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Aujour- d'hui plus que jamais, après les mécomptes du passé et en présence des incertitudes de l'avenir, les princes d'Orléans sont un objet d'espérance pour les uns, de crainte pour les autres, d'attention pour tous. Ils ont beau faire ce qui dépend d'eux i. «> LES PRINCES D'ORLÉANS. pour n'être pas des prétendants , il leur est impossible de n'être pas des princes. Ni leurs amis ni leurs ennemis n'oublient quel sang coule dans leurs veines , quels souve- nirs ils rappellent, quels principes ils repré- sentent. Ils peuvent ne pas chercher de rôle, mais ils se tromperaient s'ils croyaient qu'ils pourront se soustraire à de certains devoirs. La France traverse en ce moment une des crises les plus terribles de son histoire. Au milieu de ses agitations, elle a trouvé un instant de repos sous un gouvernement qui se personnifie dans un homme, et qui . est destiné, selon toute apparence, à finir avec lui. Oft ne songe pas à contester les merveilleuses aptitudes de M. Thiers; mais on est obligé de reconnaître que plus les dons qu'il a reçus de la nature sont rares et précieux, moins il est à espérer qu'on les trouve, après lui, dans un autre homme d'État. . Un jour viendra donc où la France devra LES PRINCES D'ORLÉANS. 7 chercher son salut, non plus dans un gou- vernement personnel, non plus dans une sorte de dictature légale, imposée par les -circonstances et légitimée par le talent (si quelque chose toutefois peut légitimer la dictature), mais dans des institutions sem- blables à celles dont jouissent la plupart des nations voisines, dans le gouvernement constitutionnel en un mot. Or il est incontestable que, pour la masse du public, les princes d'Orléans représen- tent ce régime, qui nous a donné trente-trois années de paix, de prospérité, de progrès industriel et commercial, de gloire littéraire et artistique, d'ordre légal et de liberté sçge. En cela le public n'est pas complètement équitable, car la Restauration peut reven- diquer la première et non pas la moins belle partie.de cette heureuse et brillante période . •Malheureusement la Restauration, dans une heure d'égarement, a voulu nous re- prendre les inestimables biens qu'elle- 8 LES PRINCES D'ORLÉANS. même nous avait donnés, appelant ainsi sur elle et sur nous des malheurs qui ne sont point encore terminés. Il faut reconnaître d'ailleurs que la Res- tauration., même au temps, où nous lui de- vions les plus réels et les plus incontestables bienfaits > n'a jamais joui d'une grande po- pularité. Ce pays a une faiblesse que je suis loin d'approuver 3 mais que je suis obligé de constater. Il a une telle crainte de voir re- naître l'ancien régime , que tout ce qui s'y rattache commence par lui être suspect. Quand on date d'avant 1 789, on ne triomphe de ses défiances qu'à la condition de donner des gages irrécusables à l'ordre de choses nouveau . Or ces gages x les princes d'Orléans les ont amplement donnés. On leur pardonne de dater d'avant 1789, et même d'avant les croisades; on leur pardonne d'appartenir à •la plus ancienne et à la plus illustre famille qu'il y ait dans le monde. Ils ont beau être LES PRINCES D'ORLÉANS. Il en est un surtout que l'opinion publique semble désigner pour cette tâche. De bril- lantes facultés et un favorable concours de circonstances , un esprit facile et souple, un caractère fin et en même temps capable de décision , l'ont placé au premier rang parmi les hommes sur lesquels la France , dans la comme . nos ennemis du dehors en ont besoin pour continuer à ré- gner sur l'Europe. Edouard Hervé. Paris, 20 avril* 1872. LES PRINCES D'ORLÉANS Élargissant le cercle de la chronique contemporaine , nous écrivons les biogra- phies des princes de la Maison d'Orléans. Le lecteur comprendra vite que ce livre n'est point une œuvre de parti; il reste com- plètement en dehors de toute polémique ou de toute affirmation d'idées politiques. Nous comblons une lacune et nous appor- tons des documents nouveaux 3 comme c'est notre devoir et notre tâche habituels. Le caractère particulier des princes de la Maison d'Orléans résulte certainement de 3 26 LES PRINCES D'ORLÉANS. l'éducation égalitaire qu'ils ont reçue par la volpnté de leur père. Plus tard, les cir- constances les ayant placés dans des situa- tions exceptionnelles , l'expérience , l'usage d'une vie difficile et troublée , et par-dessus tout le malheur , qui les a pris à sa rude et grande école,, ont ajouté aux premiers avantages qu'ils avaient recueillis de leur éducation,, des avantages nouveaux plus solides y et qu'on ne saurait acquérir sans avoir été soumis à de cruelles épreuves. Il n'y a pas de remède pour les princes à l'absence des influences nécessaires; l'édu- cation française dans un milieu français , ou de fait ou par tradition , est indispensable à ceux qui veulent avoir sur nous Fac- tion nécessaire pour nous gouverner. Ils doivent parler notre langue , sentir comme nous sentons , souffrir des mêmes douleurs et jouir des mêmes jouissances. Il faut que leurs plaisirs soient les nôtres > comme nos aspirations^ nos facultés, nos répulsions* et LES PRINCES D'ORLÉANS. 27- même nos haines : sans quoi le courant ma- gnétique ne s'établit jamais entre le peuple et celui qui le gouverne , et le premier des Français est celui qui, au milieu d'eux , reste le plus étranger. Il est certain que le roi Louis-Philippe, en voulant que ses fils, depuis l'héritier du trône jusqu'au plus jeune de ses frères, sui- vissent la carrière commune à tous, les a rendus plus semblables à leurs concitoyens, et les a pourvus d'une éducation et d'un tem- pérament essentiellement français, dans les- quels nous nous reconnaissons tout entiers. Il y a des aptitudes et des goûts qui ne peuvent point ne pas se rencontrer chez ceux qui prétendent être l'expression, de la race. Nous ne revendiquons pas pour notre infortuné pays les dons les plus précieux et les propensions les plus. nobles; cependant il est certain qu'avec la sociabilité, qui . fit de notre nation l'une des plus hospitalières du monde, et de Paris le grand salon de ' 28 LES PRINCES D'ORLÉANS. l'Europe , il faut encore qu'un Français qui se regarde comme un type ait le culte des choses de l'esprit , le goût de la litté- rature, l'instinct des beaux-arts, l'amour du mouvement, le don de la vie, et qu'il joigne à tout cela une fougue chevaleresque et certaines qualités joyeuses et vives qu'il est plus facile de comprendre et d'apprécier que de bien définir. Le Français revêtira d'une forme aimable et frappante une pensée nette et bien hu- maine. Il trouvera une formule rapide, un mot qui vole, une phrase courte qui se fixe bien et qui devient type et symbole. Il sera prompt, vif, concis et clair. Il aura le don de l'intuition plutôt que la science patiente et raisonnée, et, résumant vivement, dans une synthèse à la fois complète et limpide, il vulgarisera la pensée profonde qu'il aura su dégager des nuages d'une conception un peu lourde et difficile à saisir. Il éprouvera le besoin d'échanger des LES PRINCES D'ORLÉANS. 29 idées , de produire lui-même ou tout au moins de s'intéresser aux productions d'au- trui ; il s'éparpillera peut-être au lieu de se concentrer, et son esprit sera ouvert à beau- coup de choses à la fois : il jouira de la vie , il aura dans le cœur un rayon de soleil qui éclairera de son reflet tout ce qui l'en- toure. S'il est doué d'une âme forte, le malheur lui-même ne couvrira pas tout en- tier de ses cendres ce foyer bienfaisant; il gardera l'impression cruelle du coup qui l'a frappé sans que sa vivacité d'esprit en soit éteinte; il refleurira vite, au risque de pas- ser pour léger aux yeux des nations, mais la mélancolie qu'entraînent fatalement les tristes souvenirs, déjà voilés et comme adoucis, viendra ajouter encore aux grâces de son esprit, désormais accessible aux sen- timents divers et capable de les comprendre tous. Ce sont là, si je ne me trompe, les traits caractéristiques du Français, le portrait idéal 3. 3o LES PRINCES D'ORLÉANS. qu'on en pourrait tracer. On retrouvera facilement quelques-uns de ces traits dans les différentes personnalités que nous es- sayons de peindre. Vingt-quatre ans se sont écoulés depuis la révolution de février, les enfants sont devenus des hommes, les petits princes qui jouaient au cerceau dans les allées du parc de Neuilly et qui souriaient au peuple du haut du balcon des Tuileries, sont aujour- d'hui des personnalités sur lesquelles la France a les yeux fixés, mais qu'elle n'a pas eu les moyens de bien connaître. De- puis ces vingt années, de temps en temps l'écho d'un long voyage arrivait jusqu'à nous, un navire au pavillon tricolore abon- dait une terre lointaine, de jeunes exilés recueillaient pieusement sur ces plages dé- sertes les restes des Français qui les avaient foulées avant eux; on annonçait la mort d'un vieillard; d'une veuve, ou la naissance LES PRINCES D'ORLÉANS. 3i d'un entant de sang royal, La presse étran- gère nous apportait le récit de quelque fait d'armes accompli par un volontaire français enrôlé sous un drapeau qui n'était pas le sien, en Italie , au Maroc , aux bords du Potomac ou au Brésil ; un article anonyme qu'on se passait de main en main paraissait dans une revue de l'opposition; enfin, pen- dant la dernière guerre, du côté de la Loire, on apprit qu'un d'Orléans avait été vu tout le jour, devant la ville, dans une batterie servie par des marins, et qu'un autre prince, qui servait sous un nom d'emprunt, tentait de donner sa vie pour son pays. Voilà tout ce que nous avons su des princes et de la nouvelle génération qui a grandi dans l'exil. Nous essayerons donc de faire connaître avec désintéressement les faits de ces existences qui se sont écoulées loin de nous, et nous nous efforcerons de pénétrer ces différents caractères, sans autre mission et sans autre but que de des- 32 LES PRINCES D'ORLÉANS. siner des figures sur lesquelles l'attention publique est nécessairement attirée par la force même de la situation. C. Y. COMTE DE PARIS. Louis-Philippe- Albert d'Orléans , comte de Paris, avait à peu près dix ans lorsque .