'est sur ce point qu'on pourrait le supposer sou- mis à une influence directe des vieux poètes proven- çaux. C'étaient de grands virtuoses dans la métrique; ils en avaient poussé la technique à un degré de per- fection et de variété raffinées ; ils écrivaient toutes s de vers; M. Anglade, dans L'excellent livre il a résumé avec beaucoup de goût personnel tout ce qu'on sait sur leur compte, nous apprend qu'on trouve chez eux jusqu'à 287 types différents de stro- phes. Cependant ce n'est pas à leur école que Mistral s'est nus. Les chants des troubadours ont beaucoup contribue à former l'idée historique qu'il s'est taite de !.i Provence. Mais, comme poète, il ne semble pas leur avoir demandé de leçons. Par un effet tout naturel de son éducation classique, c'est de la poétique française qu'il relève. La versification de Mistral, a dit Gaston

FONDATION DU FÈLIBRIGE 79

Paris, « est essentiellement la versification française ». Il y a une exception à faire, et considérable, puis- qu'elle est constituée par une grande œuvre que beau- coup regardent comme le chef-d'œuvre du maître : le Poème du Rhône, lequel n'avait point paru au moment Gaston Paris écrivait son étude. Le Poème du Rhône est, pour la métrique, d'un type à part et nous offre dans cet ordre une sorte de gageure, aussi extraordinaire et hardie, que superbement tenue. Nous décrirons cette particularité à sa place, et nous n ou- blions pas les quelques pièces lyriques dont le mètre, sans être aussi original, ne figure pas non plus dans la tradition française. Mais, pour toutes les autres œu- vres mistraliennes, l'énoncé Je Gaston Paris reste vrai. Il n'exclut pas, bien entendu, le génie d'invention et de nouveauté dont Mistral a fait preuve dans tout le détail de la poétique. Par exemple, la strophe de sept vers de Mireille et de Calendal se compose de deux genres de vers, classiques chez nous : l'alexandrin et l'octosyllabe. Mais la combinaison en est tout à fait neuve et sans précédent.

Entre nos grands poètes, il en est un dont la forme l'a influencé, imprégné davantage ; c'est celui qui fut le fondateur de sa gloire, celui auquel il a dit :

« O mon maître, o mon père », Lamartine.

Charles Maurras, dont je transcris ici un propos, non un texte, m'a fait remarquer cette filiation et il la rapporte, d'une manière spéciale, aux Recueillements poétiques. Quand Mistral était enfant, m'a-t-il dit, les pièces destinées à former le livre des Recueillements circulaient dans les recueils périodiques les plus répandus ; c'est que Mistral les a lues à l'âge des premières impressions, elles ont formé son oreille.

80 FRÉDÉRIC MISTRAL

Précieuse observation que confirment l'ampleur et l'harmonie onduleuses, la douceur sonore de l'alexan- drin de Mireille, dont le tour devient vraiment lamar- tinien dans les grands tableaux de nature, dans l'évo- cation des vastes aspects de la nuit et du jour. Notons un point de contraste. On sait que Lamartine, abusant de merveilleux dons du ciel, s'est laissé aller à une négligence qui l'a souvent entraîné dans une abondance excessive. Au contraire, il n'y a pas de poète qui ait plus cherché la perfection et plus lon- guement couvé ses ouvrages que Mistral. Il y a gagné, surtout dans le genre lyrique, une concision ailée pour laquelle on ne peut le comparer qu'à Horace.

Quant au fond même et a l'inspiration de son art, s'il se réclame du patronage homérique, il dit s'être senti, dans le temps sa vocation s'affirmait, « libre de toute influence et emprise littéraire ». Ceci ne fait point contradiction. Les qualités homériques sont de nature très générale et se prêtent à l'épanouissement des génies les plus divers, pourvu qu'il s'agisse de génies naturels et sains. Mistral est homérique par affinité native plus que par étude formelle. Il en est de lui comme de tous les poètes, de tous les artistes n ment grands. Il n'imite personne. 11 ne porte l'em- preinte individuelle d'aucun maître. I : irce'd'tn- dépendance, de quant à soi, d'individualisme ? Tout au contraire, pourrait-on dire. Il n'imite aucun maître en particulier. Mais il imite tous les nuî:res supé- rieurs ru ce qu'ils ont de commun : vérité, simplicité, grandeur du sentiment* élaboration exquise, épura suprême de la matière, : pureté du trait. C'est un classique et, comme tel, beaucoup plus apparenté au classicisme antique qu'au moderne, en vertu des

FONDATION DU FÉLIBRIGE 8l

ressemblances qui existent entre ses sujets poétiques et ceux de Virgile et de Théocrite ainsi qu'entre les lieux qui ont inspiré ces anciens et ceux qui l'ont inspiré lui-même. Notre littérature du xvne siècle avait pour objet « l'homme », comme on disait alors, mais l'homme parvenu à un haut développement de réflexion morale sur ses passions et les mouvements de son esprit. Les héros des épopées mistraliennes sont, en général, des paysans, des bergers, des marins. Certes ils ont le même fond de passions que les per- sonnages de Racine et, à leur façon, une grande finesse de nature, due à la qualité de la race, à la lumière du ciel, à la religion catholique. Mais ils sont loin de se connaître à ce degré et de suivre aussi savamment les luttes intérieures de leur âme. Et pour les paysages, je sais bien mieux que les heureux mortels qui ont pu les comparer à ceux de la Grèce et de la Sicile, je ne fus jamais, à quel point ils ressemblent aux paysages antiques : car je me rappelle la surprise et l'enchante- ment avec lequel, la première fois que je visitai la Pro- vence, et particulièrement, la Provence la plus proche de Mistral, Maillane, Saint-Rémy, Graveson, Barben- tane, les Alpilles, les Baux, j'en reconnus les horizons, les lignes, les couleurs, comme une vision qui m'était profondément et dès longtemps familière. donc s'était-elle déjà offerte ?Mais au collège, quand, entre les quatre murs sales d'une classe de rhétorique, j'ex- pliquais les Géorgiques et les Bucoliques et que les grands vers virgiliens enlevaient mon imagination.

II

La plus vive originalité de Mistral tient à ce trait, que sa belle culture de poète, son initiation à l'art le Lasser kl. 6

82 FRÉDÉRIC MISTRAL

plus pur ont laissé intact le tour d'esprit paysan et populaire qui est la marque de ses origines. Elles l'ont affiné en lui, bien que ce tour d'esprit soit déjà par lui-même quelque chose de bien fin en Provence. Elles y ont ajouté une portée philosophique. Mais elles n'en ont pas altéré le naturel. 11 se fait goûter chez Mistral dans toute sa saveur, sa naïveté maligne. On ne peut pas être plus de son terroir, plus de son village que Mistral ne l'a été. Comme il n'a pas quitté Maillane depuis sa jeunesse jusqu'à ses derniers jours, tout ce qui amusait les Maillanais l'a amusé. Après la lecture des grands poètes, ce qui l'a charmé le plus c'est celle des grands docteurs de la philologie romane, Raynouard, Fauriel, Gaston Paris, Paul Meyer, Diez ou Suchier; mais immédiatement après, sinon au même rang, sont venus dans ses amours les contes, bons mots, galéjades et sornettes qui se répètent et enchantent toujours l'assemblée aux veillées de Mail- lane et de Saint-Rémy. Il a été, d'un bout de sa vie à l'autre, passionnément et pieusement curieux de- cette humble littérature, il s'en est mis en mémoire d'innombrables échantillons. Les poètes d'almanach, les petits chansonniers de campagne qui furent un peu effarés de voir ce bachelier, ce licencié entrer dans leur profession, durent bientôt reconnaitre que ce n'était pas seulement en fait de haute poésie qu'il pouvait leur en remontrer, mais aussi dans la minu- tieuse connaissance de tout ce qui est de tradition pour égayer les villageois, les enfants et les bonnes femmes.

Il faut lire dans les premières années de YAhiumach

nçal (cette collection si précieuse) les nombreux

mes sous des pseudonymes divers

FONDATION DU FELIBRIGE 83

et plaisants. Il y parle, avec un ton inimitable de malice et de sérieux, de mille détails familiers de la vie provençale. Ce sont, par exemple, de petites strophes pour chaque mois du calendrier, il énu- mère, en forme gnomique, les travaux d'agricul- ture et de ménage qui conviennent à la saison. Ce sont des conseils d'économie domestique illustrés de quelque bonne histoire, des recettes de cuisine mêlées à quelque allégorie morale, des remarques sur le cos- tume provençal avec des traits piquants à l'adresse des jeunes demoiselles qui le déforment pour imiter la mode de Paris.

Et l'érudition du poète, en ce genre, a largement dépassé les bornes de son canton, pour s'étendre à tous les lieux et à toutes les choses de la Provence. Il n'est pas une ville, pas un village dont il n'ait été curieux de connaître par le menu les souvenirs et légendes historiques, les coutumes propres, les fêtes tradition- nelles, les saints, les cultures, les industries présentes et passées, les dictons courants, les particularités d'ajus- tement féminin. Charles Maurras nous apprend que, dans un banquet public donné aux Martigues, la salle était ornée d'un grand nombre d'inscriptions fournies par les vers de Mistral qui contiennent quelque trait trait toujours concret et précis en l'honneur de cette cité. Il n'est si petit endroit de Provence l'on ne pût, en occasion semblable, en faire autant. Le maître a fait passer dans ses poèmes, particulièrement dans Calendal et les Olivadts, toute cette jolie science et, entre ses mains, les détails s'en sont empreints de tant de lumière, de belle humeur et de beauté, que l'univers s'y intéresse aujourd'hui, comme s'y intéres- seront nos petits-neveux.

84 FRÉDÉRIC MISTRAL

III

Mistral, dans ses Mémoires, fait dater de la publica- tion des Provençales, recueil composé par une réunion de poètes et édité en 1852 par Roumanille, devenu libraire, le premier lien extérieur et manifeste qui s'établit entre les jeunes rénovateurs de la poésie du Midi. L'année suivante, un congrès réuni dans Arles donnait une lecture publique de poésies en provençal et mettait à son ordre du jour la réforme de l'ortho- graphe dégénérée et le relèvement de la langue. La délibération fut sans fruit, parce que l'ardeur hardie des novateurs s'y heurta à la petitesse et au mauvais vouloir de certains esprits chagrins, impatients de voir ambitionner pour la poésie provençale plus d'essor qu'ils n'avaient pu lui en imprimer eux-mêmes. Une sélection s'accomplit. Et ce fut en 1854, par un beau « dimanche fleuri » du mois de mai, dans la liberté et la gaîté d'un repas, dans un commun emportement de verve et d'enthousiasme juvénile, que sept amis : Roumanille, Paul Giéra, Aubanel, Anselme Mathieu, Brunct, Tavan et Mistral, réunis chez l'un d'eux, Giéra, au castel de Font-Ségugne, appelèrent à la vie l'école nouvelle et lui donnèrent son nom. Elle se nomma le félibrigt. Ils se nommèrent les felibres. La foi poétique et civique qui les assemblait avait trouvé ses apôtres, Mistral allait lui donner son Evangile.

Il venait de faire ses trois années de droit a Aix.

Une fois a licencie », ma foi, comme tant d'autres (et, I ivez pu le voir, je ne me surmenai pas trop), fier

comme un jeune coq qui a trouvé un ver de terre, j'arrivai

FONDATION DU FÉLIBRIGE 8$

tu Mas à l'heure on allait souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle, aux derniers rayons du jour.

Bonsoir, toute la compagnie !

Dieu te le donne, Frédéric !

Père, Mère, tout va bien... A ce coup, c'est bien fini!

Et belle délivrance ! ajouta Madeleine, la jeune Pié- montaise qui était servante au Mas.

Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs, j'eus rendu compte de ma dernière suée, mon vénérable père, sans autre observation, me dit seulement ceci :

Maintenant, mon beau gars, moi, j'ai fait mon devoir. Tu en sais beaucoup plus que ce qu'on m'en a appris... C'est à toi de choisir la voie qui te convient : je te hisse libre.

Grand merci ! répondis-je.

Et même à cette heure, j'avais mes vingt et un ans le pied sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement, de relever, de raviver en Provence le sen- timent de race que je voyais s'annihiler sous l'éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de rendre la vogue au provençal par l'influx et la flamme de la divine poésie.

Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon âme; mais je le sentais comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement de sève provençale qui me gonflait le cœur, libre d'inclination envers toute maîtrise ou in- fluence littéraire, fort de l'indépendance qui me donnait des ailes, assuré que plus rien ne viendrait me déranger, un soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui suivaient en chantant la charrue dans la raie, j'entamai, gloire à Dieu ! le premier chant de Mireille.

86 FRÉDÉRIC MISTRAL

Inspirés nous-mêmes de ce saint enthousiasme, abordons Mireille que le poète mit sept ans à com- poser et qui s'ouvre par cette immortelle dédicace à Lamartine :

Te counsacre Mireio; es moun cor e ntoun amo.

Es la flour de mis an, Es un rasin de Crau qu'emé touto sa ramo

Te porge un païsan.

Je te dédie Mireille; c'est mon cœur et mon âme,

C'est la fleur de mes ans, C'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles,

Te tend un paysan.

CHAPITRE VI MIREILLE

LE SUJET. SA SIMPLICITÉ. LA DONNÉE EN EST NATURELLE ET IDÉALE A LA FOIS. INVOCATION AU « DIEU DES BERGERS ». LES PREMIÈRES SCÈNES. LA CHANSON DU BAILLI DE SUFFREN. LES RÉCITS DE VINCENT A MIREILLE. VARIÉTÉ DES MOUVEMENTS DE LA NARRATION CHEZ MISTRAL. LES SCÈNES D'AMOUR. LEUR CARACTÈRE DE TENDRE PASSION, DE JUVÉNILE FOLIE, DE GAITÉ MALI- CIEUSE. — PURETÉ D'AME DE VINCENT ET DE MIREILLE. RAPPROCHEMENTS AVEC L'ANTIQUITÉ. PUISSANCE DU SOUFFLE ÉPIQUE. LES PRÉTENDANTS. NOUVEAUX PROPOS d'amour. PRÉPARATION DE l'événement TRAGIQUE. LE COMBAT. LE CRIME. LA NUIT DE LA SAINT-MÉDARD. USAGE POÉTIQUE DU MERVEILLEUX. DEUX SORTES DE MERVEIL- LEUX DANS MIREILLE. L'UNE EST PLUS PRÈS DE LA NATURE ET SE FOND MIEUX DANS LE RÉCIT. LE CENTRE DRA- MATIQUE DU POÈME. LA GRANDE SCÈNE ENTRE LES DEUX PÈRES. SA MAJESTÉ ET SA VÉRITÉ RUSTIQUE. LE VOYAGE DE MIREILLE. PAYSAGES ET SOUVENIRS DE PRO- VENCE. APPARITION DES SAINTES MARIES. LA LÉGENDE DES ORIGINES CHRÉTIENNES EN PROVENCE. COMME ELLE TIENT ICI UN CŒUR DU SUJET. LA MORT DE MIREILLE. MYSTICISME ET RÉALITÉ*.

I

On l'a dit bien des fois et le vieil Aristote en a

88 FRÉDÉRIC MISTRAL

même fait une théorie : la littérature d'imagination ne dispose que d'un très petit nombre de sujets. Toutes les fables tragiques ou comiques qui se laissent imaginer roulent sur une demi-douzaine de situations, dont seuls les accessoires changent. Si l'homme prête beaucoup à pleurer et beaucoup a rire, il n'a pas beaucoup de façons d'y prêter. Il faut croire que l'exiguïté de ce fond n'est pas préjudiciable à la poésie, car on voit les grands poètes se plaire aux intrigues les plus simples, aux affabulations du type le plus général, alors que le souci de compliquer le sujet et de le particulariser à l'extrême est plutôt le fait des poètes de second ordre.

La donnée de Mireille est aussi simple que celle de Roméo et Juliette, à laquelle elle ressemble. C'est le désespoir d'un jeune amour contrarié par la volonté des parents. Dans Roméo, l'obstacle tient à une vieille haine de famille ; dans Mireille, à l'extrême inégalité des conditions. Mireille est la fille d'un riche tenancier provençal, homme rude, d'une sévé- rité toute romaine, intransigeant sur la coutume et sur les préceptes de la vieille expérience. Et celui qu'elle aime, Vincent, un petit artisan nomade, sans bien, presque sans foyer. Qu'il n'entre dans le toi et innocent amour de Mireille aucune coquetterie, que cet amour soit chose aussi pure que la sagesse et la raison même de cette enfant de quinze ans, qu'il tienne en elle aux libres de vie les plus dangereuses à blesser, voilà des raisons que le vieux chei de famille ne serait pas incapable d'entendre en son for intérieur: car il n'est pas inhumain. Mais sa fermeté rail à les mettre en comparaison avec les malheurs et les désordres la science de la vie nous

MIREILLE 89

montre le fruit le plus ordinaire de ces alliances, pour lesquelles le penchant de la jeunesse a seul été con- sulté. Hélas! la plus sûre science humaine et la plus éprouvée est toujours courte par quelque endroit. En se dressant, la malédiction à la bouche, contre ce rêve adolescent, l'inflexible patriarche y perd le plus pré- cieux de ses biens : Mireille elle-même, qui mourra de la blessure de son cœur.

Cependant ne bornons pas notre regard à cet aspect dramatique, d'ailleurs si noble, de Mireille. Ce serait ramener trop près de terre un poème, qui a une grande vérité de nature, mais qui a aussi les ailes de Platon et qui, dans sa douce surabondance de chaude réalité, s'anime d'un essor céleste. A la lettre, Mireille meurt par une conséquence de la rigueur et de la dureté paternelle. Peut-être comprend-on mieux les choses en pensant que c'est de son amour même qu'elle meurt et que le refus du père n'est que la pathétique expression des convenances supérieures qui veulent qu'aimant comme elle fait, elle ne traverse pas l'expérience de la vie. Son amour pour le gentil chemineau, beau de visage, aux bras forts, au cœur brûlant, est du plus entier naturel. Il respire toute la saine ardeur de son âge, tout le feu de son jeune sang. Mais il engage aussi toutes les forces, toutes les pensées de son âme ; il n'y laisse place à aucune réserve d'égoïsme, à rien de caché ; il en fond à sa flamme jusqu'aux dernières parcelles; il est le don complet et sans mélange. En cela, il est un sentiment humain et vrai ; mais il est ce sentiment à son degré de perfection. Et c'est pourquoi notre esprit, aussi bien que notre cœur, quelques larmes que nous arra- che la mort divinement chantée de Mireille, repu-

90 FRÉDÉRIC MISTRAL

gnerait à le voir mis au contact de l'existence réelle il n'y a naturellement de place, même dans les cas humains les meilleurs et les plus choisis, que pour rien d'impur et de mêlé. Il faut que Mireille expire ou qu'elle épouse Vincent et l'énoncé seul de cette seconde hypothèse, qui nous montre un sentiment si beau exposé à tant de lendemains, a quelque chose qui offusque. L'amour qu'éprouve cette enfant de quinze ans est trop grand pour la terre ; déjà il nous la fait voir prématurément destinée à ce royaume du céleste amour, auquel elle croit et dont rêvent ceux qui n'y croient pas, quand ils voient de combien s'élèvent au-dessus du marécage de la vie humaine les meilleurs élans dont le cœur humain est capable.

II

« Je chante une enfant de Provence... » Ainsi le poète annonce-t-il dans la forme antique la matière de son œuvre. Avant de l'aborder, il invoque la divinité de la poésie. Pour lui, dont les chants « s'adressent aux bergers », ce n'est pas Apollon, ni la Muse. C'est le Dieu, inconnu d'Homère et de Virgile, « qui naquit parmi les bergers ». Il le supplie de favoriser son entre- prise et il en peint la difficulté dans une image. Quand on fait la cueillette des fruits, il en reste toujours quelques-uns sur l'arbre. Il y a quelque branche trop haute, de périlleux accès, n'osent s'aventurer les grimpeurs. Les fruits qu'elle soutient seront laissés pour les oiseaux, à qui une ingénieuse boute divine réservés. C'est cette part des oiseaux que le poète ambitionne. Les fruits de la poésie sont suspendus à un rameau perdu dans l'air du ciel, difficile à attein-

MIREILLE 9 1

dre. Il demande à son Dieu de l'y aider et de bénir sa hardiesse. Fais, Seigneur, que je puisse monter plus haut que les autres. « Fais que je puisse saisir la branche des oiseaux ! » Fai que posque avéra la branco dis aucéu !

Nous voici sur une route de Provence cheminent le vieux vannier, maître Ambros et son fils Vincent, en quête de travail. Ils habitent (si l'on peut dire : habiter) au bord du Rhône, parmi les peupliers et les saulaies de la rive, une pauvre maisonnette rongée par l'eau, d'où ils sont presque toujours absents et il n'y a pas de ménagère pour les attendre. Maître Ambros fut de tout temps un libre compagnon ; Vincent, sa sœur Vincenette, aujourd'hui servante dans une ferme, sont nés de quelque passagère aven- ture. Le père et le fils courent la campagne, portant de longs fagots de scions d'osier. Ils s'arrêtent dans les fermes les paniers ont besoin de réparation et ils y reçoivent le gîte. Vincent a seize ans à peine. C'est un beau gaillard, finement découplé; dévisage, un noiraud, mais qui n'en vaut pas moins : car terre noire porte bon froment et des raisins noirs sort un vin qui fait danser...

E sort di ras in nègre un vin que fai trepa.

Ils arrivent en vue du Mas des Micocoules ', le plus important de la contrée. Ambros en décrit à Vincent les richesses fameuses : oliviers, blé, vignes, pâturages, allées d'arbres bien plantées, bêtes et serviteurs. « Père, dit Vincent, tout cela est beau.

i. En provençal: lou Mas di Falabrego. La faïabrego est le fruit du micocoulier, en provençal falabreguii. On dit aussi en français: fabrecoulier.

92 FREDERIC MISTRAL

Mais plus encore me plaît Mireille, la fille du maître Mireille, qui vient de donner la feuillée à ses vers à soie, se trouve en cet instant sur le seuil de l'ha- bitation. Elle voit s'approcher les deux hommes et les accueille. Le poète nous la peint en traits rapides et purs, dans l'éclat de ses quinze ans. Il nous dit le rayonnement de ses yeux, la gaîté de son regard et de son sourire, ses noires tresses ondulées, le doux feu de ses joues, la splendeur naissante de sa poitrine. Si fraîche, s'écrie-t-il, était sa grâce, que « vous auriez voulu la tenir dans un verre, pour la boire d'un trait ». C'est bien ce que nous faisons, ô maître. Nous la buvons, votre Mireille, dans le cristal delà langue où, corps et âme, vous l'avez fait vivre.

Voici le soir. Les laboureurs reviennent du travail. Ambros et son fils sont invités, selon la coutume, à partager le repas commun et à passer la nuit au Mas. Pour charmer la soirée, on demande a Ambros de chanter une de ces chansons dont il a la mémoire pleine. Il s'en défend. Bien vieille est sa voix. C'est « un épi égrené ». Mais comment ne pas faire plaisir à Mireille ? Le vannier, dont la jeunesse s'est passée dans la flotte, entonne une chanson de marin, ins- pirée par ces rudes et loyales batailles d'autrefois se forgeaient entre adversaires honnêtes gens les liens d'une future et définitive amitié. C'est la chan- son du bailli de SufTren. Il vaut la peine de la citer tout entière, même en français :

Le bailli Suffrcn. qui iur mu commande, au port de

Toulon a donné signal. Nous portons de cinq cents Provençaux.

xMIREILLE 93

De battre l'Anglais l'envie était grande; nous ne vou- lons plus retourner chez nous, que nous n'ayons vu l'Anglais en déroute...

Mais le premier mois que nous naviguions, nous n'avons rien vu, sauf, dans les antennes, le vol des goélands, volant par centaines.

Mais le second mois que nous courions l'eau, voici la tempête, et combien de peine pour vider, de nuit, de jour, le vaisseau !

in

Mais le mois suivant, nous prit mâle rage : le sang nous bouillait de ne rien trouver que notre canon eût pu balayer.

Mais alors Suffren: « Petits, à la hune! » Il dit, et soudain le gabier courbé épie au lointain vers la côte arabe.

IV

« O tron de bon goï! cria le gabier, trois gros bâti- ments tout droit nous arrivent. » « Alerte, petits! canons aux sabords ! »

Cria aussitôt le grand chef de mer. « Qu'ils tâtent d'abord des figues d'Antibes ! puis servons-leur en d'un autre panier. »

A peine a-t-il dit qu'on ne voit que flamme ; qua- rante boulets vont, tels des éclairs, trouer de l'Anglais les vaisseaux royaux.

A l'un des vaisseaux ne reste que l'âme! Longtemps on n'entend que les canons rauques, et le bois qui craque, la mer qui mugit.

94 FREDERIC MISTRAL

VI

Or des ennemis un pas tout au plus nous tient séparés: ô bonheur! ivresse! Le bailli Suffren, intré- pide et pâle,

Et qui sur le pont ne bougeait jamais : « Petits, cria-t-il, que votre feu cesse! Et oignons-les ferme avec l'huile d'Aix ! »

vu

A peine a-t-il dit, l'équipage entier saisit hallebardes et vouges et haches-, et, grappin en main, l'ardent Pro- vençal,

D'un souffle unanime, crie : « A l'abordage!» Sur le bord anglais nous sautons d'un saut, et commence alors le grand pourfendage !

VIII

Oh! quels rudes coups! et que] grand carnage! Quels fracas ils font, le mat qui se rompt - et, SOUS les marins, le pont qui s'effondre !

Plus d'un ennemi meurt au fond de l'eau; plus d'un Provençal empoigne l'Anglais l'étreint dans ses griffes et coule avec lui.

Les pieds dans le sang, dura cette guerre, dura de deux heures jusques à minuit. De vrai, quand la poudre n'aveugla plus l'œil,

A notre galère il manquait cent hommes; mais trois bâtiments coulèrent au fond, trois beaux bâtiments du roi d'Angleterre !

x

Puis, quand nous rentrions au pays si doux, -

OuletsdariS notre carène vergues déchirées, voiles en lambeaux,

MIREILLE 95

Tout en plaisantant, le Bailli affable : « Allez ! nous dit-il, de vous, camarades, au roi de Paris il sera parlé. »

XI

« O notre amiral, ta parole est franche, lui répon- dons-nous, le roi t'entendra... Mais, pauvres marins, que nous servira?