éclata la révolution de février. Violemment entraîné sur une terre étrangère, condamné à un long et douloureux bannissement , er- rant d'Allemagne en Angleterre , d'Angle- terre en Orient, tantôt en Espagne, tantôt en Amérique; frappé tour à tour des coups les plus cruels, élevé à la double école de l'exil et du malheur : cette jeune personna- lité s'est développée loin de nous, le carac- tère s'est trempé, l'enfant est un homme, un esprit et un tempérament politiques très- accusés. Le souvenir de la journée du 24 février 3 4 I^ES PRINCES D'ORLEANS. ne s'est, dit-on, jamais effacé de cette jeune mémoire, et les moindres détails y sont fixés, très-précis et très-vivants. Le 23 au matin, on vint annoncer au comte de Paris que les maîtres qui devaient lui donner ses leçons ne pourraient pas ve- nir. Sans se rendre un compte exact de ce qui se passait, il put remarquer la préoccu- pation de sa mère et des personnes qui l'en- touraient. Le 24, en venant l'embrasser, la duchesse d'Orléans lui dit : ce Mon en- fant, sache qu'il se passe des choses très- graves; tu ne peux les comprendre; mais il faut prier Dieu, il préviendra peut-être les grands malheurs dont la France est menacée. » Dans la matinée, M. Adolphe Régnier, précepteur du jeune prince, lui donna cependant ses leçons comme à l'ordinaire; mais bientôt il fallut aban- donner les pièces donnant sur la rue de Rivoli; on s'attendait d'un moment à l'autre à un combat ; le prince passa COMTE DE PARIS. 35 dans les appartements donnant sur le jar- din. Pendant qu'il jouait sous les .yeux de son précepteur, la porte s'ouvrit précipitam- ment et la duchesse d'Orléans entra , disant à M. Régnier : « Ce n'est pas une émeute; c'est une révolution. » L'enfant avait trop souvent entendu parler des révolutions an- térieures pour ne pas comprendre déjà la portée redoutable de ce mot. La duchesse d'Orléans, voyant la tour- nure que prenaient les événements, entra chez la Reine; elle sentait naître une vive inquiétude pour son fils, et, bien résolue à ne pas s'en séparer, voulut le retenir auprès d'elle. M. Régnier l'avait suivie; on fit entrer l'enfant et son précepteur dans la chambre à coucher qui séparait le cabinet de Louis- Philippe de celui de Marie-Amélie. Là, avec un certain sang-froid, le précepteur, pour ne pas laisser son élève livré aux va- gués inquiétudes, essaya de faire continuer la leçon commencée. Le prince traduisait 36 LES PRINCES D'ORLÉANS. alors ï Epi tome historiée sacrée, de Lho- mond; il n'a jamais oublié qu'il en était arrivé à l'histoire des Machabées et au sup- plice des jeunes héros, qui périrent dans une chaudière d'huile bouillante. L'image de cette chaudière resta longtemps mêlée, dans son imagination d'enfant, aux scènes réelles auxquelles il avait assisté. Bientôt on vint dire au Roi que les troupes réunies sur la place du Carrousel demandaient à le voir. Louis -Philippe sor- tit, et l'enfant se mit à la fenêtre pour regarder son grand -père passer la revue. L'émotion de tous l'avait assez gagné pour qu'il fût impressionné par les cris de Vive le Roi! qui retentissaient encore. Il fut éga- lement frappé d'entendre prononcer fré- quemment le nom du maréchal Bugeaud.. . . . Un. certain temps se passa; le Roi était toujours dans la cour; puis tout à coup la porte du cabinet s'ouvrit brusquement, et Louis-Philippe, se tenant droit devant COMTE DE PARIS. 3; cette porte , dit d'une voix forte et grave : « J'abdique. » Ce mot perça l'esprit du comte de Paris comme un trait de feu , et , avec une éner- gie qui n'était point de son âge, il courut à son précepteur en lui criant : ce Non, c'est impossible !» Il ne se rendait naturellement aucun compte des terribles responsabilités qui pèsent sur la royauté moderne et qui rendent la couronne si lourde et le trône si fragile ; mais il comprit tout de suite que si son grand-père abdiquait , on le mettrait à sa place sur un trône doré, qu'on le ferait figurer dans toutes les cérémonies officielles, et surtout que tout le monde le regarderait : cette idée lui était insupportable. Pour bien comprendre ce chaos de choses naïves et graves, il faut descendre dans la pensée d'un enfant et bien se mettre au point de vue. Cependant la chambre royale devient déserte. Çà et là, sur la place du Carrousel, 38 LES PRINCES D'ORLÉANS. on tire des coups de fusil; déjà on ne permet plus au jeune prince de regarder par la fenêtre. La duchesse d'Orléans prend le chemin de ses appartements; on trouve dans la galerie de la Paix quelques per- sonnes de sa maison qui viennent la rejoin- dre. Elle descend au pavillon de Marsan,, où sont réunis quelques hommes politiques, entre autres M. Dupin et l'amiral Baudin, qui lui conseillent de se rendre à la Chambre des députés. Elle ne reste qu'un instant, et sort par la cour du Carrousel. Parmi les personnes qui accompagnent la du- chesse d'Orléans et ses deux fils, le comte de Paris remarque, comme étant le plus près de lui, M. Jules de Lasteyrie, le co- lonel de Chabaud La Tour, M. de Mont- guyon (qui étaient les deux anciens aides de camp de son père), et M. Adolphe Ré- gnier. La cour est vide; des coups de fusil, tirés comme au hasard sur les Tuileries, partent de temps en temps de la place : on COMTE DE PARIS. 3«, passe sous le pavillon de l'Horloge, et on abandonne ce palais des Tuileries, que l'en- fant, devenu un homme, ne reverra que vingt-quatre ans après, incendié et en ruine. En traversant le jardin des Tui- leries, le comte entend dire qu'on doit trouver sur la place de la Concorde des voitures dans lesquelles on va monter pour faire dans Paris une promenade qui sauvera la situation. C'était un conseil donné par quelques hommes politiques -qui avaient pénétré dans le jardin. A la grille du Pont tournant, on s'arrête : les voitures ne sont pas là, et une foule com- pacte et flottante envahit l'espace occupé par une batterie d'artillerie, dont elle para- lyse les mouvements. Le commandant se met à la disposition de la duchesse. M. Adolphe Régnier reconnaît dans l'offi- cier un de ses amis intimes, il le nomme à son élève. C'est le chef d'escadron Tiby, qui, plus tard, colonel en retraite, fut tué, 4 o LES PRINCES D'ORLÉANS. rue de la Paix, par les balles de la Com- mune j le jour de la manifestation pacifique. Enfin on vient annoncer que le duc de Nemours va accompagner la duchesse d'Orléans et ses fils à la Chambre des dé- putés. Il arrive en effet., et le groupe, qu'il a rejoint à la porte du jardin , se fraye un chemin à travers la foule et atteint le Palais-Bourbon. Le comte de Paris avait assisté pour la première fois., quelques semaines auparavant ., à l'ouverture des Chambres; l'aspect de l'Assemblée n'eut donc rien de nouveau pour lui. Les dé* pûtes étaient en séance , et la salle des déli- bérations n'avait pas encore été envahie. On fit entrer la duchesse d'Orléans et ses- fils dans la partie réservée aux députés. Pen- dant les premiers moments., le comte de Paris ne se rendit pas un compte bien exact de ce qui se passait; il s'était assis auprès de sa mère., au bas du bureau à gauche. Après avoir entendu de là les pre- COMTE DE PARIS. 41 miers orateurs qui se succédèrent à la tri- bune , la duchesse dut monter à l'un des bancs les plus élevés du centre. Bientôt le comte entend dire à sa mère : « C'est monsieur Marie qui parle. » Ce nom, qui lui semble un nom de femme, le frappe, et il ne l'oubliera plus. Il regarde autour de lui et sourit à M. de Rémusat, assis à ses côtés; puis, quelques instants après, il voit s'approcher un homme dont la cheve- lure est restée dans sa mémoire d'enfant comme une des choses les plus remar- quables qu'il ait vues dans cette séance : c'est M. Crémieux; celui-ci écrit quelques mots sur une feuille de papier et les remet à la duchesse d'Orléans, en lui disant : « Voilà les paroles que je vous conseille d'adresser à la Chambre. » Le comte de Paris ne prêtait déjà plus d'attention à ce qui se disait à la tribune; il était trop oc- cupé de ce qui se passait autour de lui. Sa mère, cependant, était très- entourée; les 4 2 LES PRINCES D'ORLÉANS. uns lui disaient de parler, les autres , au contraire , lui conseillaient d'attendre. C'est alors que Y enfant entend distincte- ment les coups violents qui ébranlent les portes de la salle. L'émeute gronde , les portes s' ouvrent , la foule déferle dans la salle , le tumulte est énorme. La duchesse d'Orléans et ses fils sont mis en joue. M. de Rémusat se dresse devant le comte de Paris et le couvre de son corps. Comme le danger est pressant , on décide la duchesse à quitter la salle des séances; elle craint pour la vie de ses enfants, et consent à sortir avec eux par un des couloirs de dégagement. Mais dans cette confusion le comte de Paris et le duc de Chartres sont poussés ou plutôt portés par la foule; les uns menacent, les autres s'ef- forcent de protéger. On s'arrête enfin dans une chambre retirée de la présidence, sise au rez-de-chaussée, où les envahisseurs n'ont pas pénétré. Là, on se cherche : la duchesse d'Orléans ne retrouve que son fils aîné. COMTE DE PARIS. 4 3 M. Régnier, dans cette sortie confuse, préci- pitée, a été un moment séparé de lui, mais a pu presque aussitôt le rejoindre, et vient de le ramener à sa mère. Le duc de Char- tres, lui aussi, a été entraîné dans une autre direction; et comme la duchesse s'émeut et veut retourner en arrière, on lui assure que le jeune prince est en sûreté. Le duc, en effet, a été renversé par la foule; mais M. Lip- man, aujourd'hui percepteur à Rouen, frère d'un huissier de la Chambre, l'a relevé et Ta emporté dans l'appartement que son frère occupait dans les dépendances du palais, et où déjà, quelques instants auparavant, il avait donné asile à M. Régnier et à son plus jeune fils. Mais on est encore trop près; le flot monte, il faut se remettre en route, des- cendre dans le jardin et sortir par la rue de Lille. Là, on trouve un fiacre : la duchesse cTOrléans et son fils y montent; deux gardes nationaux, MM. L. Martinet et 44 . LES PRINCES D'ORLÉANS. David , les suivent et s'offrent à la proté- ger; la voiture se dirige vers l'hôtel des Invalides, les fugitifs s'y réfugient dans une salle où se trouve le maréchal Molitor. C'est aux Invalides que les amis qui, à la Chambre, avaient protégé le départ de la duchesse .d'Orléans et de ses fils, vinrent se grouper autour d'elle. Là se rendirent aussi deux autres personnes : Tune, M. Biesta, dont la haute taille frappa l'imagination de l'enfant royal; l'autre, M. Pagnerre, qui fut depuis secrétaire du gouvernement provi- soire. Ce dernier assura qu'on était débordé, et conseilla la fuite. En sortant dans un cou- loir, l'enfant retrouva son oncle le duc de Nemours, qui, séparé de la duchesse d'Or- léans par la foule, était allé revêtir un costume de garde national pour pouvoir suivre et protéger sa belle-sœur et ses neveux sans attirer l'attention. Il était facile, même pour un enfant, dé comprendre que les choses allaient au plus COMTE DE PARIS. 