« Nous quittâmes tout, la maison, la baie, pour courir sa guerre et pour le défendre et tu vois pourtant que le pain nous manque!

XII

« Mais souviens-t'en bien, si tu vas là-haut, quand ils salueront, sur ton beau passage : nul ne t'aime autant que ton équipage !

« Car, ô bon Suffren, si nous le pouvions, avant de rentrer dans notre village, nous te porterions sur le bout du doigt! »

XIII

C'est un Martégal qui, à la vêprée tendant ses tramaux, a fait la chanson... Le Bailli Suffren partit pour Paris,

Et, dit-on, les grands de cette contrée furent envieux de sa renommée, et ses vieux marins ne l'ont plus revu.

J'ai très vaguement essayé de faire pressentir le rythme si vigoureux, renonçant à rendra la rime, qui a elle-même beaucoup de plénitude et de foret (comme il convient à ce genre) et des rebondisse- ments incomparables. Cette pièce est digne pour l'énergie, pour la perfection, de ce que Hugo a fait de plus éclatant. Et elle a plus d'âme, plus de naïveté, de candeur. Aux premières pages de son épopée agreste, Mistral révélait en passant des dons

$6 FRÉDÉRIC MISTRAL

que bien des connaisseurs placent au premier rang de ceux qu'il a possédés : les dons d'un grand lyrique. Naturellement, ce morceau, comme les deux autres morceaux lyriques que nous trouverons au cours de l'œuvre, ne sont pas écrits dans le mètre dont Mistral se sert pour son récit épique, mais dans un autre mètre approprié au sujet et au sentiment.

Les larmes font trembler la voix du vieillard, tandis qu'il termine son chant qui ' tient suspendus les garçons de labour et dont l'impression va long- temps les poursuivre.

Cependant Vincent et Mireille se sont assis à l'écart. Mireille, qui n'a jamais quitté le Mas que pour aller à la messe et aux vêpres, écoute avec délices les récits que fait, pour lui plaire, ce coureur de pays. L'histoire se passe avant le temps des chemins de fer. Le monde que Vincent connaît, et dont les confins ne dépassent pas Marseille, Avignon et Nîmes, est vaste et merveilleux pour l'imagination de la jeune fille. Le vannier lui dit avec fierté toutes les industries rustiques il s'entend : la préparation de l'osier, la chasse à la cantharide, la pèche aux sangsues. Il lui dit le pèlerinage illustre des Saintes-Mariés, un peuple immense et toujours renouvelé de Proven- çaux s'assemble pour chanter et prier et un miracle s'accomplissait, aux acclamations de la mul- titude, le jour qu'il y passa. C'est le refuge et le recours des malheureux. Que Mireille s'en souvienne, si jamais l'infortune s'abattait sur elle! Il n'y a bles- sure, maladie, ni chagrin dont les Saintes ne tiennent le remède. Il lui dit Nîmes et sa superbe Esplanade il prit part à une course à pied ; c'est qu'il vit le vieux coureur Lagalante, qui, depuis vingt ans,

MIREILLE 97

triomphait partout, subir sa première défaite et rendre tristement à son vainqueur, un débutant, le caleçon chargé de médailles et de sonnettes d'or.

Ces peintures, ces narrations enchantent par la gaité du mouvement et la saveur du coloris. Vincent s'est tu et s'est retiré, que Mireille l'écoute encore. Vainement sa mère l'appelle et lui parle de dormir. « O mère, la nuit est trop claire pour dormir, je passerais à l'entendre mes veillées et ma vie. » Les scènes si vives, le train si brillant .de ce chant premier s'achèvent et expirent dans une note de rêverie large et douce. On n'entend plus que les douces rumeurs du silence nocturne et les battements du cœur de la jeune fille. Mistral excelle à ces transitions d'un mouvement à un autre. C'est chez lui une vertu quasi musicale. Il a une inimitable manière pour passer du presto à Yandante, pour revenir de Yandante à Y allegro. Il en tire de puissants effets qui ne sont qu'à lui.

III

Et n'est-ce pas encore un trait de musique, d'enle- vante musique, la strophe célèbre par laquelle s'ouvre le second chant, devenu le plus populaire du poème, le chant éclate entre Vincent et Mireille l'aveu d'amour ?

Cantas, cantas, magnanarello ! Que la culido es cantarello !...

« Chantez, chantez, magnarelles ! chantez en défeuillant vos rameaux, ô jeunes filles répandues parmi les mûriers comme un vol d'abenics sur la Lasserre. 7

98 FRÉDÉRIC MISTRAL

prairie. » De cette strophe, dont le français ne peut rendre l'harmonieux élan, le poète a fait comme un refrain, comme une reprise de symphonie. Cinq fois elle revient, chaque fois ramenée avec un imprévu plein de grâce, chaque fois s'imprégnant de la couleur et de l'émotion du développement qu'elle couronne ou qu'elle annonce, ici passionnée et hautement sonore, murmurante et légère, selon que les deux enfants, dont ce chant répète d'un bout à l'autre le long dialogue d'amour, se livrent à l'espièglerie rieuse de leur jeunesse, ou bien que, leurs visages devenus plus graves, le cri de la nature jaillisse de leurs lèvres. Et ce qui donne à ce beau chant son plus grand charme, c'est justement le naturel avec lequel s'y épanouissent, s'y accordent les aspects variés d'une passion adolescente : la gaîté, l'aimable folie d'une part ; de l'autre, cette angoisse qui, même chez des adolescents, quand ils ont du cœur, ne peut pas ne pas se mêler à la naissance d'un ardent amour. Tour à tour malicieuse et chaleureuse, tantôt éclatante comme le bonheur (ou l'idée du bonheur), tantôt troublée d'un pressentiment tragique, cette idylle passe d'une note a l'autre avec une piquante ou une émouvante simplicité.

Les deux enfants sont sous le mûrier Vincent aide Mireille à cueillir et ramasser la feuille pour les a soie. Voici que, dans l'ardeur de la commune ne, leurs doigts se sont mêk >US deux,

alors, tressaillirent. Leurs joues se colorèrent de la fleur d'amour, ils se sentirent brûlés d'un feu inconnu. Et comme Mireille sortait vivement la main de la fouillée, avec une sorte d'effroi. « Qu'est ce, lui dit « Vincent, bien troublé lui-même ? Uik ichée

MIREILLE 99

« vous a piquée peut-être? Je ne sais, rit-elle, à « voix basse en baissant le front. » Et sans plus, chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille, tandis qu'avec des yeux malins, ils s'épiaient pourtant, en dessous, à qui rirait le premier.

Mais un peu plus loin, quand, après une suite de menus incidents, délicieusement inventés et gradués, la jeune fille a laissé jaillir de ses lèvres l'aveu d'amour, l'étreinte que Vincent éprouve au cœur lui révèle la gravité des passions : « O Mireille, de ma pauvre vie encore heureuse n'allez pas vous jouer, au nom de Dieu ! Ne me dites pas des choses qui, dans ma poitrine une fois enfermées, seraient ensuite la cause de ma mort ! »

Cette ombre tragique de l'avenir ne fait que passer; elle cède vite aux rayons de la jeunesse, de la beauté, de l'ivresse présente. Le bonheur inspire Vincent :

Je t'aime, enfant enchanteresse, tu dirais : je veux une étoile ! il n'est ni traversée, ni bois, ni torrent fou, il n'est bourreau, ni feu, ni arme qui m'arrêtât! Au bout des pics touchant le ciel, j'irais la prendre, Dimanche, tu l'aurais, suspendue à ton cou.

Puis, c'est la comparaison du figuier que Vincent a vu un jour près de la grotte de Vaucluse : pauvre arbre, cramponné à la roche, si desséché et si maigre que les lézards gris trouveraient plus d'ombrage sous une touffe de jasmin. Une fois l'an, à la crue des eaux, il reçoit l'ondée qui le ranime et c'est assez pour prolonger sa vie jusqu'à l'année suivante. Tel Vincent si, une fois l'an, il lui était donné d'être aux pieds de Mireille et d'efHeurer d'un baiser tremblant le bout de ses doigts.

100 FREDERIC MISTRAL

Je ne connais guère de pages qui mieux que celles- réfutent le préjugé romantique et vulgaire d'une incompatibilité prétendue entre la fraîcheur de l'inspi- ration et l'ingéniosité d'un art savant et traditionnel. Ingénieux, jamais Mistral ne l'a été davantage ; jamais il n'a été plus jaillissant et plus naïf. Dans les épisodes de cette scène au cadre virgilien, l'humaniste qui se souvient de Y Anthologie, de Théocrite, de Catulle, trouve matière à des rapprochements délec- tables. Le parallèle balancé et cadencé auquel se livre Vincent entre les deux beautés de Mireille et de sa sœur Vincenette, la si jolie invention des mésanges que le gars subtil ôte de leur nid et qu'il persuade à Mireille d'abriter dans son corsage, l'énumération des inaccessibles trésors qu'il irait chercher sur un signe de Mireille, ce sont des thèmes poétiques que les amants de la gracieuse antiquité reconnaîtront, au moins à un air de famille, et qui n'en semblent pas moins frais éclos. Car l'imitation en est spontanée de la part du poète de Maillane, nourri des anciens et respirant sous un ciel semblable au leur.

Qu'on ne cherche pas ici une analyse continue, ou du moins continûment détaillée, de Mireille. Je suis un simple guide qui ouvre rapidement quelques pers- pectives, afin de laisser à ceux qui lui feront confiance l'envie de parcourir eux-mêmes et à loisir le p.i

Je passe vite sur l'assemblée des femmes réuni. Mas pour le dépouillement des cocons. On l\n On fait des contes. La vieille Tavén, qui es; sorcière, gourmande les jeunes. Elle leur raconte udes

morales l'on voit le vice puni par les puissances fantastiques. Les jeunes prêtèrent parler d'amour. Hlles décrivent celui qu'elles voudraient aimer, leurs

MIREILLE 101

jolis rêves de félicité sur terre. Elles taquinent Mireille rougissante sur ce batteur de chemins de Vincent, qui ne voit pas que la fille de maître Ramon se moque de lui. L'une d'elles, Nora, pour charmer le travail de ses compagnes, chante l'aubade de Ma- gali, immortel rajeunissement du vieux thème des métamorphoses amoureuses, modèle de perfection ailée sur lequel nous aurons à revenir en traitant par- ticulièrement de Mistral, poète lyrique.

IV

Entre les qualités qui forment le génie de Mistral, il y en a une que j'ai indiquée déjà, que je voudrais avoir fait sentir au cours de ce résumé et à laquelle je m'arrête ici, parce que les deux chants qui suivent, les deux chants conjoints des Prétendants et du Combat, sont un des endroits du poème elle éclate avec le plus de magnificence : c'est la puissance du mouve- ment et du souffle épiques. C'est par que Mistral s'apparente directement aux anciens, je ne dis pas cette fois aux Alexandrins, mais à de plus grands. La puissance des grands modernes, particulièrement des Français, s'est surtout montrée dans les genres dra- matique et lyrique, celle des grands anciens dans le genre épique et narratif (la tragédie grecque n'est pas un drame au sens moderne). Ce sont deux natures d'inspiration différentes. Toutes deux demandent cette hauteur du cœur sans laquelle il n'est que des poètes incomplets, de petits poètes. Mais, tandis que la pre- mière est d'un artiste profondément saisi par les passions qu'il exprime et dont l'impérieuse impulsion, la logique ardente et pressante passent dans la flamme

102 FRÉDÉRIC MISTRAL

de son discours, la seconde tient à la verve d'une imagination heureuse, heureuse de chanter et de peindre, heureuse d'animer et de colorer de son feu des objets très divers. L'épopée comporte une grande variété de matière. Elle est un récit mêlé de tableaux, de scènes, de narrations occasionnelles, de digressions que le poète doit pouvoir traiter largement, librement, à loisir. Cette matière ne saurait avoir l'unité logique et serrée d'un drame dont toutes les parties sont étroitement rattachées à un point central. Cependant, il ne lui est pas permis non plus d'être éparse et elle ne mériterait pas le nom d'épopée, elle ne serait qu'une collection de morceaux poétiques, plus ou moins bien joints, si la puissante continuité d'un mouvement unique ne la parcourait d'un bout A l'autre et n'en soulevait tous les éléments. Voilà le caractère que j'admire dans Mireille, le Poème du Rhône et dans cette œuvre plus légère, Nerto (Cakndal, d'ail- leurs tout chargé de beautés, appelle à cet égard une réserve).

Trois prétendants, le pâtre Alari, le gardien de che- vaux, Véran, Ourrias, le dompteur de taur. . viennent demander la main de Mireille. Tous trois nous sont présentés dans la gloire de leurs ricin de leurs talents et de leur vaillance. Alari po tant de brebis que neuf tondeurs mettent trois jours A les tondre.

A\\ inds chiens blancs de parc, qui le sui-

vaient aux pftti boutonnés dac

guêtre- . di' peau, et 1'. I le h ont sage, vous

croiriez le beau roi David [uand, le soir, an puii

- il allait, me, Abreuver tes troupeaux.