4* mal; il n'était déjà plus question de sauver la monarchie , mais seulement de mettre en sûreté la duchesse d'Orléans et son fils. La nuit commençait à venir; on descendit sur la place des Invalides; M. de Lasteyrie prit le jeiine prince par la main et l'em- mena par un chemin différent de celui que suivait sa mère. Le prince devait retrouver la duchesse à l'hôtel du comte Anatole de Montesquiou. Il la suivit à quelque distance. Là, le plan fut arrêté : on ne devait res- ter qu'un instant; car il n'y avait plus de temps à perdre si l'on voulait quitter Paris, Une voiture qui contenait la duchesse , le prince, M. de Mornay et M. Adolphe Ré- gnier, conduisit les fugitifs à la campagne de M. Léon de Montesquiou, à Bligny, près d'Orsay. Çà et là, on rencontrait des groupes inquiétants; à un moment même, au sortir de la rue de Monsieur, deux hommes armés crièrent d'arrêter et cou- chèrent en joue la voiture, mais ils ne 4 G LES PRINCES D'ORLÉANS: tirèrent point. La barrière la plus proche était fermée par une barricade; le cocher, homme de sang- froid , intelligent et ré- solu , se dirigea vers l'autre barrière. Bien- tôt enfin, à l'agitation de la grande ville en révolution succéda la solitude de - la campagne . . On passa la nuit à Bligny. Un orage éclatait sur Paris , et de temps en temps on croyait entendre le bruit du canon. La du- chesse , très-anxieuse, ne se coucha point; quant à l'enfant royal, il dormit profondé- ment. Le lendemain on apprit par un ami fidèle, le duc d'Elchingen, que tout était fini à Paris , et on sut en même temps que le duc de Chartres était en sûreté : pour la première fois depuis deux jours une expres- sion de joie éclaira le visage de la duchesse d'Orléans. Le 26, sa femme de chambre, mademoiselle Sucrow, lui amena enfin son second fils. Le pauvre enfant avait été malade; atteint déjà de la grippe, sa COMTE DE PARIS. 47 sortie précipitée du 24 avait occasionné chez lui un refroidissement dangereux, et pour le mettre en état de rejoindre sa mère et son frère, il avait fallu tous les soins de M/Courgeon, son précepteur, de madame Régnier et de la famille Sauvageot, chez, laquelle l'avait caché madame de Mornay > à qui on l'avait amené au sortir de chez M. Lipman. La duchesse d'Orléans, malgré son désir de mettre en sûreté son fils aîné, ne se serait jamais décidée à l'emmener seuL Le 27 au matin, on se remit en route dans la même voiture qui avait amené les fugitifs de Paris à Bligny. Le duc de Char- tres, toujours souffrant, était enveloppé dans des couvertures. M. de Mornay monta dans la voiture avec la duchesse d'Orléans, ses fils et mademoiselle Sucrow; il ne vou- lait pas les quitter tant que subsistait le moindre danger, et il les accompagna en effet jusqu'à Ems. C'était lui qui était allé chercher à Paris les passe-ports et l'ar- 48 LES PRINCES D'ORLÉANS. gent nécessaires. M. Régnier monta sur le ^siége; on passa par Versailles, Saint-Ger- main et Pontoise, changeant de chevaux où on le pouvait , pendant que les fugitifs res- taient dans la voiture , les stores baissés. La pluie tombait à torrents, M. Adolphe Régnier fut trempé, et en même temps que lui YEpitome de Lhomond, qui était resté marqué à la chaudière des Machabées. Ce volume , que le comte de Paris a tou- jours conservé depuis , en porte encore la trace. A Pontoise on espérait prendre le che- min de fer, mais la gare était brûlée; par- fois, sur la route, la foule se montrait hos- tile; on alla ainsi jusqu'à Beau vais, et c'est à Amiens seulement qu'on prit le chemin de fer; la voiture fut même mise sur un truc. A Lille, où commandait le général Né- grier, tué plus tard aux journées de juin, on hésita un instant; on se demanda s'il ne •valait pas mieux se mettre sous la protec- COMTE DE PARIS. . 49 tion du général. Le comte de Paris , qui, depuis Bligny jusqu'à Ems, prit part à tout ce qui se passait avec une vigueur d'esprit et de parole au-dessus de son âge, enten- dant parler de franchir la frontière, s'écria vivement : « Sortir de France ! non, jamais ! » La frontière passée, la duchesse se rendit à Verviers, où elle coucha. Le lendemain I er mars, elle se dirigea vers Cologne, et, le soir même, s'arrêta à Deutz, sur l'autre rive du Rhin. On traversait alors le fleuve sur un pont de bateaux; il faisait nuit lorsque le train déposa les voyageurs sur la rive. Le comte de Paris contemplait cette noire masse d'eau, lorsque sa mère, se tournant vers lui, le pressa sur son cœur en disant avec une inexprimable émotion : « C'est mainte- nant que je me sens véritablement exilée. » Après quelques semaines passées à Ems dans la maison dite des Quatre- Tours, où vinrent bientôt la visiter la 5o LES PRINCES D'ORLÉANS. grande -duchesse héréditaire de Mecklem- bourg sa belle-mère, mademoiselle de Sin- clair , M. et madame de Rantzau, le docteur Chomel, le comte de Montes- quiou et la princesse de Saxe-Cobourg sa belle-sœur; la duchesse alla s'établir à Eisenach, dans un château appartenant au grand-duc de Saxe-Weimar son oncle. C'est la que les nouvelles des journées de juin vinrent réveiller dans l'esprit du jeune prince le souvenir des événements aux- quels il avait assisté. Quatre enfants fai- saient leurs études à Eisenach : le comte de Paris , son frère, et les deux fils de M. Adol- phe Régnier. Ils mêlaient sans cesse à leurs jeux et à leurs conversations d'enfants les noms des hommes célèbres du jour et les questions qui agitaient l'opinion. La date du 24 février approchait, ravivant naturel- lement les souvenirs; M. de .Mornay vint passer ce jour-là à Eisenach, auprès des exilés. COMTE DE PARIS. 5i C'est dans l'été de 1849 ( l ue ^ a duchesse d'Orléans quitta Eisenach pour se rendre en Angleterre. Elle n'avait pas revu le Roi et la Reine depuis les événements du 24 fé- vrier. On s'embarqua à Rotterdam, où le duc de Nemours vint prendre sa belle-sœur. La traversée fut rude , et tous les passagers souffrirent du mal de mer. Les deux jeunes princes , qui n'avaient point échappé à ce malaise, montrèrent dans cette occasion la différence de leurs caractères, qui commen- çait à s'accuser : « L'un, dit la duchesse d'Orléans dans une lettre de cette époque, souffrait avec patience, ne songeant qu'à ceux qui le soignaient; l'autre montrait une fureur peu contenue contre un mal dont il ne voulait pas accepter l'inexorable pouvoir. » Le comte de Paris avait beaucoup pro- fité des leçons de son excellent maître. L'exil, les voyages, la sollicitude intelli- gente et tendre de sa mère, avaient favorisé 52 LES PRINCES D'ORLÉANS. les progrès de son éducation. Son esprit naturellement sérieux mûrissait rapide- ment; tout le monde à Claremont fut frappé du changement qui s'était accompli chez lui en moins de dix-huit mois. C'était encore un enfant y heureusement > mais un enfant déjà grave et réfléchi. La reine Ma- rie-Amélie y dont le coup d'œil était prompt et sûr. mit dès lors en son fils toutes ses espérances. A partir de ce moment , l'existence du jeune prince., comme celle de sa mère., se partagea entre l'Allemagne et l'Angleterre. C'est à Claremont que résidaient le Roi, là Reine , le duc de Nemours , le prince de Joinville et le duc d'Aumale. C'était là que les autres membres de la famille j toutes les fois qu'ils le pouvaient., aimaient à revenir. Çétait là qu'auprès d'un père respecté et d'une mère adorée , ils se sentaient en quelque sorte moins exilés. Le Roi mourut en i85o. La duchesse COMTE DE PARIS. 53 d'Orléans et ses fils étaient alors auprès de lui. Quelques mois auparavant, le comte de Paris avait fait sa première commu- nion , sous les yeux de son grand-père, dans la chapelle catholique française de King-Street. Un autre malheur allait bientôt frapper la famille royale; la mort de la reine Louise, que la Belgique a si longtemps pleurée et qu'elle vénère encore au jour- d'hui, vint ajouter un nouveau deuil à toutes ces tristesses. Le comte de Paris réprit bientôt le chemin de l'Allemagne. Ce pays n'était pas alors ce qu'il est devenu aujourd'hui; la centralisa- tion prussienne n'avait pas étouffé les petits Etats. Un grand nombre de petits centres intellectuels y vivaient de leur vie propre .et indépendante. Les idées françaises étaient très en faveur, et les révolutions mêmes (il y en avait alors en Allemagne) se faisaient à l'imitation de la France. On 5. 34 LES PRINCES D'ORLÉANS. pouvait apprendre beaucoup de choses dans ce pays en fermentation. Le comte de Paris., chez lequel l'activité physique et l'activité intellectuelle marchaient de pair dès cette époque , visita presque toute la Confédération, et parvint à connaître à fond le pays qui devait jouer plus tard un si grand rôle en Europe. C'est' ainsi que le comte atteignit sa vingtième année. L'œuvre à laquelle sa mère avait dévoué sa vie était achevée : son fils aîné était devenu un homme dans la plus noble acception du mot. Elle con- templait avec joie ce rare assemblage de qualités diverses, cette gravité douce, cette énergie contenue et maîtresse d'elle-même, cette rectitude de jugement et cette autorité naturelle qui, dès cette époque, commen- çaient à s'imposer. On trouve dans sa cor- respondance intime un écho de ses impres- sions d'alors. « Je ne puis exprimer le changement qui COMTE DE PARIS. 