MIREILLE 103

Il n'a pas son pareil pour sculpter gracieusement sur un vase de bois des fleurs, des oiseaux, des figurines de pastoureaux et de jeunes filles.

Véran possède cent cavales blanches, cent cavales à la crinière franche du ciseau, merveilleuses à voir « dans leurs ardents élans » lorsque leur troupe au galop se déroule sous le ciel « comme l'écharpe d'une fée ». Elles sont de cette race, née de la mer, dont elle porte encore sur elle la blanche écume, et qu'on voit à l'approche de l'élément originel se précipiter en hennissant d'enthousiasme.

Le rude Ourrias, qui arrive de la contrée appelée « le Sauvage » ou petite Camargue n'est pas un

moins riche parti. « Elevé avec les taureaux, il en

a la structure et l'œil noir et l'âme farouche ». Il porte au front une énorme cicatrice, témoignage de sa bru- talité et de sa vaillance. Triomphateur habituel aux ferrades, il a un jour vaincu sans peine, sous l'étreinte de ses bras, quatre taureaux; mais le cinquième a failli le vaincre, il lui a fait cette terrible blessure, avant d'être dompté et couché à terre comme les autres, au milieu des ovations de la foule.

La même variété heureuse qu'il a su mettre dans les personnalités et les portraits des trois prétendants, le poète s'en est servi dans les trois scènes de la demande et du refus. Ces scènes ont une grâce et une force toutes bibliques. L'ensemble du récit est mené d'une superbe allure, comme il était nécessaire pour que cette grande diversité de tableaux, de couleurs, de détails ne nous laissât pas sur une impression de pièces indépendantes, d'inspirations juxtaposées.

Alari et Véran ont accepté leur malheur avec dignité. Mais Ourrias s'en va, ivre de colère et de ven-

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geance, jurant dans son âme la mort de son rival. Avant de mettre les deux hommes aux prises, le .poète nous a fait revoir Vincent et Mireille ensemble. Il le fallait. Il fallait nous faire entendre à nouveau le chant de leur passion, à cette heure elle va produire des choses tragiques. Les amants ont l'habitude de se joindre le soir près de la haie d'aubépine qui borde l'enclos. Ils se parlent d'un côté à l'autre de cette haie qu'il n'est pas permis a Vincent de franchir. Leurs mains se joignent. Mais leurs lèvres ne se sont pas encore effleurées. Avec le feu qui les dévore, ils ont la chasteté du véritable amour jeune ; ils ont cette réserve de deux jeunes êtres nobles, pour lesquels il n'est de don digne d'eux que le don de toute l'âme, de toute la vie et qui sentent que celui-ci ne se cueille pas en un jour, en un moment ou en un éclair d'ou- bli et d'ivresse, mais qu'il faut le laisser fleurir et venir à point, avant de le consacrer par les divins serments. L'honneur de Vincent protège la vertu de Mireille. Mais Mireille exerce dans le détail une menue garde qui n'est pas inutile. Car l'honneur exclut bien sans doute les gros péchés ; mais il s'accommode de petits péchés de détail qui, en s'ajoutant, pourraient fort bien, à ce que prétendent les maîtres de la théolo- gie, conduire jusqu'aux plus gros par un doux sen- tier. Ht elle trouve ses meilleures armes dans les sail- lies d'une malice vive et gaie qui, pour elle comme pour nous, vaut mieux qu'un front sévère, puisqu'elle lui donne une grâce de plus et oblige le bon Vincent à dépenser son ardeur en de ravissantes par'

« Mireille, je ne bois ni mange tel est l'amour que tQ me donnes ! Mireille! je voudrais enfermer dans mon

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sang ton souffle que le vent dérobe ! A tout le moins de l'aube à l'aube, sur la bordure de ta robe laisse- moi me rouler, la couvrant de baisers ! »

« Vincent ! c'est un péché noir ; les fauvettes, les pendulines vont ensuite ébruiter le secret des amants. »

« Non ! n'aie pas peur que l'on en parle, car, demain, d'oiseaux je dépeuple la Crau entière jusqu'en Arles! Mireille! en toi je vois le paradis tout pur!

Mireille, écoute : dans le Rhône, disait le fils de maître Ambroise, est une herbe que nous nommons Yherbette aux boucles (Yerbeto di frisoun); elle a deux fleurs bien séparées sur deux tiges et retirées aux profondeurs des fraîches ondes. Mais, quand pour elles vient la saison de l'amour,

Alors l'une des fleurs, seulette, monte au-dessus de l'eau rieuse, laissant s'épanouir au soleil son bouton. Mais, en la voyant si jolie voici que l'autre fleur tres- saille — et on la voit, pleine d'amour, nager tant qu'elle peut pour lui faire un baiser,

De son mieux déroulant ses boucles hors de l'algue qui l'emprisonne jusqu'à ce qu'elle rompe, hélas! son pédoncule, et, libre enfin, mais moribonde, du bout de ses lèvres pâlies, elle effleure sa blanche sœur...

Un baiser, puis ma mort, Mireille ! nous sommes seuls! »

Elle était pâle; lui, en extase, l'admirait;... la tête enivrée, pareil au chat sauvage, il se dresse et l'enlace;

mais la fillette effarouchée vite, de sa hanche arrondie

veut écarter la main hardie - qui déjà ceint sa taille; il la prend de nouveau.

... « Laisse-moi! gémit-elle, luttant et se tordant Mais d'une caresse brûlante déjà le jeune homme

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l'étreint joue contre joue; la jeune fille le pince, se dérobe et s'échappe en riant.

Et puis après, vive, et espiègle, de loin en se moquant: Lingueto! Lingueto1! faisait-elle... et ainsi tous les deux semaient ensemble au crépuscule leur blé, leur joli blé de lune3, manne fleurie, douce for- tune — qu'aux manants comme aux rois Dieu donne en abondance.

Un soir, tandis que Vincent se dirige à travers la Crau, vers la maisonnette' paternelle, le bouvier Ourrias l'attend dans un sentier, se dresse devant lui, l'insulte et le provoque. Les rivaux s'invectivent longuement, comme les héros d'Homère, avant de se ruer l'un sur l'autre. Le texte de leurs injures n'a d'ailleurs rien d'archaïque ; il est de la plus pure authenticité rustique et provençale, et cependant quel style ! Mistral ne recule jamais devant la vérité, la familiarité du détail ; mais il la relève toujours, parce qu'il sent aussi noblement qutl voit librement, ce qui est tout le secret de l'art. La lutte furieuse que se livrent les deux hommes dans la nuit limpide, tandis que la jument du bouvier broute paisiblement les branches des chênes kermès, en faisant sonner les

i. « Lingueto! écrit Mistral dans ses notes, mot intradui- sible qu'on répète en riant A quelqu'un, et en lui montrant quelque chose de loin ou de haut pour exciter sa convoitise. » Ce qui rendrait le mieux cette expression c'est : faire la nique. Mais si y est a peu pies, la nuance est tout autre | d'une

malice plus dure, sans ce tempérament de grâce. Nique est beau- ceron ou champenois. Lingueto est provençal.

2. Blé de lune. Au propre, faire de blad de lutte signifie dérober du blé a ses parents a la clarté de la lune, lllad de lune, au figuré, ne les larcins amoureux (Note de Mistral).

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grands étriers de fer, est un superbe morceau. Et quelle suite!

Le bouvier massif, qui ne doutait pas de la victoire, a été abattu par les poings du gringalet. Dans sa rage, il devient criminel. Il saisit le trident dont il se sert pour harceler les taureaux et fond sup le vannier désarmé. Vincent tombe comme un jeune martyr. Ourrias saute sur sa jument et s'enfuit en galopant vers le Rhône pour le traverser. Parvenu au bord, il entrevoit une barque qu'il hèle et il prend place. « La cavale, derrière le bateau, nageait, le licou attaché à l'cstrope. Et les grands poissons, vêtus d'écaillés, abandonnant leurs grottes profondes, remuaient les eaux calmes du Rhône et bondissaient, luisants, autour de la proue. » Mais, à peine l'embar- cation a-t-elle reçu la charge de l'assassin, qu'elle com- mence à s'agiter et à faire eau de toutes parts. On dirait qu'une force surnaturelle la secoue. Et ce doit être. Car tout, en cette nuit de juin, est surnaturel. C'est la nuit de la Saint-Médard, la nuit l'on voit les âmes et les ombres des noyés remonter sur la surface du fleuve, tenant en mains un cierge mor- tuaire. Elles défilent languissamment dans une proces- sion brumeuse scintillent des milliers de lueurs paies. Elles espèrent n'être pas rejetées dans le gouffre triste d'où elles viennent et il y en a, parmi elles, qui ne le seront pas : cette procession est un jugement annuel le ciel examine les bonnes œuvres qu'elles ont pu accomplir pendant la vie et prononce si l'ex- piation de leurs fautes a été assez longue. Ce spec- tacle, ces apparitions fuyantes d'un autre monde ajoutent à la terreur du criminel qui s'épuise, comme un damné, à vider la barque, tandis que les trois

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mariniers qui l'ont pris à leur bord l'excitent à la besogne avec un ricanement. Bientôt l'eau déborde et tout sombre. « Cette nuit-là, à Trinquetaille les Trêves dansèrent sur le pont. » Trinquetaille est le faubourg d'Arles qui a donné son nom au pont qui le joint à la ville. Les Trêves sont, d'après l'annotation même du poète, « des lutins qui dansent à la pointe des ondes, quand le soleil ou la lune font miroiter les eaux ».

Tout ce merveilleux plaît ; je me permets de l'appeler excellent; j'y trouve la meilleure qualité poétique. Pourquoi ? Parce que la manière dont le poète l'a traité le relie en quelque façon à la nature. Ces visions ont une atlînité avec les images et les impressions du réel ; elles en sont comme l'agrandis- sement et l'épanouissement fantastique ; elles plongent dans la scène humaine qui vient de se passer; elles sont ce que doit voir ce criminel à Pâme simple, fuyant à travers la nuit le lieu de son crime, poursuivi par les imaginations populaires de la malédiction et du châtiment; pour nous, elles continuent et ampli- fient un frisson vrai. Autant dire que le jh\ fortement senti ce qu'il peignait dans le domaine du t c'est pourquoi il l'a animé dévie. La remarque que j'en lais est tendancieuse. Elle prépare une réserve que pourrait inspirer a la critique l'épisode int.

Vincent, laissé pour mort par le bouvier, respirant encore, a été relevé au petit matin par des hommes qui passaient et déposé au Mas des MÎCO- coules. Il y a reçu les soins de Mireille qui l'ont rappelé à la vie. Cependant la blessure est trop ùan-

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faut porter Vincent au Trou des Fées Tavèn, la sorcière, exerce son art magique, habile à guérir les plaies les plus horribles. Le vannier pénètre avec Mireille dans les cavernes de la sorcière, dont la description occupe la plus grande partie du sixième chant. régne un monde de diableries que le poète déroule à nos yeux et que j'appellerai des diableries de campagne, en ce sens qu'elles nous offrent la réunion de tous les êtres fantastiques, gros et menus, dont l'imagination des bonnes gens de Provence est hantée. L'antre tortueux de Tavèn est comme leur quartier général. Ils s'y présentent à l'arrivant sous la forme visible de vagues fantômes ou sous celle, invisible, de lutins qui vous soufflent au visage, qui vous harcèlent les membres, qui vous font tourner sur vous-même. Tavèn, en proie à l'ivresse de son état et bondissant de tous côtés comme une chèvre folle, les nomme, explique leurs attributs et leurs pouvoirs, par exemple ceux du Fantasque, esprit, tantôt serviable, tantôt contrariant, qui, selon ses humeurs, balaie la cuisine, triple les œufs de poules, attise les sarments ou bien empêche le feu de s'al- lumer, souffle la lampe, cache les vêtements, tire la nuit la couverture des jeunes filles pour savoir si c'est de deux noisettes ou de deux grenades que la vue va le réjouir. Pour moi, cette érudition m'enchante et je suis ravi de faire connaissance avec les Follets, la Lavandière du Ventoux, la Messe des Morts, la Gara- maude, le Gripet, la Bambaroche, le Cauchemar, les Escarinches, le Drac, le Chien de Cambal, l'Agneau noir, le Baron Chatillon et la Chèvre d'Or. Mais il faut bien convenir que tout ce merveilleux fait, dans une lecture suivie de l'œuvre, moins bon effet que

110 FREDERIC MISTRAL

celui de la nuit de la Saint-Médard. Plaisant en lui- même, il ne favorise pas, à la place il intervient, la progression de l'émotion et de l'intérêt. Il la cou- perait plutôt un peu sèchement. 11 interrompt le doux et chaud courant de nature qui circule à travers tout le poème, y répand la vie, y fait germer mille fleurs. Le merveilleux de la Saint-Médard agrandit la poésie et le pathétique par son harmonie morale avec les pensées que les événements nous inspirent. Plus loin, le merveilleux des légendes chrétiennes nous offrira une incarnation des idées célestes auxquelles l'âme de Mireille rapporte tout ce qu'elle a de pur et de grand. Mais pour ce petit sabbat je goûte un humour de paysan malicieux je ne vois pas trop par il s'insère dans nos pensées, nos sentiments ou dans ceux des héros. Il me semble que le poète l'a un peu mis pour l'y mettre et c'est pourquoi sa présence pourrait n'y point paraître sans froideur. J'en dis mon impression.

C'est ici, au milieu de son poème, qu'ave. grande maîtrise dans l'art de composer. Mistral a su amener la scène qui en forme comme le nœud: la scène, Ambros vient demander à maître Ramon la main de Mireille pour Vincent. L'endroit était pro- pice pour dresser à nos yeux la haute ligure rustique du vieux chef de famille. Le poète en trace un por- trait qui ressemble à celui de son prO] dans cond chapitre des hiémoii Us. Mais plus e que dans les lignes de ce portrait, c'est dans l'action d eue majestueuse et rude que Ramon

MIREILLE I I I

se peint, dans le mélange de dignité patriarcale, de passion pour le bien laborieusement gagné, de sei- gneurial mépris, avec lequel il repousse la demande du vannier nomade.

Celui-ci, dans sa pauvreté et son indépendance, n'est pas moins fier que son terrible interlocuteur. Il n'eût pas été tolérable qu'il le fût moins, qu'il nous apparût humilié. Les convenances de la nature, les règles de l'art excluaient une telle apparence, une telle impression, parce qu'il ne faut aucune situation basse dans une œuvre qui n'est pas destinée à faire rire. La démarche d'Ambros est préparée avec assez de délicatesse pour écarter, ce péril et maintenir toutes choses dans le ton nécessaire. Il a fallu, pour le résoudre à cette démarche, le plaidoyer passionné de Vincent, le surcroit de tendres faiblesses qu'inspire à un père un enfant miraculeusement sauvé de la mort; il a fallu les instances de Vincenette, alléguant qu'on a vu plus d'un garçon se tuer par amour. Encore le vieillard y a-t-il mis de la prudence. Il a abordé le chef de famille avec des propos généraux, faciles à in- terpréter, qui permettaient à celui-ci de faire entendre sa réponse sans rien dire de cruel ni d'offensant. Mais un coup de théâtre s'est produit. Mireille, qui a surpris l'entretien et qui en voit l'issue désolante, intervient et s'écrie, à la face de son père, qu'elle n'en voudra jamais un autre que Vincent. Hardiesse devenue naturelle de la part de cette jeune fille qui a vu couler pour elle le sang de son bien-aimé. Ramon n'en ressent que l'apparente effronterie, le ton de révolte. Et c'est parce que l'indignation d'un grand sentiment blessé, la colère de l'autorité paternelle bravée, méprisée, se mêle à l'injuste et injurieuse vio-

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lence des propos dont il accable Ambros, que cet emportement ne l'abaisse pas lui-même à nos regards et lui laisse, pour ainsi parler, toute la hauteur de sa stature morale.

Le vannier ne fléchit pas sous J'outrage. Il dit ce qu'il est, ce qu'il a fait. Il invoque les souvenirs qui l'élèvent bien au-dessus de son humble condition, les traversées* lointaines de sa jeunesse, les grandes guerres, tant d'années, tant de fatigues dépensées au service du pays, sans qu'il y ait gagné rien, sans qu'il ait rien demandé à personne. Ramon lui réplique a la même hauteur. Lui aussi a été soldat ; lui aussi a suivi Napoléon en Italie, en Egypte, en Russie; seu- lement, au retour, il n'a pas musé comme d'autres; il a passé ses jours ployé sur la houe; il a tourne et retourné pendant quarante ans le sol héréditaire; chaque once de son bien vaut des mois de sueur. Et tout cela aurait été amassé pour le donner à un vaga- bond! « Garde ton chien! je garde mon cygne. »

Ces scènes de haute marque, il faut les replacer dans le tableau à la Rubens, du Rubens plus fin et comme grécisé qui les encadre. C'est la veille de la Saint-Jean. Les moissonneurs nombre! sont rassemblés au Mas pour le grand repas du soir. I I après qu'ils se sont répandus au dehors pour le feu de joie et la farandole, que les deux vieil lards, demeurés seuls à table, échangent ces paroles mortelles. Ramon et sa femme, pleins de courroux, viennent de prononcer contre le rêve d'amour de Mireille h' mot irrévocable, la malédiction dont la rette mourra. Ambros, le Iront haut, le it de tristesse, prend son manteau et son bâton et éloigner. A ce moment, éclatent les cris de la

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danse et les pétillements de la flamme dont les clartés se répandent à l'intérieur de la maison. Il y a un de ces contrastes enlevants, une de ces souveraines transformations de mouvement et de rythme dont j'ai indiqué le merveilleux effet et qu'envieraient encore une fois les plus grands musiciens.

Avec leurs têtes fières et libres, qui se renversaient dans l'air vibrant, tous, d'un même saut, frappant la terre en- semble, faisaient déjà la farandole. La grande flamme, sifflant sous la bourrasque qui l'agite, attisait sur leurs fronts d'éclatants reflets.

... « Saint Jean! Saint Jean! Saint Jean! » s'écriaient- ils. Toutes les collines étincelaient, comme s'il avait plu des étoiles dans l'ombre. Cependant la rafale folle empor- tait l'encens des collines et la rouge lueur des feux vers le saint qui planait dans le bleu crépuscule.

VI

L'action change maintenant de lieu. Nous quittons le Mas pour suivre Mireille dans son voyage, à tra- vers la Crau, vers les Saintes-Mariés. Changement plus essentiel : l'action va se concentrer tout entière dans l'âme de Mireille. Et c'est de ce point spirituel, de ce foyer virginal que nous allons la voir s'élever aux sphères les plus pures de la pensée et du sentiment. C'est un des caractères qui contribuent le plus à la beauté d'ensemble du poème que cette harmonieuse opposition entre ses deux parties, dont la première se déroule dans la campagne de Provence, dont elle sem- ble emprunter toutes les couleurs, tandis que la seconde nous transporte entre terre et ciel et que toutes choses nous y apparaissent dans le diaphane éclat d'une blanche lumière azurée.

LASSERRfc. 8

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Meurtrie, désespérée par le refus paternel, la folle enfant s'est souvenue du conseil de Vincent, en cas de malheur: « Tournez-vous vers les Saintes-Mariés ». Comme tout dort au Mas, elle se lève. Elle revêt son beau costume d'arlésienne, le cotillon rouge piqué d'une fine broderie, la casaque noire qu'une épingle d'or resserre autour de sa taille riche, la dentelle et le ruban bleu qui forment la coiffe, le tablier, le fichu de mousseline. Ses chaussures à la main, elle descend l'escalier sans faire de bruit. Hélas ! elle a oublié son grand chapeau de Provençale, aux larges ailes, et la journée sera torride. C'était l'heure,

où, dans les plaines étoilées, précipitant ses roues ailées le vaste char des âmes, au fond du Paradis commençait sa montée brillante et les monts plongés dans la nuit regardaient dans le ciel passer le char volant.

Les chiens, couchés le long de l'enclos, h qui déjà vont traire les brebis, la voient passer, rapide comme un léger fantôme. Voici l'aube. Aux premiers feux de juin, la plaine de Crau se découvre, nue, pierreuse, immense connue le corps des géants aux- quels elle sert de sépulture. Inquiète au milieu de i étendue, Mireille se bâte. La soif la brûle. Le ai poir naîtrait dans son cœur, sans la rencontre d'un çonnet bavard, fils du prochain passeur sur le Rhône, qui, conmie elle, lait route vers le fleuve. C'est un petit nomade aux pieds nus, c'est Vincent enfant. II

lui conte les merveilles de la ville d'Arles, le |

complète ses louanges :

Mai douce et brune, la nui veille qui te

couronne il oublia, \\ niant, vie la dire: le ciel,

MIREILLE 115

féconde terre d'Arles, donne la pure beauté à tes filles

des parfums aux montagnes, des ailes à l'oiseau.

Le récit coule avec une telle abondance que les paysages, les souvenirs historiques et légendaires qui s'y intercalent en modèrent agréablement le cours, mais ne l'arrêtent pas.

Tandis qu'ils parlaient, dans le Rhône resplendissant de reflets roses qu'y répandait déjà le matin, douce- ment — les tartanes montaient. Des voiles le vent de mer enflait la toile et il les chassait devant lui telle qu'une bergère un troupeau d'agneaux blancs...

Le Rhône avec ses ondes bleues, majestueusement tranquilles, passait, en regrettant les palais d'Avignon,

les farandoles, les musiques. Comme un grand vieillard agonise il semblait tout mélancolique d'aller perdre à la mer et ses eaux et son nom.

iMireille passe le Rhône et continue sa course sous la chaleur grandissante. Sa tète tourbillonne. Elle voit dans un mirage une ville brillante avec d'innombrables clochers, un grand port avec sa forêt de mâts et de voilures. Elle a presque atteint, sans le remarquer, le terme de son voyage, quand toute sa force la quitte, elle tombe évanouie. La voici gisante sur la plaine, sans mouvement, la face au ciel. Cette pêne des sens physiques ne vient pas anéantir en elle la vie de l'esprit, mais au contraire la libérer et l'épurer. Fermée à la lumière extérieure, Mireille perçoit les premiers rayons d'une autre lumière, dont les moindres lueurs ont plus de charme que les feux du soleil dans tout son éclat. Ce premier pas vers la mort est le premier pas vers la vie qui attend, par delà la mort, cette âme tout amour. De cette âme, un doux appel suprême s'élève

lié FRÉDÉRIC MISTRAL

vers la divine patronne. Il s'élève doucement, d'un rythme léger, strophe à strophe, semblable à une tige miraculeuse que nous verrions se former et monter à travers l'espace, feuille à feuille, fleur à fleur. Ce mor- ceau lyrique est d'une merveilleuse perfection de forme, d'une ingénuité toute populaire d'images et de sentiment. Les Saintes répondent à cette prière, elles se montrent à Mireille dans une vision radieuse et sublime.

La légende des origines chrétiennes en Provence est bien connue. Après la mort du Christ, les Juifs auraient contraint quelques-uns de ses plus fervents disciples à monter sur un navire désemparé qui aurait été livré à la mer. Providentiellement conduit, le navire aurait abordé en Provence et les pauvres bannis, dis- persés dans la Gaule méridionale, en seraient devenus les premiers apôtres. Parmi eux se trouvaient Marie- Madeleine, Marie-Jacobé, mère de saint Jacques le Mineur, Marie-Salomé, mère de saint Jacques le Ma- jeur. Ce sont les trois Maries, avec leur servante Sara. On conçoit la faveur séculaire des Provençaux pour une tradition qui rattachait la conquête de leur peuple par le christianisme à un événement de ce caractère épique, de cette poétique beauté et qui montrait ce peuple touché, le premier entre tous ceux de la Gaule, par la civilisation de l'Evangile, comme il l'avait été par la civilisation romaine. La grande place que Mis- tral a donnée dans son poème à la légende des Saintes- Mariés n'est pas celle d'un épisode qui se lais distraire de l'ensemble, sans que celui-ci en tut altéré. Elle tient au cœur du sujet. Les héros de Mireille incarnent l'âme de la Provence, le christianisa] venu se mêler a l'héritage des civilisations antiques et

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mettre ses éléments en harmonie avec les leurs. Per- sonnellement, Mireille est une héroïne chrétienne. Il n'est pas douteux que, si Chateaubriand l'eût pu con- naître, il l'eût beaucoup invoquée, beaucoup citée, dans les beaux chapitres de critique littéraire du Génie du christianisme. Elle est chrétienne ou plutôt elle est, dès cette vie, une élue, par la puissance de son don d'ai- mer. Le christianisme n'a pas absolument créé, mais il a immensément popularisé le sens d'un amour qui dépasse la terre, qui est, dès ce monde, comme une flèche lancée vers l'autre, car il n'y a pas d'objet ter- restre digne de lui et qui, à l'épreuve, ne dût le déce- voir. C'est ce que les Saintes disent à leur jeune amie :

Jeune fille, ta foi est grande, mais que tes demandes nous pèsent! Tu veux boire, insensée, aux sources d'amour pur. Insensée, avant d'être morte, tu veux goûter la forte vie qui en Dieu même nous transporte ! Depuis quand as-tu rencontré le bonheur ?

Et les Saintes, pour faire resplendir en elle ces vérités souveraines, lui retracent l'épopée du christianisme, le débarquement sur la côte provençale, la lutte que les fidèles du Seigneur ont livrer à la tempête sou- levée par les démons, leur trajet le long des berges du Rhône, leur entrée dans Arles la superbe, un peuple en folie célèbre la fête de Vénus, la sainte audace du vieux Trophime, de Sidoine, de Maximin, se dres- sant en plein théâtre pour annoncer l'Evangile, les mouvements du peuple, révolté et séduit par la foi nou- velle, l'action de grâce de Marthe allant à la recherche du monstre invincible qui terrifie le pays, la Tarasque, et le couchant docile à ses pieds au nom du Christ. C'est la matière du onzième chant, tableau popu-

Il8 FRÉDÉRIC MISTRAL

laire de l'évangélisation de la Gaule méridionale, tout brillant de poésie, un grand sentiment de simplicité religieuse s'allie à je ne sais quelle impétueuse gaîté de l'imagination. Les Saintes terminent leur récit sur une vue prophétique de l'avenir qui réunira la Pro- vence à la France. Elles prononcent sur ce sujet de claires et souveraines paroles que nous recueillerons, avec d'autres de même portée, quand nous parlerons de la politique historique de Mistral.