53 s est fait à l'égard de Paris, disait-elle dans une lettre citée par madame d'Harcourt \ Ce n'est plus moi qui le protège : je me sens protégée par lui. J'aime à lui voir une con- science séparée de la mienne. Quand il n'est pas du même avis que moi, j'en ai presque m de la joie. J'ose le dire, j'ai pour lui du respect. » Il semblait que la duchesse d'Orléans n'eût été conservée jusque-là que pour achever l'œuvre de l'éducation de ses fils, mais la santé de la mère, de tout temps si fragile, déclinait rapidement. En vain avait- elle essayé de la relever par un voyage dans le Devonshire, partie méridionale de l'Angleterre où la température , quoique un peu humide, est relativement douce, puis, plus tard, par un séjour à Gênes : elle per- dait bien vite sur les bords de la Tamise le bénéfice de ces excursions sous des climats i Madame la duchesse d'Orléans. Paris, chez Michel Lévv. 56 LES PRINCES D'ORLÉANS. moins rigoureux. Le i8«mai i858, elle s'é- teignit après une courte maladie. L'événe- ment fut très-subit; ses amis d'exil refu- saient de croire au malheur qui venait de les frapper. Quelques mois auparavant/ la duchesse de Nemours avait été enlevée d'une manière encore plus foudroyante. Le comte de Paris allait atteindre , après un an , l'âge de sa majorité; depuis plu- sieurs années déjà il était , par le sérieux de son caractère et la fermeté de son juge- ment y en état de se passer de toute tu- telle; on résolut donc de l'émanciper. Toute- fois., les questions d'intérêt réclamaient une expérience qu'il ne pouvait encore avoir acquise : le duc de Nemours., dont tout le monde dans la famille appréciait le judi- cieux esprit, luifut donné pour curateur. Dans l'hiver de 1857 à i858, le comte de Paris, avide de savoir, avait eu l'idée d'é- tudier sérieusement la chimie; il s'était en- fermé le plus souvent qu'il avait pu dans COMTE DE PARIS. 5j le laboratoire du professeur Hoffmann, à TÉcole des mines de Londres. En quelques mois, il devint un des plus remarquables élèves de ce savant de premier ordre, qui à l'esprit philosophique d'un Allemand joint la précision d'un Français et l'esprit prati- que d'un Anglais. Depuis cette époque, il n'a laissé passer aucune occasion de déve- lopper ses connaissances en chimie, qui sont vraiment remarquables, comme plus d'un bon juge a pu déjà s'en assurer ici. A la suite du grand malheur qui l'avait frappé, le prince avait entrepris un voyage en Espagne, pendant que son frère entrait à l'École militaire du Piémont. La guerre d'Italie éclata; le duc de Chartres eut le bonheur de faire campagne à côté des sol- dats français, mais on n'osa pas demander la même faveur pour le comte de Paris. On savait trop bien que c'était placer le roi Victor-Emmanuel dans une fausse position vis-à-vis de l'empereur Napoléon. 58 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le comte revint donc en Angleterre pour y attendre la fin de la guerre , et Tannée suivante il partit avec son frère pour F Orient , visita l'Egypte, la Terre Sainte, le Sinaï, Constantinople, la Grèce; et là, encore tout imprégné de ses souvenirs clas- siques, il ressentit une véritable émotion en voyant se dessiner sous ses yeux les hori- zons sacrés que le chantre de l'Iliade a peints d'un trait large et sûr. Les vers har- monieux du vieil Homère chantèrent dans la mémoire du jeune prince. L'impression fut très -profonde; elle se reflète d'ailleurs dans la lettre suivante, que le comte écrivit du golfe de Patras à son ancien précepteur M. Adolphe Régnier. Le savant commenta- teur d'Euripide et de Lucrèce, en recevant ce souvenir daté des rives de la Grèce, dut sans doute éprouver une joie bien douce, car rien ne peut toucher davantage le cœur d'un lettré que cet enthousiasme presque austère qu'éveille dans le cœur d'un jeune COMTE DE PARIS. 5<> prince l'amour de l'antiquité. Ajoutons que rarement étude faite sur nature par un peintre littéraire a pu arriver à cette justesse de ton. « Golfe de Patras, le 3o novembre i85y. » Je ne puis., mon cher monsieur Régnier, passer devant le royaume du vieil Ulysse sans vous en donner des nouvelles. Vous voyez que je vais au delà de mes promes- ses; mais nous avons si souvent parcouru avec le héros d'Homère cet archipel qui s'étend aujourd'hui réellement devant moi, qu'il me semble être pour moi un pays de connaissance; et si je venais à rencontrer la déesse aux yeux bleus J% elle ne pourrait pas du moins m'adresser le même reproche qu'à son protégé : Et dfj -Yivàs ts yoiïzv avttpeai. » Nous débouchons du canal de Cépha- 60 LES PRINCES D'ORLÉANS. lonie dans le golfe de Patras; à quelques centaines de mètres à notre gauche se dres- sent les pentes abruptes d'Ithaque; quel- ques arêtes irrégulières, réunies par des isthmes , forment cette île, à qui le surnom d'ar/tSoroç convient parfaitement; il serait impossible, je crois, d'y trouver un pouce de terre de niveau, et, comme dit Homère, aucune île ne se prête moins qu'elle à l'é- lève des chevaux. Partout des rochers gris, parsemés de taches rougeâtres; çà et là de rares oliviers au pâle feuillage; nulle forêt, nulle verdure : tel est le rocher qu'a célébré le chantre divin. » Malgré son aspect désolé, nous l'avons salué avec plaisir ; que ne peuvent de grands souvenirs pour animer les plus tristes plages ! Ici peut-être Ulysse endormi fut déposé par les Phéaciens; là peut-être se dressait la demeure qu'il inonda du sang des prétendants. Et si rien ne rappelle à nos yeux ces souvenirs dont notre esprit est COMTE DE PARIS. 61 plein , du moins aucun contraste ne les blesse et n'entrave le cours de notre imagi- nation. Si nous n'apercevons nulle part le berger Eumée appuyé sur son long bâton , nous pouvons cependant partout nous at- tendre à le rencontrer. Aucune civilisation nouvelle n'est venue effacer les traces de ces mœurs primitives. » Aussi n'est-ce pas un riant paysage que nous pouvons chercher ici : le caractère de celui-ci et ses belles proportions s'adaptent parfaitement aux grandes scènes qu'il nous rappelle. La mer profonde et tranquille, dé- coupée en mille canaux , enveloppe des îles, des rochers, des caps, dont les formes hardies et les couleurs brûlées contrastent avec son bleu d'azur. Malgré sa pureté et sa transparence, le ciel a cette teinte douce et harmonieuse qui inspira le génie des Grecs. La vaste nappe d'eau que Ton ap- pelle le golfe de Patras est fermée à droite par les montagnes brumeuses de Cépha- ' 6 62 LES PRINCES D'ORLÉANS. lonie («tel î'fyiSpoç lyii), 6 LES PRINCES D'ORLÉANS. dans l'armée du général Mac-Clellan. Les États-Unis, du reste, sont peut-être le seul pays où l'étranger puisse vivre en conser- vant le souvenir de sa patrie et s'attacher cependant à tout ce qui intéresse la société nouvelle qui Ta reçu dans son sein. Partout ailleurs, l'étranger le mieux accueilli, le plus favorablement traité dans les relations sociales, se sent frappé d'une sorte d'interdit dès que les affaires sérieuses du pays qu'il habite se trouvent en jeu. Il reste un paria, à moins de devenir un renégat, et les hommes au milieu desquels il vit lui font sentir les difficultés de sa situation sans se douter eux-mêmes qu'ils le froissent. En Amérique , aucune barrière ne sépare l'étranger de l'indigène : le premier est aus- sitôt associé à la vie politique du pays. On est heureux de l'accueillir, il vient grossir la masse des forces intelligentes qui dévelop- pent chaque jour la puissance nationale. Sans rien répudier, sans rien oublier, il COMTE DE PARIS. 67 peut se considérer comme adopté pour la vie ou pour un temps , limité au gré de ses désirs, par une patrie qui ne cherche à le retenir que par les libertés de tout genre dont elle lui assure les bienfaits. L'armée du Potomac était un singulier assemblage d'hommes de toute provenance. Le corps d'officiers de certains régiments était assez mal composé , mais dans les états-majors régnaient les bonnes traditions de l'armée régulière. L'esprit d'égalité ne s'y faisait sentir que par la politesse des chefs envers les subordonnés : il ne portait aucune atteinte aux principes de la disci- pline militaire. Un général écrivant à un sous-lieutenant terminait invariablement sa lettre par cette formule : « Je suis., Mon- sieur., -avec le plus grand respect, votre très-humble serviteur. » Cela n'empêchait pas le général, par la même lettre, d'infliger une punition sérieuse pour une faute par- fois légère. 68 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le comte de Paris , pendant dix mois que dura son séjour à l'armée du Potomac^ prit une part active à la guerre. Attaché à T état- major de Mac-Clellan, il avait reçu la mis- sion spéciale de localiser tous les renseigne- ments qu'on pourrait obtenir sur l' ennemi , ses forces , ses positions et son plan de ba- taille. Il ne s'en tint pas pour cela à un rôle purement passif; il serait facile de retrouver dans tels ou tels rapports émanant des gé- néraux la constatation des. services rendus par le prince. Souvent , dans des combats épisodiques qui n'ont pas les honneurs de la publicité parce qu'ils se passent sur un coin du champ de bataille et ne se ratta- chent pas directement à l'action générale,, il eut, comme son frère de Chartres , l'occa- sion de risquer sa vie. A Gaine 7 s-Hill entre autres , lorsque les fédéraux pliaient devant les réserves confédérées qui entraient en ligne -et déterminaient le gain de la journée , on vit Paris et Chartres se jeter dans la me- COMTE DE PARIS. Go lée le sabre à la main pour arrêter le mou- vement. Du reste , à propos de Robert d'Orléans, nous reviendrons sur la part per- sonnelle que ces jeunes princes ont prise à cette campagne. Peu de chefs se sont concilié l'estime de leurs subordonnés comme sut le faire le général Mac-Clellan. Il était parvenu à inspirer une telle confiance, que tout le monde, dans l'armée, considérait la cam- pagne qui commençait alors comme déci- sive. La nation partageait ces espérances; l'événement devait les changer en de cruelles déceptions. Des difficultés impré- vues retardèrent les progrès de l'armée fé- dérale ; la campagne , après avoir heureu- sement débuté, traîna en longueur; on avait pris cependant York-Town, Richmond était m assiégé, et les deux jeunes officiers vou- laient au moins assister à la prise de cette ville avant de retourner en Europe. Ils ré- 4 sistaient donc aux instances de leurs amis, 7 o LES PRINCES D'ORLÉANS. qui les exhortaient à revenir à Londres, où . l'Exposition universelle de 1862 allait attirer un grand nombre de leurs compatriotes. Mais les événements allaient bientôt ren- dre ce retour inévitable. Le gouvernement français venait de s'engager dans la funeste expédition du Mexique. La rupture de la convention de la Soledad et les incidents qui en furent la suite provoquèrent aux Etats-Unis une violente irritation; on com- mençait à parler ouvertement de rupture probable entre les deux pays. Quoique les Américains fissent toujours une distinction entre la nation elle-même et l'empereur Na- poléon , la situation , pour des Français, devenait difficile au milieu de cette explo- sion de l'opinion publique. L'hostilité même des deux volontaires contre le gouverne- ment impérial rendait cette situation encore plus délicate; elle ne pouvait se prolonger davantage. Le comte de Paris et le duc de Chartres prirent donc la résolution de COMTE DE BARIS. 