Le dénouement du poème nous en réserve de plus hautes encore : celles qui tombent des lèvres de Mireille expirante.

Ses malheureux parents, terrifiés par sa disparition, ont mis en mouvement tous les alentours et découvert la direction de sa fuite. Ils accourent à bride abattue. Vincent les suit. Ils trouvent Mireille dans la chapelle on l'a transportée évanouie et déjà tout un peuple est assemblé, qui pleure sur elle. Ces vieillards, que le remords torture, cet amant au désespoir répan- dent au pied des Saintes leurs prières passionnées, les suppliant de leur accorder le miracle sauveur ou de les unir à Mireille dans la mort. Par ses chants, par ses cris, la foule qui les entoure se joint à leurs suppli- cations. Je ne détaillerai pas la scène : je la profanerais. Elle a, dans la sublime pureté de ses lig! beauté d'émotion mesurée et sereine pour laquelle il n'est qu'un juste hommage: les larmes, larmes des simples (et, en ce sens, nous sommes tous des simples) que touche au coeur ce concert de douleur humaine et de joie céleste, larmes des artistes que ravit une harmonie faite des notes Le I, les plus cris-

tallines, les plus déma- i de la harpe poétique.

De sa voix qui tombe et d'un accent plus doux

MIREILLE 119

que jamais, l'enfant choisie par le ciel répond aux plaintes de ceux qui l'aiment par des stances et des cantiques qui les convient au grand apaisement des perspectives surnaturelles.

O mon pauvre Vincent, qu'as-tu devant les yeux ? La mort, c'est le mot qui te trompe. Qu'est-elle? Un brouillard dissipé par le clair tintement des cloches, un songe qui réveille à la fin de la nuit.

Je ne meurs pas! d'un pied léger sur la nacelle je m'embarque... adieu! adieu! déjà nous voguons sur la mer, la mer, belle plaine agitée, du paradis est l'avenue; le bleu de l'espace céleste touche tout alentour au bord du gouffre amer.

C'est le paradis des enfants et du peuple. C'est aussi le paradis de ces âmes du plus haut vol qui sont arri- vées à se représenter avec ivresse des notions, des images presque sans corps. Il n'aura peut-être appar- tenu qu'à Mistral, entre les poètes, de fondre harmo- nieusement cette note naïve et cette note sublime, d'écrire une oeuvre qui allie ce naturel plein et fleuri avec ce rayonnant mysticisme, de mettre tant de grâce et de liberté d'observation, tant de riche et belle humeur dans un poème si religieux.

CHAPITRE VII CALENDAL: I. L'IDÉE GÉNÉRALE

FROIDEUR RELATIVE DE L'ACCUEIL FAIT A CALENDAL. EMBAR- RAS DE LA CRITIQUE ET DU PUBLIC. LE PERSONNAGE D'ESTÉRELLE. SES APPARENCES POÉTIQUES, SA SIGNIFICA- TION ALLÉGORIQUE. LA VIEILLE PROVENCE, L'AMOUR CHE- VALERESQUE ET COURTOIS, LA FÉE ESTÉRELLE. DAN- GERS DU GENRE ALLÉGORIQUE. IL s'aCCORDE MIEUX AVEC L'ART DES ÉPOQUES PRIMITIVES QU'AVEC UN ART CLAS- SIQUE ET MURI COMME CELUI DE MISTRAL. PART FACTICE ET ARCHAÏQUE, PART NATURELLE ET IMMORTELLE DE L'IDÉALISME AMOUREUX DES POÈTES DU MOYEN AGE. LE MARIAGE D'ESTÉRELLE. LE COMTE SÉVERAN ET SA BANDE DE RUFFIANS ET DE DEMOISELLES. LE BANDITISME EN PROVENCE A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE. SÉVERAN EST LUI-MÊME UNE ALLÉGORIE. LE SE1 (TE &LLÉO

EST TRES DÉLICAT A INTERPRÉTER. COMMENT ELLE NOUS REPORTE A LA GUEI M.BI-

GEOIS. DOCTRINE DE MISTRAL SUR CET ÉVÉNEMENT III RIQUE. ANALYSE DE CETTE DOCTRINE ET discussion DES THESES QUI LA COMPOSENT. LE BUT RELIGIEUX DE LA CROISADE ALUIC.KOI.SE. OPPOSITION ENTRE SON BUT ET LA MANIÈRE DONI ELLE FUJ NT III ET

SIMON DE MONFORT. RÉVEIL PATRIOTIQUE DU MIDI. SA QUASI-UNANIMITÉ CONTRE L'ENVAHISSEUR. LES DERNIERS FEUX DE SON INDÉPENDANCE. DISPARITION DBS DYNA MÉI M FRAN-

CALENDAL : I. L IDEE GENERALE 121

ÇAIS. COMMENT IL FAUT ENTENDRE LE « FÉDÉRA- LISME » MISTRALIEN. A QUOI IL S'OPPOSE. PLATONISME HISTORIQUE DU POÈTE. LA PROVENCE QU'lL ÉVOQUE EST VRAIE ET IDÉALE A LA FOIS. PART DU MIDI DANS LA CIVILISATION SUPÉRIEURE DE LA FRANCE MODERNE.

ACCUSATIONS CALOMNIEUSES AUXQUELLES LA PUBLICATION DE CALENDAL DONNA LIEU. TENDANCES « SÉPARATISTES » AVEUGLÉMENT OU MÉCHAMMENT ATTRIBUÉES AU POÈTE. IL FAUT RÉPONDRE A CES ATTAQUES, NON SEULEMENT PAR LA DÉFENSIVE, EN METTANT EN LUMIÈRE LE PATRIO- TISME FRANÇAIS DE MISTRAL, MAIS PAR L'OFFENSIVE, EN MONTRANT QUE SA CONCEPTION PROVINCIALE ELLE-MÊME A FAIT DE LUI L'UN DES PLUS PUISSANTS MAITRES ET MAINTENEURS DU PATRIOTISME FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE.

RETOUR A LA QUESTION LITTÉRAIRE. TORT FAIT AU POÈME, COMME ENSEMBLE, PAR UNE CERTAINE SURCHARGE D'IN- TENTIONS DIDACTIQUES ET DOCTRINALES. LA BEAUTÉ MAGNIFIQUE DE CALENDAL EST DANS SES ÉPISODES.

Mistral avait mis sept ans à faire Mireille. Sept ans après Mireille, il donnait Calendal, qui est, comme Mireille, une grande composition épique en douze chants, et écrite dans le même mètre que son aînée, mais d'un genre bien différent pour le fond.

Tout semblait en favoriser le succès auprès du public. Une curiosité charmée s'attachait à la personne et aux entreprises du poète « paysan », depuis que Lamartine avait magnifiquement annoncé sa gloire. Le mouvement provençal qu'il avait créé attirait l'attention universelle. On lui savait chez ses compa- triotes une popularité de prince. La bonhomie et la grandeur de son caractère, jointes à son éloignement

122 FREDERIC MISTRAL

de Paris lui avaient gagné beaucoup d'amis dans les lettres parisiennes. Le fait qu'il écrivait une autre langue que le français n'avait pas nui à ce senti- ment. Enfin la réussite de la Mireille de Gounod en 1863 avait valu à sa première œuvre un gros surcroît de popularité, du moins auprès des gens qui ne l'avaient pas lue. Et son nom en bénéficiait.

Calendal, en dépit de toutes ces aides du sort, reçut un accueil très froid. La presse de Paris se montra non pas hostile, mais inerte. L'ouvrage la dérouta ; elle ne s'y intéressa point, ne sut qu'en dire. Et contre cette indifférence, il ne fut pas très efficacement défendu par ceux-là mêmes qui, comme Saint -René-Taillandier et Armand de Pontmartin, le prônèrent et le qualifièrent de nouveau chef-d'œuvre. Quand on reprend leurs articles, on a l'impression que leurs louanges ne sont pas aussi aisées qu'elles sont d'ailleurs ardemment sincères ; on y sent quelque chose d'embarrassé ; elles ne portent pas leurs preuves en elles-mêmes, elles laissent le lecteur incertain sur la nature et la qualité réelle de l'objet loué. Ces critiques amis n'entraînèrent pas l'opinion. Un admirable article de Charles Maurras, paru près de- trente ans plus tard dans la Ga^ctir de France, répand sur la question une vive lumière. Malheureusement, l'écrivain, resserré dans les bornes du journal, n'a pas pu s'expliquer d'une manière assez étend

Le poète, dans ses notes autobiographique

constate avec sa tranquillité coutumière le silence

que lui opposa l'écho. Et il a exprimé l'espoir que la

rite rendrait à CtilcnJal le rang d'honneur dont

il le croyait digne. Pour la minime part que je tiens

la postérité, je suis dans une disposition d'esprit

CALEXDAL : I. L'IDÉE GÉNÉRALE 123

à remplir son vœu. J'estime Caîendal une grande œuvre, le génie du maître coule dans toute sa force, dans toute sa flamme. Mais ce jugement ne va pas sans une réserve. Je crois aussi qu'il y a quelque chose de fondé dans la déception qu'éprouva le public contemporain et que bien des esprits ressentent encore à la lecture de ce poëme, même parmi ceux qu'enthousiasment (sans parler de Mireille) Nette, le Poème du Rfjône et les Iles d'Or. C'est dire que la critique de Caîendal est une tâche assez complexe et qui appelle bien des distinctions.

J'ajoute que l'intérêt de cette étude n'est pas uniquement littéraire. Entre toutes les œuvres de Mistral, Caîendal est de beaucoup la plus importante, comme expression des doctrines nationales du poète. Et la n'est pas la moindre raison des complexités du sujet. Car le fond d'idées qui se manifeste ou qui perce dans Caîendal demande bien des éclaircisse- ments et peut susciter bien des controverses et malen- tendus. En fait, si l'apparition de ce poème ne fut pas très remarquée à Paris, elle fi: naître dans les milieux du Félibrige des agitations qui faillirent tour- ner à l'orage.

II

Le premier chant s'ouvre sur un superbe morceau, l'invocation du poète à « l'âme de son pays », quatre strophes pleines de majesté et de feu que je citerai plus loin : il s'agit tout d'abord de saisir et de suivre l'idée.

Par une belle journée de l'été, dans un site solitaire des montagnes qui environnent Toulon, un jeune

124 FRÉDÉRIC MISTRAL

homme et une jeune femme dont les personnalités, celle de la jeune femme surtout, se font dès l'abord sentir mystérieuses, sont assis et devisent ensemble. Le jeune homme se répand en amoureuses supplica- tions. Il se plaint de l'impitoyable dureté de son amie. Elle l'accueille de son plus beau sourire, le laisse s'abandonner à l'ivresse de l'espérance et toujours se refuse. Que n'a-t-il fait pour être digne de la pos- séder ? Il s'est livré à mille travaux. Il a « conquis fortune et gloire ». Il fera plus encore. Mais à quoi bon, puisqu'elle n'a pour dessein que de le désoler ? Ah ! il sait bien maintenant qui elle est, l'ensor- celante créature qui ne lui a révélé sa race ni son nom et dont l'image le hante et le tyrannise depuis le jour où, chassant, il la découvrit au milieu des rochers elle a coutume de vivre. Elle est Estérelle, la terrible fée Estérelle, célèbre par la cruauté de ses maléfices, Estérelle « qui affole de ses étreintes par- fumées ses poursuivants, puis, par une envie d'enfer, les met au désespoir ».

Propos d'amoureux dans la fureur du désir déçu ! Au fond de lui-même, Calendal ne croit pas a la méchanceté de celle qu'il nomme Estérelle et qui accepte, en souriant, ce nom, venu à la fce soit des montagnes de VEstérel, elle réside, soit de l'idée de Stérile, parce qu'elle ne se plaît qu'aux lieux déserts et rend stériles les champs elle passe, mais qui ressemble également au nom de la plus belle dvs choses visibles: les étoiles (stclla, tstlllo). Calendal a l'âme trop noble pour ne pas ci la sincère

tendresse dont son amie lui donne tant de marques il réalité du devoir austère qu'elle invoque, sans être expliquée jusqu'ici, pour ne pas céder a

CALENDAL: I. L IDEE GENERALE 125

l'amour des sens. La preuve qu'après de passagères crises de passion, il prend les choses de ce côté élevé, c'est qu'au sortir des entretiens d'Estérelle, quand il redescend parmi ses compatriotes, il se sent un surcroît de vaillance et de vigueur morale, il conçoit de nouveaux exploits à tenter, de nouveaux services à rendre. L'idée que tant de labeurs et de mérites finiront par avoir pour récompense Estérelle, rede- venue libre, est son stimulant suprême. Estérelle est pour Calendal inspiratrice d'héroïsme et de vertu.

Afin d'adoucir l'épreuve de Calendal, en éclairant sa raison, Estérelle se décide à lui découvrir sa vé- ritable personnalité,, à lui raconter son histoire. Elle l'attire dans une grotte dont l'air rendra à leur sang une fraîcheur propice à ce sujet d'entretien plus calme.

Estérelle est l'ultime et unique descendante des Baux. « Par son antique nom, comme par sa splen- deur, cette famille fut jadis la première des familles de Provence. Race d'aiglons, jamais vassale, elle effleura de la pointe de ses ailes la crête de toutes les hauteurs. » Les princes des Baux avaient fait souche de maisons seigneuriales ou souveraines dans tout le Midi, de Naples à Marseille et à Orange. Aux temps du royaume d'Arles, leurs guerres, leurs expéditions au delà de la mer les avaient couverts de gloire. Un destin contraire voulut qu'ils entrassent en compétition avec les Raimond-Bérengier, comtes de Barcelone, pour la succession de la couronne et du comtat de Provence. Une bataille malheureuse, en un seul jour, ruina leur haute fortune. Cependant leur nom conserva son éclat, parce qu'ils n'avaient pas moins cultivé les

126 FRÉDÉRIC MISTRAL

arts et la poésie que les armes. La cour des Baux était le brillant asile du gai-savoir, le rendez-vous chéri des poètes et des musiciens, attirés par la beauté et l'esprit de ses princesses aux noms si jolis de Huguette, Sibylle, Blanchefleur, Baussette et par les faveurs dont maîtres et dames du lieu se plaisaient à combler la lyre. Sans cesse s'y donnaient des fêtes dont le chant et la récitation des vers étaient le principal plaisir et l'âme môme. Que de belles aventures d'amour, aux dénouements souvent tragiques, se nouaient dans ces poétiques journées ! A quelle floraison d'inventions gracieuses et de beaux propos elles donnèrent l'essor ! Les Troubadours avaient des chants particuliers pour toutes les circonstances de la vie, comme pour toutes les nuances et les phases de la passion amoureuse. La distinction de ces genres nombreux était savante et subtile. Il y avait la Chanson, la Tenson, la Pas- tourelle, la Ballade, le Sirvcntc, le Congé, l'Aubade, le Soûlas et bien d'autres.

Evanoui, cet ancien éclat de l'existence ! De leurs vastes possessions d'aman, il ne resta aux seigneurs des Baux qu'un rocher : le rocher d'Aiglun, qui porte le château naquit Hstérelle. Mais, malgré les sept siècles écoulés sur cette décadence, la majesté du vieux nom subsiste toujours. Relevée par la beauté d'Estérelle, elle mettait à ses pieds les jeunes gens des plus grandes familles provençales : les Blacas, les Adhémar, les Barras, les Castellanc, les l'orbin, les Sade, les Villeneuve, les Montolieu. Maigre le déla- brement de son héritage, tous auraient été glorieux m alliant

Ce p.issé d'hier et ce passe remontant à sept cents rivent avec la même force et. pour ainsi dire,

CALEKDAL: I. LIDEE GENERALE 127

figurent sur le même plan dans la mémoire de la jeune femme. Et même, des deux, le plus vieux lui est le plus présent. La longue histoire de sa race semble, dans son sentiment, ne faire qu'un avec sa propre' personnalité. Elle puise d'abondance dans ses sou- venirs de famille des connaissances que les érudits ont amasser laborieusement dans les vieux textes et elle les déroule avec plus de grâce, mais non moins de sûreté savante, que Fauriel, Gaston Paris, Diez ou Paul Meyer. On croirait qu'elle a person- nellement vécu toute la suite des siècles qu'elle évoque. Et cette longévité n'est assurément pas le fait d'un être naturel. Mais voici un bon moment qu'aucun de mes lecteurs ne s'y trompe : Estérelie est un être idéal, une allégorie, l'allégorie de la Pro- vence historique et légendaire. Elle incarne la geste provençale à travers les, temps, geste guerrière, poé- tique et amoureuse.

n'est pas toute sa signification. Elle représente un autre idéal encore : l'idéal de l'amour féminin, tel qut l'a conçu et chanté la poésie du moyen âge, par- ticulièrement chez les troubadours provençaux, qui en ont fait le thème favori de leur lyrisme. Elle person- nifie la doctrine de l'amour considéré comme le suprême éducateur moral de l'homme, comme le plus fort et le plus pur des attraits qui l'appellent vers le bien. Si l'homme de cœur tend toujours à mieux faire, à grandir en sagesse et en courage, à être aujourd'hui plus qu'il n'était hier en tout ce qui peut honorer et orner la nature humaine, à élargir et élever son champ d'action, c'est, avant tout, pour complaire à la dame qui possède ses pensées, c'est pour s'approcher de plus en plus des hauteurs quasi célestes d'où elle le

120 FREDERIC MISTRAL

regarde. Elle est son guide et sa lumière, son initia- trice. Calendal prend Estérelle pour témoin et pour arbitre de tous ses efforts. Ce qu'il croit devoir penser de son mérite et de ses progrès, comme aussi de ses erreurs et de ses fautes, dépend des sentiments d'Estérelle.

Ces sens allégoriques sont évidents. Je ne pense pas me tromper quand j'en aperçois un troisième que voici: l'amie de Calendal et la fée Estérelle sont au fond une seule et même personne. Il est vrai que la première est bonne et bienfaisante, au lieu que la seconde a une réputation de perversité, puisqu'on dit qu'elle rend les hommes fous et enrages d'amour, à seule fin de rire de leurs convulsions. Mais nous pou- vons croire aussi que cette réputation est calom- nieuse; car, dans un autre endroit du poème, il lui en est attribué une autre, toute sympathique. Elle est présentée comme la créatrice d'un genre d'illu- sions infiniment meilleur. Les rêveurs, les lunatiques, les poètes qui poursuivent quelque chimère (non quelque niaise, mais quelque belle chimère, capable de devenir un jour, par l'obstination et le génie de Ceux qui s'y dévouent, une belle réalité), ces esprits, étrangers aux intérêts immédiats, à la sagesse terre à terre du monde, et dont le inonde se moque, ont été touchés par la baguette d'Estérelle. Ce sont des o enféés » enfaJah. Par exemple, l'idée d'une renaissance poétique de la Provence fut d'abord jugée chimérique. On la railla. On ne la raille plus, mainte- nant que Mireille, Calendal et le FéUbrige existent. Mais, pour s'en éprendre, en plein milieu du siècle i vapeur et de la démocratie, ne fallait-il pas être un peu « enfèé » ?

calendal: i. l'idée générale 129

ni

Tout cela est charmant et noble. Mais, comme matière poétique, cela est un peu subtil et risque d'être, dans la mise en œuvre, un peu froid et décon- certant. Subtilité et froideur, ce sont les écueils de l'allégorie. Je ne parle pas de l'allégorie comme figure de style, qui n'est que la métaphore développée et dont ne sauraient se passer ni l'expression poétique ni même l'élocution littéraire en général. Je parle de l'allégorie comme fond et sujet de l'invention, de l'allégorie soutenue tout le long d'un poème. Dans ce genre, elle est dangereuse ou, du moins, il me semble qu'elle s'accorde beaucoup mieux avec la roi- deur d'un art encore primitif et pauvre en moyens d'expression qu'avec la maturité, la souplesse, la richesse pleinement épanouies d'un art comme celui de Mistral, plus fait pour rendre des choses vivantes que des entités idéales. Dans l'art allégorique des pri- mitifs, l'expression, grâce à son indigence même, ne détourne pas l'esprit de l'idée abstraite représentée; l'intérêt qui s'attache à celle-ci compense la mai- greur de celle-là ; un public, encore naïf, éprouve à remonter de la figure au sens figuré un plaisir qu'il prend, dans son inexpérience, pour le plaisir de l'art lui-même. Au contraire, dans l'art riche et fleuris- sant des époques mûres, la figure et le sens figuré, le symbole et le concept symbolisé se font réciproque- ment tort et forment une espèce de contradiction. Le plaisir pris à la figure fait qu'on n'a cure du sens figuré, qui est un peu sec et sans saveur en comparai- son; d'autre part, l'idée qu'il y a un sens figuré à Lasserre. 9

130 FRÉDÉRIC MISTRAL

comprendre refroidit le plaisir pris à la figure, tout comme la préoccupation de ce sens a empêcher l'artiste de la traiter et de la développer tout à fait naturellement. Par exemple, rien ne nous capti- verait, ne nous toucherait comme la lutte de l'amou- reuse Estérelle contre le vertige de l'amour sen- sible, et d'autant plus que les conditions cette lutte est soutenue (des tête-à-tête répétés avec un beau gaillard plein de cœur et de force, dans un lieu soli- taire et par quarante degrés de chaleur) la rendent particulièrement héroïque. Mais, quand nous sentons qu'Estérelle est plutôt un concept historique et moral qu'une personne de chair et d'os, comment notre imagination pourrait-elle se prêter franchement ? De même, la délicieuse évocation des beaux temps de la vieille poésie du Midi et des enchanteresses qui l'ins- piraient nous ravirait-elle davantage, si elle s'otlrait comme un cri d'amour, un élan de nostalgie parti du cœur du poète et ne se mêlait pas à une certaine théo- rie historique de la Provence, qui provoque notre réflexion et peut inspirer quelques réserves à notre esprit critique.

L'idéalisation de la femme, selon la conception traditionnellement chère aux poètes du moyen âge, appelle aussi certaines réserves. Elle fait un certain disparate avec le beau réalisme poétique qui est tunùer chez Mistral. Elle étonne un peu notre goût, devenu plus ami du naturel, de même que le pla- tonisme amoureux de YAstrcc, qui lut comme une reviv; momentanée de la théorie des trouba-

dours au début du wir siècle, étonnait le goût du public de Racine. Ce n\ pas que nous la

dédai que nous la raillions, cette conception

CALENDAL: I. L IDEE GENERALE 1 3 I

vénérable qui eut sa raison d'être à une certaine époque, par opposition à la grossièreté et à la bruta- lité des mœurs masculines et dont la faveur a singu- lièrement contribué, en son temps, aux progrès de la civilisation morale. Nous lui rendons, au contraire, un haut hommage. Nous disons même qu'elle est vraie. Il est bien vrai que l'amour est le seul moteur des belles énergies viriles et que, s'il est pour l'homme des amours d'ordre plus élevé que l'amour de la femme, celui-ci possède du moins cette primauté de fait, qu'il peut exister sans ces affections supérieures et qu'elles ne le peuvent sans lui. C'est lui qui four- nit à la nature humaine le feu auquel tous ses autres amours s'allument. Il est le foyer de toute notre sen- sibilité; il est impliqué dans toutes les vibrations ardentes de notre âme ; il a sa part nécessaire à tout ce que nous pouvons sentir de noble et de généreux, concevoir et accomplir d'héroïque. Ce sont là, dis-je, des vérités. Ce qui nous différencie des troubadours, c'est le penchant qu'ils avaient à mêler un peu trop de théologie et de métaphysique à ces douces vérités naturelles. Par là, ils leur faisaient perdre de leur grâce et leur donnaient un certain caractère d'apprêt, de convention, de roideur, auquel elles ne gagnaient rien. Nous nous en faisons une idée plus simple et plus vraie qui leur laisse toutes leurs justes nuances et les met à l'abri des railleries de Cervantes et de Molière. Nous connaissons la divine action de la femme, tout en voyant la femme telle qu'elle est, telle qu'elle peut être. Nous ne la poussons plus à l'archétype platonicien.

Je suis d'ailleurs loin de dire que Mistral, plato- nicien certes, mais malicieux comme pas un, ait

1^2 FRÉDÉRIC MISTRAL

donné dans cet excès. Je dis seulement : son Estérelle est un" peu doctrinale.

Telle est la source des impressions qui refroidirent le public à la lecture de ce poème et qui le dérou- tèrent en l'empêchant de sentir nettement en présence de quel genre de .fiction il se trouvait. Mais pour nous rendre compte de ces impressions et de leur portée, continuons l'analyse du poème, considéré dans ses éléments allégoriques, en repartant, comme il con- vient, du sens littéral.

IV

Estérelle a fait un mariage malheureux. Un per- sonnage, qui nous est présenté sous des apparences de gentilhomme, le comte Séveran, est venu demander sa main avec des façons irrésistibles. C'est un type de dominateur, impérieux et dur, qui obtient par l'ascen- dant de sa volonté de fer ce qu'il ne saurait attendre des mouvements de la sympathie. Il aborde la jeune fille avec une profession de foi terrible, mais pleine d'allure, sur l'économie de ce monde, telle que la voit un esprit lucide: d'un côté, le petit nombre des gros, des forts et des résolus, de l'autre la plèbe in- nombrable des petits, des faibles, des imbéciles e niais qui, en étant mangés par les autres, ont tout ce qu'ils méritent. Il s'agit d'être du bon cote. I philosophie glace le sang d'Estérelle. Néanmoins, ut promise à Séveran, elle n'aurait à son égard que des pensées d'épouse docile et fidèle au devoir, sans la tragique découverte qu'elle fait le jour de sa noce.