71 revenir en Europe dès que la campagne contre Richmond serait terminée. Cette résolution , communiquée au général Mac- Clellan, reçut son approbation. Une action décisive était d'ailleurs attendue d'un jour à l'autre; mais elle ne fut pas favorable aux armes fédérales. Après cinq jours de com- bats j l'armée du Potomac, qui avait failli se trouver enveloppée dans un de ces dé- sastres que l'on croyait alors impossibles avec d'aussi énormes masses d'hommes y — mais dont nous avons fait depuis la douloureuse expérience , — fut coupée de sa base d'opération , et n'eut d'autre res- source que de gagner., par une marche har- die, les bords du James. L'armée était sau- vée , mais se trouvait désormais dans un état de désorganisation et de fatigue qui ne lui permettait pas de reprendre de longtemps l'offensive. La campagne était donc terminée, si bien terminée, que l'armée n'eut à combattre de nouveau que six mois 72 LES PRINCES D'ORLÉANS. plus tard, lorsqu'on la rappela en toute hâte pour défendre la capitale menacée. C'est sur le James-River qu'après avoir pris congé du général Mac-Clellan les deux princes s'em- barquèrent sur une canonnière qui empor- tait les dépêches. Peu de jours après ils regagnaient l'Europe. Ils avaient servi dans l'armée fédérale pendant un peu plus de dix mois. Leur nomination est du 28 septembre 1861 et leur démission du 2 juillet 1862: Ils avaient assisté au siégç, et à la prise de York-Town (4 avril-4 mai 1 862)., à la bataille de Williamsburg (5 mai), à la bataille de Fair-Oaks (i er juin), et enfin, le 27 juin, à la bataille de GaineVHill , qui décida la retraite de l'armée fédérale. Malgré les revers passagers du Nord et en dépit des opinions alors dominantes, le comte de Paris, avec son ferme jugement et la pénétration de son esprit politique, ne doutait pas du triomphe définitif de la cause de l'Union sur celle de la sécession. Ses let- COMTE DE PARIS. 7 3 très particulières de cette époque, son jour- nal, qui n'a jamais été publié, mais qui le sera peut-être un jour, portent à chaque pas la trace de cette conviction bien arrêtée. Il faut reconnaître qu'il y avait peut-être quel- que mérite, pour un politique de vingt- quatre ans, à juger les choses avec cette promptitude et cette sûreté de coup d'œil. D'une façon assurément indirecte, mais cependant très-profitable, la guerre d'Amé- rique fut l'occasion inattendue des pre- mières études du comte de Paris sur les questions ouvrières. Au moment de la fa- mine du coton, il se rendit à Manchester, et s'y mit en rapport avec les personnes qui avaient organisé l'immense système de secours qui faisait vivre la population presque entière du Lancashire. Le prince rendit compte de ses observations dans un article publié dans la Revue des Deux- Mondes, le i fr février i863 (la Semaine de 74 LES PRINCES D'ORLÉANS. Noël dans le Lancashirè) . Son but était de donner des renseignements de nature à fa- ciliter la création d'une organisation sem- blable dans nos districts cotonniers. Le regrettable Eugène Forcade (que nous avons eu le chagrin de voir subitement at- teint de folie à nos côtés sur la place Saint- Marc de Venise) consentit à mettre sa signa- ture au bas de l'article. L'Empire n'aurait pas toléré que le nom d'un des princes d'Orléans parût dans la Repue des Deux- Mondes. Cette première excursion dans le domaine des questions ouvrières avait vivement in- téressé le comte de Paris. Depuis lors, l'ac- tivité de son esprit ne cessa pas d'être tour- née dans cette direction. Il visita de nouveau Manchester , mais cette fois avec l'un des hommes qui ont le plus travaillé en France à faire connaître l'état moral et matériel de l'ouvrier \ Il vit de près la fameuse société 1 M. Jules Simon. . . . - COMTE DE PARIS. j'y des Équitables pionniers de Rochdale, et fit la connaissance de plusieurs de ses labo- rieux et modestes fondateurs. Peu à peu il faisait une ample provision d'observations et de réflexions sur ce grand problème de notre époque y la condition des classes ou- vrières. En 1868,, son libraire lui envoya un de ces Blue-Books publiés par le parlement , dont le format in-folio effraye souvent ceux qui ignorent les trésors d'informations ren- fermés dans ces volumineux recueils de documents. C'était le commencement du compte rendu des séances de la commission royale instituée pour examiner les Trades Unions. Ce récit sténographique intéressa vivement le comte de Paris , déjà au cou- rant y par ses précédentes études , d'une partie des sujets abordés par la commis- sion. Le second volume arriva bientôt, d'autres suivirent. A mesure que le comte de Paris avançait dans cette lecture, il 7 6 LES PRINCES D'ORLÉANS. éprouvait le désir de connaître quelques- unes des personnes qui jouaient le rôle le plus important dans les séances de la com- mission. C'est ainsi qu'il se mit en rapport avec M. Th. Hughes, écrivain et avocat distingué , qui faisait partie de la minorité de la commission la plus favorable aux Unions. Les renseignements du Blue-Book et ceux que purent lui fournir plusieurs membres de la commission ne lui ayant pas paru suffisants , surtout en ce qui con- cernait les fileurs du Lancashire, il fit un nouveau voyage à Manchester. Là, entre autres personnes compétentes , il s'abou- cha avec un vieillard des plus intéressants, M. Maudley, ancien ouvrier, jouissant d'une grande influencé sur les Unions du Lan- cashire, vivant plus que modestement dans un pauvre cottage d'un des plus tristes fau- bourgs de la ville de Manchester. M. Maud- ley, esprit droit et logique, honnête et modéré 3 s'animait lorsqu'il parlait de là COMTE DE PARIS. 77 classe ouvrière , de son bon sens et de ses qualités laborieuses, mais n'avait pas une parole d'amertume contre la société , qu'il voulait voir se réformer par la raison et non par la violence. Au milieu de ces conversa- tions , de ces recherches communes , une vraie sympathie s'établit entre le comte de Paris et quelques-uns des membres de la classe ouvrière auprès desquels il était allé puiser ses renseignements. De tout cet ensemble d'études et d'obser- vations est sorti le livre sur les Associations ouvrières en Angleterre. L'ouvrage, publié en 1869, sans nom d'auteur d'abord, obtint un vif et rapide succès. On fut frappé de l'a- bondance et de la sûreté des informations, de la sagesse des appréciations, du libéralisme et de l'élévation des idées. On a reproché à l'ouvrage de manquer de conclusion, mais c'est le goût, et on peut dire le travers de notre pays, de vouloir pour toutes les ques- tions une solution radicale et définitive. 78 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le comte de Paris n'a pas eu sans doute la prétention de fournir une solution au grave problème qu'il étudiait. Il a peut-être voulu montrer, au contraire, qu'il n'existe pas, en pareille matière, de panacée qu'oa puisse appliquer indistinctement. Les re- mèdes doivent varier suivant les circon- stances. Toutefois, il y a deux idées qui dominent Y ouvrage tout entier. La pre- mière, c'est que les remèdes dont il s a- git ne peuvent être efficaces que dans un pays libre., dans un pays où fleurit la liberté de la presse, celle des réunions et des asso- ciations. La seconde, c'est que le principal remède, celui qu'on doit chercher à em- ployer partout où on le peut, est le système de la participation industrielle. Confondre les intérêts du patron avec celui de l'ouvrier en faisant passer ce dernier de la situation de simple salarié à celle d'associé, voilà le but. Peut-on l'atteindre facilement? Non, sans doute; mais il faut le poursuivre sans COMTE DE PARIS. 79 relâche. Telle est du moins la pensée de Fauteur, pensée hardie et profonde, qui n'a peut-être que le tort de n'être pas résumée en une de ces formules sèches et concises, qui se gravent pour toujours dans l'esprit du lecteur. Deux autres écrits, V Allemagne nouvelle en i86j et l'Esprit de conquête ert 1870 , nous font connaître les idées du comte de Paris sur la situation de l'Allemagne, sur la politique que la France a suivie à son égard, et sur celle qu'elle aurait dû suivre. Le premier de ces deux opuscules a paru dans la Revue des Deux -Mondes, le se- cond dans le Courrier de la Gironde. L'ar- ticle sur l'Allemagne nouvelle, aujour- d'hui, n'a plus qu'un intérêt rétrospectif. Toutefois, plus nos rapports avec l'Alle- magne sont difficiles, plus il nous importe de comprendre ce qui se passe dans ce pays. Il faut donc étudier l'Allemagne sans parti pris, et chercher à en connaître, s'il 80 LES PRINCES D'ORLÉANS. est possible , le fort et le faible. Le comte de Paris était mieux préparé que personne à cette étude. La duchesse d'Orléans, bien « qu'appartenant par son père à la famille slave des souverains du Mecklembourg, te- nait par son éducation, son esprit et ses goûts, à ces principautés saxonnes où, grâce à l'absence de centralisation , la civilisation allemande se présentait naguère sous son jour le plus favorable. Aussi est-ce en Saxe quelle était allée chercher un premier asile après le 24 février. Elle retrouvait là cette famille illustrée par Charles -Auguste, l'ami de Goethe, qui avait fait de sa capitale l'Athènes de l'Allemagne, et avait su grou- per autour de lui Herder, Schiller et Wie- land à côté de l'auteur du Faust. Ces petits Etats saxons, qui avaient été pendant longtemps le foyer de l'intelligence en Allemagne, commençaient alors à perdre déjà de leur importance devant la formi- dable centralisation prussienne. Toutefois COMTE DE PARIS. 