Un vieillard aux vêtements humbles est entré dans la salle du festin. Son front triste, son air de mendiant

calendal: i. l'idée générale 133

le font accueillir par des quolibets et des injures. Mais lui, impassible comme la statue du Commandeur au festin de Don Juan, se dirige vers « son fils » auquel il a de solennelles paroles à faire entendre. Son fils, c'est le comte Séveran. Celui-ci, ne parve- nant pas à effrayer de ses regards le vieux père dont la présence lui est odieuse, le fait jeter à la porte par ses valets et ses chiens. Estérelle est saisie d'horreur. Comme le vieillard voit sa compassion, il s'approche d'elle et lui glisse à l'oreille l'épouvantable vérité : « Malheureuse! tu as épousé un capitaine de bri- gands ! » Estérelle s'enfuit et cherche un refuge dans les montagnes. C'est que Calendal l'a rencontrée et revient la voir, tandis que Séveran, ivre de rage, la cherche vainement.

Voici, d'après Saint-René Taillandier, grand ami du poète et qui a pu recueillir à ce sujet ses indica- tions, les données historiques qui lui auraient fourni l'idée de cette figure : « La Provence a vu, il y a cent ans (l'article que je cite est de 1868) de singuliers types de bandits, gentilshommes ou bourgeois, qui détroussaient les passants, pillaient les campagnes, faisaient de véritables expéditions contre les gens du roi, et terrifiaient si bien la contrée que nul n'osait indiquer les repaires ils allaient célébrer leurs orgies. Ces repaires étaient quelquefois de vieux châteaux forts dans les Alpilles, nids de vautour cachés au milieu des rocs. Si plus d'un, parmi ces forcenés, a fini sous la main du bourreau, combien en est-il qui ont soutenu cette guerre pendant des années! Ainsi a vécu longtemps, pour n'en citer qu'un exemple, Gaspard de Besse, demi-brigand, demi-chevalier, roué à Aix en 1776. »

IJ4 FRÉDÉRIC MISTRAL

(Je lis dans une note de Mistral, empruntée à Léon Gozlan, que Gaspard de Besse, lors de son procès, cita de l'Homère et de l'Anacréon à ses juges.)

L'imagination de Mistral a travaillé agréablement sur ces modèles. Il les a colorés, animés; il les a groupés en tableaux plaisants et brillamment com- posés. Séveran, ses estafiers, les « dames enjouées » qui les suivent, forment une compagnie divertissante l'on aimerait presque vivre. Assis sur l'herbette molle, l'escopette entre les jambes, les lévriers autour d'eux, on dirait des seigneurs et des princesses de Décameron. Ils se répandent en plaisants propos; les hommes chassent l'alouette, les dames effeuillent la marguerite. Et l'on boit frais. Ils n'ont pas l'air de penser à la maréchaussée. Quand Calendal, dans une de ses courses en montagne, tombe au milieu d'eux ec n'en paraît pas autrement ému, ils font fête à sa hardiesse et à sa belle mine, ils se délectent des longues et merveilleuses histoires qu'il leur raconte et qui forment (nous allons te voir) la grande beauté du poème. Séveran voudrait faire du soupirant d épouse son meilleur ami. Il est vrai que les choses semblent toujours sur le point de se gâter dans compagnie joyeuse, on s'attend à voir tirer les cou- teaux. Mais il est assez connu que les apaches ont en gémirai beaucoup d'amour-propre ; ce sont des hommes fort susceptibles. Pour les dam doivent, d'après la profession de leurs compagnons, avoir été recrutées dans les rues du vieux Marseille.

ridant elles ont beaucoup d'espièglerie et de tillesse. L'une d'elles a un nom presque aussi joli que les princesses des lortunette. Les orgies

que la bande » célèbre », pour parle! comme le

calendal: i. l'idée générale 135

bon Saint-René Taillandier, comprennent des diver- tissements fort corsés; mais elles ne sentent pas la crapule, elles ne manquent pas d'un certain style. Ii est vrai qu'elles se célèbrent dans un vieux manoir orné de statues de Puget, de tableaux de Vernet. Les noms de ces grands artistes de Marseille sont même le seul trait qui fixe sûrement l'époque ces choses se passent. Aux moeurs, on pourrait s'y tromper; elles ne sont d'aucun temps précis, mais seraient plutôt du moyen âge que du xvme siècle.

Quant à Séveran, on a quelque peine, bien que ce soit indubitablement sa profession, à se le figurer comme un brigand de grands chemins. Qu'est-ce que ce brigand de grands chemins qui va demander en légitime mariage la plus illustre héritière de la Provence ? Un enlèvement, soit! Mais de justes noces une jeune fille ruinée, c'est bien invraisemblable de la part d'un homme perpétuellement guetté par la gendarmerie. Séveran me fait plutôt l'effet d'un de ces barons, comme en vit le haut moyen âge, ne craignant Dieu ni diable, désolant les routes et ran- çonnant les voyageurs, quand besoin était, mais sachant faire aussi métier de guerre et de gouverne- ment. Ce qu'il faut surtout dire, c'est que, si le personnage de Séveran offre quelque incohérence, il offre encore plus d'indétermination. Très sommaire- ment dessiné, très peu saisissable, il est fe moins vivant, le moins réel des personnages de cette épopée. Quoi d'étonnant ? Marié à une entité, Séveran doit bien être une entité lui-même. Époux d'une allégorie, il faut bien qu'il soit lui-même une allégorie.

Considéré à ce point de vue, que signifie-t-il ? Que personnme-t-il ? Estérelle est la Provence. Séveran est

136 FRÉDÉRIC MISTRAL

l'époux à la fois légitime et illégitime d'Estérelle. Il est pour elle un conquérant brutal, un tyran dont elle aspire très justement à se libérer. Quelle est la puis- sance qui joue ou qui a joué dans l'histoire ce rôle à l'égard de la Provence et dont nous devrions voir dans Séveran l'incarnation ?

La question est très délicate. Il faut la traiter avec une franchise entière, non pour l'honneur du grand poète qui n'a aucun besoin d'être défendu, bien qu'il ait été en butte à certaines attaques aveugles ou perfides à ce sujet, mais dans l'intérêt de la vérité historique et des saines idées nationales.

V

Dans la première édition de Mireille, publi. Avignon, il y avait une strophe qui ne se trouve plus dans le texte actuel. Les Saintes Maries, apparues à Mireille et lui exposant à grands traits l'histoire de la Provence, y parlaient en termes flétrissants de la guerre des Albigeois. Elles appelaient des « t ra i : les croisés du Nord qui, en 1209, à l'appel d< envahirent les provinces méridionales pour \ truire l'hérésie. L'éditeur parisien demanda la SU] sion de ce mot violent. On conçoit son inquiet La guerre des Albigeois, commencée comme une guerre religieuse, a eu de grandes politiques qui ont finalement amené l'annexion du Languedoc, puis celle de la Provence à la France. Appliquer aux promoteurs de cetti la qualité

de traîtres, n'équivalait il pas à définir cette annexion POmmC une œuvre de traîtrise? En droit, non. Car,

CALENDAL: I. LIDEE GENERALE 1^7

en supposant l'épithète justifiée, il eût fallu, pour légitimer le passage d'une idée à l'autre, que l'arrière- pensée d'annexer le Midi au royaume eût inspiré les promoteurs de la Croisade et que le motif religieux n'eût été, de leur part, qu'un prétexte. Thèse absolu- ment insoutenable. L'annexion a été un résultat; elle n'avait pas été un but. Elle est ce qui est arrivé ; elle n'est pas ce qui avait été recherché. Mais le public est simpliste et plus sensible à la force des mots qu'à la justesse des distinctions logiques. Il s'y fût trompé. Le poète reconnut le danger d'une interprétation bien opposée à son sentiment et biffa son invective. Quel était donc son sentiment ?

Parmi les textes qui en contiennent l'expression, il faut aller tout droit à celui il s'est expliqué de la manière la plus étendue. Je veux parler d'une note ajoutée au premier chant de Calendal et relative à un passage de ce chant il est fait allusion à la guerre des Albigeois. On y trouve sur la question des rapports de la France et de la Provence un ensemble d'idées justes, fortes, excellentes, qui formeront le fond définitif de la doctrine mistralienne à ce sujet. Il faut bien dire qu'on n'y trouve pas que cela. Ce morceau, écrit en français et littérairement fort beau, offre lui-même, mêlées à ces idées de la plus haute valeur, d'incontestables traces de la fougue de jeunesse qui, dans Mireille, avait fait jaillir de la plume du poète le mot dont son éditeur s'alarma. Ici, ce qu'elle a produit, ce n'est pas des violences de termes, mais des imprudences, des témérités de théorie ou de formulaire qui ne pouvaient aller sans quelque péril. Par la suite, Mistral s'abstiendra de ces intempérances généreuses, dont les inconvénients lui auront été

I38 FRÉDÉRIC MISTRAL

révélés ; il pèsera les formules de doctrine de relie façon qu'elles ne trahissent plus, si peu que ce soit, le fond véritable de sa pensée. Mais dans le temps même de ce juvénile enthousiasme, il eût été le pre- mier à protester contre les conséquences que des esprits malintentionnés (ces esprits ont existé et fait à un certain moment pas mal de bruit) eussent pu déduire de ses déclarations en les prenant trop à la lettre. Nous ne le conjecturons point. Nous pour- rons le prouver avec éclat. Voici le texte :

Bien que la croisade commandée par Simon de Mon- fort ne fût dirigée ostensiblement que contre les hérétiques du Midi et plus tard contre le Comte de Toulouse, les villes libres de Provence comprirent admirablement que sous le prétexte religieux se cachait un antagonisme de et quoique très catholiques, elles prirent hardiment parti contre les croisés.

Il faut dire, du reste, que cette intelligence de la natio- nalité se manifesta spontanément dans tous les paj langue d'Oc, c'est-à-dire depuis les Alpes jusqu'au

ne et de la Loire jusqu'à l'Ebre. Ces populations, de tout temps sympathiques entre elles par une similitude de climat, d'instincts, de mœurs, de c lation et de langue, se trouvaient à cette époque prêl

; un État de Provinces-Unies. Leur nationalité,

s des Troubado

mûri rapidement au soleil des libertés lo>. r que

même, il ne fallait plus qu'une ierrc

malin

Le Nord, armé pai l'i par cette infl

énorme qui avait, dans précipité l'Hurope

calendal: r. l idée générale 139

sur l'Asie, avait à son service les masses innombrables de la Chrétienté, et, à son aide, l'exaltation du fanatisme.

Le Midi, taxé d'hérésie, malgré qu'il en eût, travaillé par les prédicants, désolé par l'Inquisition, suspect à ses alliés et défenseurs naturels (entre autres le Comte de Provence) faute d'un chef habile et énergique, apporta dans la lutte plus d'héroïsme que d'ensemble, et succomba.

Il fallait, parait-il, que cela fût pour que la vieille Gaule devint la France moderne. Seulement, les Méridionaux eussent préféré que cela se fit plus cordialement et désiré que la fusion n'allât pas au delà de l'état fédératif. C'est toujours un grand malheur quand par surprise la civili- sation doit céder le pas à la barbarie, et le triomphe des Franchimands retarda de deux siècles la marche du progrès, ce qui fut soumis, qu'on le remarque bien, ce fut moins le Midi, matériellement parlant, que l'esprit du Midi. Raimond VII, le dernier Comte de Toulouse-, re- conquit ses États et ne s'en dessaisit qu'en 1229, de gré à gré, en faveur de Louis IX. Le royaume et comté de Provence subsista longtemps encore, et ce ne fut qu'en i486 que notre patrie s'annexa librement à la France, non comme un accessoire à un accessoire, mais comme un principal à un autre principal. Mais la sève autochtone qui s'était épanouie en une poésie neuve, élégante, chevaleresque, la hardiesse méridionale qui émancipait déjà la pensée et la science, l'élan municipal qui avait fait de nos cités au- tant de républiques, la vie publique enfin circulant à grands flots dans toute la nation, toutes ces sources de politesse, d'indépendance et de virilité, étaient taries hélas ! pour bien des siècles.

Aussi, que voulez-vous? bien que les historiens fran- çais condamnent généralement notre cause, quand nous lisons dans les chroniques provençales le récit douloureux de cette guerre inique, nos contrées dévastées, nos villes saccagées, le peuple massacré dans les églises, la brillante noblesse du pays, l'excellent Comte de Toulouse, dé-

140 FRÉDÉRIC MISTRAL

pouillés, humiliés, et d'autre part la valeureuse résistance de nos pères aux cris enthousiastes de : Tclosa / Marselba ! Avinbon! Provensa! il nous est impossible de ne pas être ému dans notre sang et de ne pas redire avec Lucain : Victrix causa Diis pîacuit, sed vicia Caloni.

Dans ce morceau, d'un tour admirable, on peut distinguer quatre thèses. La première a trait aux ori- gines et à la raison d'être de la croisade albigeoise. La seconde, à la manière dont la croisade s'est accom- plie et à la réaction qu'elle a provoquée de la part des populations méridionales. La troisième concerne le mode d'incorporation des provinces du Midi au royaume français. La quatrième vise l'effet de cet ensemble d'événements sur le destin de la civilisation dans le Midi et en général.

Ces quatre thèses, qui se présentent dans l'exposé du poète comme une sorte de système lié, sont gran- dement inégales en valeur intrinsèque et il est facile de montrer qu'elles ne se commandent pas l'une l'autre. Mais je dis plus : elles sont grandement inégales en consistance dans la pensée du poète lui-même.

I. Pour ce qui est de la raison qui détermina la croisade,