8r ils représentaient encore cette vie locale T cette organisation un peu compliquée peut- être,, mais susceptible de modification, si elle déplaisait aux Allemands , et,, en tout cas r féconde à bien des points de vue. Peut-être regrettera-t-on un jour l'ancien état de choses! Au surplus , lé parti unitaire lui- même , en 1 848 , ne demandait pas la réali- sation de son programme à la guerre et à la conquête. Il s'intitulait lui-même : le parti français. La politique impériale a changé tout cela. Aujourd'hui le parti unitaire , de l'autre côté du Rhin, est avant tout le parti anti-français. Le comte de Paris > dans ses deux écrits sur l'Allemagne, explique avec une parfaite clarté toute cette situation , et il en montre les conséquences avec une sagacité réelle. Il nous fait voir l'Allemagne, après être devenue une grande puissance militaire,, entraînée fatalement à devenir une grande puissance maritime et coloniale , et obligée, Sa LES PRINCES D'ORLÉANS. pour satisfaire cette nouvelle ambition, de chercher à conquérir la Hollande . C'est surtout en développant sa puissance mari- time que les chefs de l'Allemagne pourront flatter son ambition croissante, car elle a compris depuis longtemps qu'une forte marine militaire est néces- saire à une grande nation pour conserver son rang. Elle a le génie commercial et colonisateur. Ses émi- sants et ses négociants vont partout, réussissent partout, et résistent aux climats les plus meurtriers. Ses relations d'affaires, soutenues par le développe- ment extraordinaire de sa prospérité intérieure, s'étendent chaque jour davantage et bravent la con- currence de l'Angleterre et de l'Amérique. Que lui manque-t-il pour devenir une grande puissance maritime? — Une seule chose qu'elle dé- sire passionnément : des colonies. Assurément rien en soi n'est plus légitime, et la création d'une grande colonie allemande, où cette race industrieuse planterait son drapeau, ne serait que favorable aux progrès de la civilisation. Mais ce serait une œuvre longue et fastidieuse , et il y a des colonies déjà fondées qu'il serait bien plus ten- tant d'acquérir. Il y en a une surtout d'une prospé- rité inouïe et gouvernée déjà par une nation d'ori- gine germanique : ce sont les Indes néerlandaises. La possession de Ces îles magnifiques serait pour l'Allemagne d'un prix inestimable. On peut sauver les apparences sous le nom d'u- COMTE DE PARIS. 8* nion douanière ou de protectorat; on peut proposer aux Hollandais un achat à l'amiable, tel que l'Em- pire l'avait négocié pour le Luxembourg. Et s'ils ne se laissent pas convaincre, les conséquences en retomberont sur eux. L'Allemagne se trouvera alors encore une fois engagée dans la politique conquérante; et, poursui- vant toujours ses rêves de grandeur, elle ira cher- cher de nouvelles difficultés et se créer de nouveaux ennemis dans cette population des Pays-Bas, de tout temps si attachée à son indépendance. (L'Esprit de conquête en 1S70. — Courrier de la Gironde du 26 décembre 1870.) Nous avons voulu, par cette citation,, prouver que Fauteur de l'Esprit de conquête en 1870 possède un jugement politique sûr et droit, éclairé par une connaissance pro- fonde des questions et relevé par un grand sentiment libéral. On trouverait d'autres- exemples de cet esprit dans les divers écrits dus à la plume du comte de Paris * . 1 Voici la liste complète de ces travaux : Dans la Revue des Deux Mondes : la Semaine de Noël dans le Lancashire , signé Forcade, i er février i863. — L'Allemagne nouvelle, signé Forcade, i cr août 1867. — L'Église d'État et l'Église libre en Irlande, signé ^4 LES PRINCES D'ORLÉANS. Il nous faut revenir un peu en arrière pour rappeler brièvement les principaux événements de la vie privée du prince,, à partir de la guerre d'Amérique. Cette année de l'Exposition universelle les traits sont accentués et la physionomie a déjà son caractère parti- culier. 88 LES PRINCES D'ORLÉANS. La princesse Hélène , la troisième,, est encore au berceau. Nous voici arrivés dans le récit à la période cruelle de la campagne de France. Dès le mois de juin,, une demande collective adres- sée au Corps législatif à l'effet d'abroger les lois d'exil fut repoussée par cette assemblée. A la nouvelle des premiers désastres, le duc d'Aumale et le prince de Joinville se rendirent à Bruxelles , afin d'être plus à portée du théâtre de la guerre. Le comte de Paris, condamné à une douloureuse inac- tion, resta en Angleterre, attristé et grou- pant autour de lui toutes les sources d'in- formations les plus rapides. C'est à .cette époque que se rattaché l'écrit intitulé : V Es- prit de conquête en 1870, publié par le Courrier de la Gironde. Une démarche tentée directement à Paris auprès des membres du Gouver- nement, le 6 septembre, par le duc d'Au- COMTE DE PARIS. maie, le prince de Joinville et le duc de Chartres,, n'aboutit pas à ouvrir légale- ment aux princes d'Orléans les portes du pays et à leur permettre de servir dans Tune des armées levées pour sa défense. Plus tard,, le désastre devenant de jour en jour plus considérable , la tentative fut re- nouvelée et n'obtint pas plus de succès; deux des princes , on le sait, passèrent outre et usèrent de subterfuge; le comte de Paris, de York-House où il était alors, fit aussi parvenir sa demande à qui de droit; mais déjà l'épisode relatif au refus des services du prince de Joinville avait résolu négativement cette douloureuse si- tuation et paralysé les efforts du comte. La loi d'abrogation votée par l'Assem- blée nationale rouvrit enfin aux exilés les portes de France. Le comte rentra à son tour dans ce pays qui était le sien, mais qui lui était fatalement inconnu. Il revit la tombe de ses aïeux, et la petite mai- 8. ,jo LES PRINCES D'ORLÉANS. son de Dreux , qui s'élève près des mo- numents funèbres consacrés à sa famille. Puis il entra dans Paris, où il eut la douleur de voir en ruine les palais où , tout enfant , il avait fait ses premiers pas. Réfugié d'a- bord un instant chez M. de Ségur, puis plus longtemps chez M. de Villeneuve , gendre de M. de Montalivet, il a fini par s'établir au premier étage de l'hôtel du faubourg Saint-Honoré, où son oncle , le duc d'Au- male, a fixé sa résidence. Nous ne devons pas nous borner seule- ment à l'étude des faits; il importe de dessi- ner, pour la faire connaître au public, cette physionomie politique, très-ignorée par la force même des circonstances, et sur la- quelle on se méprend volontiers. Le comte de Paris, parvenu aujourd'hui à l'âge de trente-quatre ans, d'une nature robuste et puissante, de très-haute taille, est doué d'une grande activité morale et COMTE DE PARIS. 91 physique. Ses nombreux voyages, ses sé- jours en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, ont ouvert son esprit et équi- libré ses idées; en même temps qu'une rude jeunesse, sur laquelle un long exil jetait comme un voile de mélancolie et d'irrépa- rable tristesse , venait apporter le fruit d'une précoce maturité, que la duchesse d'Orléans constatait dans sa correspondance avec sa famille d'Angleterre. Si les Français, quelles que soient d'ailleurs les qualités qui les peu- vent distinguer/ ont un défaut originel, c'est celui qui résulte de la position que l'Europe entière a faite à leur pays longtemps privilé- gié ; ils ne suivent pas assez les progrès des autres nations, restent enclins à croire qu'ils sont le pivot du monde, et que c'est chez eux que toutes les spécialités ont atteint leur apogée. L'éducation fatalement cosmopolite des jeunes princes de la famille d'Orléans les a gardés de cette redoutable erreur, que nous avons si cruellement expiée; et le r>2 LES PRINCES D'ORLÉANS. comte de Paris , plus qu'aucun des mem- bres de sa famille,, a pu juger et comparer. Le prince., pendant longtemps , n'a pu étudier notre pays sur place en témoin ocu- laire et quotidien., mais tout ce qu'on peut apprendre de nos institutions sans en avoir vu fonctionner les rouages, tout ce que l'étude peut révéler sur nos mœurs, nos tendances , notre caractère, il ne pouvait T ignorer. Depuis le jour, où la loi d'abroga- tion l'a rendu à sa patrie, on l'a vu em- ployer toute son activité â à fortifier ces connaissances théoriques. Installé désormais au faubourg Saint-Ho- noré, le comte de Paris travaille le matin, et ses études s'appliquent à tout ce qui tou- che la politique, les questions économiques et l'administration. Il reçoit beaucoup de monde, voit avec suite un très-grand nom- bre d'hommes politiques. Toujours . pas- sionné pour les questions qui intéressent l'ouvrier, il emploie son temps, au sortir COMTE DE PARIS. q3 d'une conférence sur les questions du jour, à visiter des usines ou à s'aboucher avec les hommes qui ont en main de grands in- térêts industriels. Quels que soient les bruits qui aient cir- culé à ce sujet et les insinuations des partis, l'alliance est très-étroite entre le prince et tous les membres de la famille; chacun fait le plus grand cas de ce jugement sûr et de cette maturité d'esprit fortifiée par une in- cessante étude. Il y a là une personnalité politique pru- dente, libérale, douée d'un calme qui ne peut s'acquérir lorsque la nature a refusé tout d'abord ce don précieux. Très-réfléchi, très-posé, d'un aspect noble et rappelant par les manières le prince son père, le comte de Paris sait dire à chacun de ceux qui l'approchent le mot qui convient et qui touche. Et, qu'il soit savant, artiste ou homme politique, celui qui traite avec lui trouve dans la conversation du prince un < )4 LES PRINCES D'ORLÉANS. aliment à l'intérêt spécial qui le guide. Comme tous les tempéraments mesurés, qui peu à peu acquièrent de la force, et, butinant pour ainsi dire chaque jour, aug- mentent leur patrimoine intellectuel et s'as- similent pour jamais les choses qu'ils ont étudiées et les connaissances que la pratique leur a acquises, le comte de Paris a fondé peu à peu son autorité personnelle. II n'a pas atteint ce but tout d'un coup, par ces éclats brillants qui percent comme des rayons, mais par la persuasion iente et par d'inces- santes manifestations. On a constaté de jour en jour avec plus de certitude la force de son jugement, la sûreté de son coup d'œil et la portée de son intelligeftce. Le fils aîné du duc d'Orléans compte donc par lui-même, et, toujours poussé par un insatiable hesoin de voir et de savoir, il comptera certaine- ment chaque jour de plus en plus. ULIPPR-LOt'15-K.UGÈ ROBERT D'ORLÉANS DUC DE CHARTRES. Le sort du duc de Chartres ne peut pas être séparé de celui de son frère aîné, le comte de Paris, jusqu'à la date du 18 mai i858.' Ce jour-là cette jeune famille si cruelle- ment éprouvée reçoit un dernier coup, le plus douloureux peut-être, car les enfants inconscients sont devenus de jeunes hommes mûris par l'exil, et leur âme est mieux pré- parée à sentir tout ce qu'il y a d'amer dans un malheur aussi profond que celui qui les accable. La duchesse d'Orléans est morte, et pour répondre au, vœu de leur père , les deux frères vont se séparer, afin de suivre la ligne d'éducation qu'il leur a tracée. Le testament du duc d'Orléans indiquait 4j6 LES PRINCES D'ORLÉANS. pour l'éducation du comte de Paris une ligne d'études essentiellement politique,, afin que celui-ci se préparât au rôle qui lui semblait réservé. Il n'est pas douteux qu'en même temps l'héritier du trône, frappé dans la sève de la vie, n'aurait voulu, s'il avait vécu, faire de son secondais un soldat. Or, jamais peut-être la nature ne seconda mieux les intérêts élevés d'une famille royale en douant chacun de ses deux héri- tiers des qualités spéciales qui doivent ca- ractériser deux princes, destinés alors, l'un à gouverner, l'autre à combattre. Le comte de Paris, homme d'étude, na- ture prudente et calme, semble conformé physiquement pour le rôle auquel il était destiné tout d'abord. Il est lent, posé, réflé- chi, un peu massif, et d'une taille qui do- mine et représente. ,11 paraîtra, il siégera dans les conseils, il se livrera dans la re- traite à Tëtude des graves questions qui sur- giront chaque jour; il poursuivra la réalisa- DUC DE CHARTRES. (J7 tion des conceptions qu'il aura imaginées : c'est une nature et un tempérament poli- tiques. Chartres, au contraire, est un soldat, et, dès le premier abord, personne ne s'y trompe. Il est grand, alerte, mince, rapide, vif d'allures, entraîné moralement et phy- siquement. C'est un officier de cavalerie au- quel il faut la vie du camp, ses alertes, son danger et sa gloire; l'incessant mouvement, les intempéries, et même la ferme discipline dans laquelle il se meut à Taise. Il est ner- veux/ agile, robuste, et sous le soldat on voit percer le prince qui saura commander parce qu'il a toujours su obéir. Si, par une de ses ironies, la nature avait interverti pour chacun des deux princes les rôles in- hérents à leur caractère, je crois que l'é- ducation n'aurait pu que difficilement re- médier à ces dispositions bien nettes, bien caractérisées, et dont l'affirmation ne sau- rait être douteuse même au simple examen. 9 q<8 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le 23 novembre 1858, Robert d'Orléans quitte la résidence de Claremont; il aban- donne son aïeule la reine Marie-Amélie et tous les siens, groupés autour de cette vé- nérable mère, que tant de coups successifs n'ont pas encore brisée. En passant par la Belgique, il trouve le général Changarnier, le compagnon d'armes de son père et de ses oncles, proscrit comme lui, et reçoit les en- couragements et les conseils du vieux soldat d'Afrique, Arrivé le 28 novembre à Turin, le duc passe successivement les 6, 7 et 8 décembre., d'une façon brillante, les trois examens publics , qui lui ouvrent les portes de l'École spéciale militaire. L'élève faisait déjà honneur au général Trezel, qui l'avait lancé dans cette voie dès l'enfance; au savant M. Guérard et au jeune Bandérali, ses professeurs. Ce n'était point au hasard qu'on avait choisi pour le duc de Chartres l'École mili- taire de Turin. L'armée piémontaise, par DUC DE CHARTRES. w son organisation , se rapprochait beaucoup de l'armée française; et quelques années auparavant, sous les ordres de La Mar- mora, les Pié montais avaient combattu côte à côte avec l'armée française sur les champs de bataille de Crimée. C'est, le duc d'Au- male qui s'était chargé de négocier avec le Roi et M. de Cavour afin d'obtenir l'auto- risation nécessaire. Le grand ministre, très- indépendant , et qui ne craignait pas de déplaire dans cette circonstance à Napo- léon III, laissa comprendre qu'une guerre entre l'Autriche et la France pouvait éclater un jour, et que l'armée piémontaise y joue- rait son rôle. Loin d'être une condition dif- ficile, c'était au contraire un attrait pour le duc de Chartres. L'accueil de la famille royale et celui de la société piémontaise furent d'une cordialité sincère, et, en face de ce respect de la légalité qui assimilait un prince au premier citoyen Venu en l'assu- jettissant aux mêmes épreuves et le sou- ioo LES PRINCES D'ORLÉANS. mettant aux conditions de tous; la presse la plus avancée du pays rendit justice à la tradition libérale et populaire qui, de géné- ration en génération , avait été celle de la branche d'Orléans. Le 9 décembre > Robert d'Orléans fait son entrée à l'École; le général Pettinengo, une loyale nature > qui la commande , fait la présentation aux élèves; selon la tradition , on apporte le café, on se tutoie sans dé- tours., et le duc de Chartres est reçu. Il n'y a pas à peindre la vie militaire à Turin > elle ressemble à s'y méprendre à celle de Saint- Cyr. Dès le jour jusqu'à la nuit les travaux se succèdent. Le jeune duc habite chez lui et suit les cours. Le marquis de Beauvoir, un vieil ami de la famille J père du jeune voyageur auquel on doit trois volumes cu- rieux sur l'Australie^ la Chine et le Japon J a quitté la France pour rendre l'exil et Téloignement de sa famille moins sensibles à Robert d'Orléans. DUC DE CHARTRES. 101 On sent bien que ces situations ne peu- vent être que précaires; le moindre incident politique peut créer d'irréparables incompa- tibilités. Dès le mois de janvier , le mariage du prince Napoléon avec la fille du roi d'Italie vient jeter l'inquiétude dans la fa- mille d'Orléans. L'Italie n'est plus désinté- ressée, le drapeau sarde n'est plus un pa- villon neutre. Qui sait quels sont les projets de l'empereur Napoléon III ! La situation politique., cependant,, se des- sine : c'est le pouvoir de l'Autriche qui est en jeu. Le 23 avrils l'empereur François- Joseph envoie son ultimatum; l'Italie arme, et la France se lève; on appelle les réserves, on instruit les recrues , on forme des corps francs; les élèves de l'École militaire , desti- nés à faire à Turin un plus long séjour , passent leurs examens de sortie. Robert d' Orléans , devenu caporal , puis instruc- teur/sort avec le numéro 2. La ville de Turin est prise de vertige 3 ;o2 LES PRINCES D'ORLÉANS. l'armée piémontaise est prête , bien équipée, très-résolue; on sent qu'elle ira au feu avec énergie; les premiers corps 5 ébranlent et franchissent la frontière. Mais bientôt on annonce l'arrivée des troupes françaises. Le 19* bataillon de chasseurs à pied, — jadis les chasseurs d'Orléans, — a passé le mont Cenis, il est à Suse, on l'attend à Turin. Il entre enfin, et le clairon résonne; les petits chasseurs nerveux, au pas rapide et bien rhythmé, traversent les rues droites et nettes de Turin. Ce jour-là même, Ro- bert d'Orléans, nommé sous-lieutenant au régiment de Nice-cavalerie, vient de revêtir l'uniforme. Le Roi l'appelle et l'invite à choisir dans ses écuries un beau cheval de guerre. Un autre, plus prudent, plus calme, dans ces écuries d'un Roi-soldat, eût choisi un cheval de robe neutre, d'un ton effacé, qui de loin ne trahît pas celui qui s'avance à l'ennemi. Le duc, lui, ardent et fier, choisit, comme un paladin, une bête fougueuse, DUC DE CHARTRES. n>3 blanche comme lait, et, en grand uniforme, court au-devant des bataillons français : avec une sorte d'ivresse qui fait bondir le cœur et qui mouille les yeux, Robert d'Or- léans salue enfin le cher drapeau tricolore et s'enthousiasme au son fiévreux du clai- ron français qui sonne la marche. Dès les premiers jours de mai, l'armée autrichienne, dans un moment d'audace, a passé le Tessin et menace Turin; l'armée française vient de débarquer, elle est à peine organisée et approvisionnée; la cava- lerie de ligne piémontaise est chargée , avec les corps francs de Garibaldi, de former sur la Sésia un rideau qui masquera aux Autri- chiens l'absence de toute force sérieuse entre eux et Turin. C'est le début du duc de Chartres. Nice-cavalerie occupe les avant- postes du côté de Verceil. Le 22, le régi- ment est engagé tout le jour vers Borgo, le capitaine Brunetta est tué à côté du duc de Chartres, et celui-ci prend de sa main un io 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. officier autrichien porteur de dépêches. Mais le combat de Montebello est déjà livré; les Autrichiens repassent le Tessin ; Turin n'est plus menacé : et le moment des grandes luttes approche. Le 2 juin, notre officier de cavalerie re- çoit les deux cent trente-quatre prisonniers faits à Palestro par le 3* zouaves, et, en mainte occasion, il combat côte à côte avec les Français. Plus d'un vieil officier au pantalon rouge, en entendant nommer le jeune sous-lieutenant, évoque les souvenirs d'Afrique. Il y a quelque chose de touchant et de piquant à Ja fois dans ce rapproche- ment, sous le feu de l'ennemi, de ces com- patriotes séparés par la fatalité de l v exil. Mais au moins Robert d'Orléans voit des Français, il parle leur langue, il salue leur drapeau, il applaudit à leur victoire, et si son sang coule, il se mêlera dans la même ambulance au sang français, que les alliés versent pour la cause italienne. DUC DE CHARTRES. io5 Un jour j il est envoyé auprès du colonel Chabroa^ un rude soldat , un peu dur., mais franc comme l'or , une nature chaude et généreuse. Il a rempli sa mission; le colonel j avec la courtoisie habituelle en pa- reille circonstance , donne congé à l'officier de Nice-cavalerie , et s'étonne de ce qu'un Italien parle aussi bien le français. « Mais je suis Français , mon colonel. — Ah ! Français ! Tiens ! et vous servez l'Italie? Quel est donc votre nom? — De Chartres. » A ce nom de Chartres le colonelChabron a tout compris; il a peine à cacher son émotion : c'est un exilé qui lui parle y un fils de France , l'enfant de celui-là même qui l'a mené au feu en Afrique. Ses yeux se mouillent , son cœur bat « Buvons à votre père! monsieur le duc »., dit Chabron en tendant un verre à Chartres. « Buvons à la France ! mon colonel , » reprend Char- tres les larmes aux yeux. ioG LES PRINCES D'ORL,ÉANS. Le rôle de la cavalerie fut assez restreint dans ces grandes journées, où l'infanterie, selon le mot connu, est la reine des ba- tailles. Cependant çà et là, dans les comp- tes rendus du temps, nous trouvons quel- ques détails sur les engagements auxquels Nice-cavalerie prend part. Le sous-lieute- nant gagne un à un ses grades; il est devenu capitaine, et porte la médaille d'Italie, au liséré rouge et blanc, donnée par le gouver- nement français à ses propres soldats et aux troupes piémontaises qui ont combattu avec eux. A Milan., après la victoire, il se mêle à l'armée française; et il reçoit des officiers un accueil vraiment touchant. Mais l'Italie va droit à son but. La Lom- bardie délivrée, les volontaires s agitent au nom de l'unité; la Sicile est soulevée. L'ar- mée piémontaise entre dans les Romagnes , et la campagne des Marches et de TOmbrie est résolue. Lamoricière, Pimodan vont combattre avec des Français comme alliés DUC DE CHARTRES. 107 des troupes napolitaines et pontificales : un d'Orléans doit remettre Pépée au fourreau. Nous étions alors entraîné nous-même par un mouvement de curiosité juvénile , et, passant de l!armée espagnole , à peine rêve- nue du Maroc , dans l'armée piémon taise, nous trouvâmes dans les états-majors et dans ce régiment même où Robert d'Or- léans venait de servir, le souvenir du jeune prince encore vivant et hautement sympa- thique. Généraux, officiers et soldats ve- naient, à nous, et, pour nous parler d'un sujet français, nous disaient le nom de notre compatriote, en regrettant vivement que des circonstances inéluctables les eus- sent privés de leur jeune compagnon d'ar- mes. Les généraux Fanti, Cialdini, Cugia, Menabrea nous parlèrent tour à tour de l'officier de cavalerie Robert d'Orléans, qui, au lieu de se réfugier dans une siné- cure militaire sous le prétexte de voir les choses d'ensemble, avait étudié la guerre io8 LES PRINCES D'ORLÉANS. à sa place dans le rang et faisant galamment son devoir au feu. Voulant se conformer au vœu de la Reine , sa tutrice , le duc de Chartres, en présence des faits qui lui interdisaient de continuer à servir sous le drapeau sarde , écrivit deux lettres adressées au ministre de la guerre à Turin. Par la première , il donnait purement et simplement sa démis- sion; par la seconde , il demandait sa mise en expectative , sorte de demi-retraite qui entraîne la démission au bout d'un certain nombre d'années. La Reine préféra cette *\ dernière solution. C'est alors que la guerre d'Amérique offrit un nouveau champ à l'activité du jeune offi- cier, et cette fois il eut son frère aîné pour compagnon d'armes. Nous avons dit quelle fut la part que le comte de Paris prit à l'ex- pédition; le duc de Chartres, lui, vécut aux avant-postes; quoique officier d'état-major et attaché au général en chef Mac-Clellan , DUC DE CHARTRES. 109 dans mainte et mainte circonstance il ris- qua sa vie avec un courage presque témé- raire t En février 1862., il faisait , par un temps de neige y une reconnaissance avec quelques cavaliers : c'était aux environs de Wash- ington; arrivé à un endroit appelé Peck's- House, il tombe sur un avant-poste de cavalerie confédérée : une mêlée s'engage; quelques-uns des cavaliers ennemis sautent en selle et gagnent les bois; d'autres ., plus audacieux s rejoignent une maison voisine J s'y retranchent., et les fédérés vont leur donner l'assaut. Chaque fenêtre devient une meurtrière; le duc de Chartres , visé presque à bout por- tant par une lucarne , évite la balle; mais son compagnon de droite , le capitaine Wilson, est frappé et tombe le cou traversé par le projectile. Il assista au siège de York-Town et aux nombreux petits combats auxquels ce siège 10 no LES PRINCES D'ORLÉANS. donna lieu. La veille de la bataille de Wil- liamsburg, comme il faisait encore une re- connaissance , — on l'y employait volon- tiers., cette opération exigeant de l'entrain, de l'habileté, et ce qu'on appelle en terme de guerre un officier très-allant, — Char- tres tombe à l'improviste sur" une colonne de cavalerie ennemie qui éclairait assez mal ses derrières; il oblique un peu, gagne un bois, s'y dissimule, et, avec son entrain in- croyable, lui enlève dix-sept prisonniers. Le duc faisait les fonctions d'aide de camp du général Stoneman pendant le brillant combat de cavalerie qui termina la journée. Au coucher du soleil, le général l'envoya avec deux officiers pour recon- naître s'il était possible d'enlever une pièce d'artillerie qui ét^it restée embourbée dans un retour offensif de l'ennemi. Toujours crâne et opérant avec intelligence, le prince laisse son infanterie abritée dans le bois et s'avance tout seul le plus près possible de DUC DE CHARTRES. m la pièce; mais l'ennemi, qui prévoyait cette tentative , a mis là une embuscade., et pen- dant un instant , seul et à découvert , il sert de cible aux tirailleurs confédérés. Ce jour- là , comme à Peck's-House,.on peut dire qu'il vit la mort de près. On employait aussi le jeune officier à des missions de confiance; et quand il fallait un homme prompt , solide et intelligent , Char- tres était là, C'est ainsi qu'un jour, après deux combats consécutifs , les deux ailes de l'armée fédérée ayant été coupées par l' en- nemi , il fut chargé de rétablir les communi- cations. Vers la fin de la campagne, comme il était campé au bord des marais qui avoisi- nent Richmond, il ressentit de subites at- teintes des fièvres qui décimaient alors l'armée. Nature énergique et forte, il lutta longtemps; mais il fallut, sur des ordres formels, se rendre à Washington. Le 25 juin, comme il se mettait en route, on U2 LES PRINCES D'ORLÉANS. entendit le canon; dès lors, personne n'eut assez d'autorité pour lui faire continuer son chemin; il rebroussa , se fit détacher auprès du général Porter, commandant le corps engagé , et prit la part la plus active à la bataille de Gaine's-Hill. Nous avons dit quelles circonstances mi- rent fin à l'engagement volontaire des deux princes; le duc de Chartres, pas plus que le comte de Paris, ne pouvait les sur- monter. Jusqu'au printemps de 1866, il vécut auprès de ses oncles et voyagea, dan§ le but de s'instruire au point de vue mili- taire. Au printemps de 1866, quand l'Italie venait de s'allier à la Prusse et reprenait l'œuvre interrompue par le traité de Villa- franca, le duc de Chartres se rappela qu'il était encore officier au service du Piémont, et regarda comme un engagement d'honneur le devoir de redemander la place que le roi Victor-Emmanuel lui-même avait pro- mis de lui réserver. La politique ne pou- DUC DE CHARTRES. n3 vait pas prévaloir dans cette question; le duc arriva donc à Florence quelques jours avant Custozza : mais La Marmora, qui était alors premier ministre , craignit de se compromettre en acceptant ses services , et interpréta les règlements militaires qui ne donnaient pas à l'officier de cavalerie le droit formel de reprendre son poste. Les témoignages que le duc de Chartres reçut alors de ses compagnons d' armes , et l'una- nimité des regrets qui lui furent manifestés à l'occasion de cette décision , furent une honorable compensation à ce refus. Accompagné de son frère aîné , Chartres, éloigné comme soldat, voulut assister d'aussi près que possible aux événements de l'ordre politique : il entra à Venise en même temps que les troupes italiennes, et recueillit là de nombreuses et piquantes observations. Mais la guerre était bien son véritable élément, c'est ainsi qu'il la cher- chait même dans ses loisirs : il passa une 10. ii 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. partie de l'année 1868 à visiter les nom- breux champs de bataille de la vallée du Rhin, et, au commencement de 1869, il publia sur ce sujet une étude qui eut la bonne fortune d'appeler l'attention des offi- ciers allemands. L'un de ces officiers, tou- jours à l'affût de ce qui peut augmenter les connaissances militaires., demanda au duc la permission de traduire cet ouvrage , dont le titre exact est : Souvenirs de voyage. — Une visite à quelques champs de bataille de la vallée du Rhin. Il faut bien constater qu'il n'y a pas une lacune dans cette carrière , car, à la fin de 1869, les princes de la famille d'Orléans ayant résolu de publier l'ouvrage du duc d'Orléans sur les campagnes d'Afrique, et le comte de Paris ayant écrit quelques lignes d'avant-propos, le duc de Chartres, afin de suppléer à une lacune considérable de l'ou- vrage (qui iie commence qu'en i835), traça le récit de l'expédition depuis i83o jusqu'à DUC DE CHARTRES. u5 cette date, et en fit l'introduction à l'ou- vrage de son père. C'est certainement ce qu'il y a de plus complet sur cette période des guerres d'Afrique. Nous voici arrivé, dans notre récit , à l'année 1870. La guerre est déclarée; la pé- tition adressée au Corps législatif, en 1870, a été repoussée. Le désastre de Sedan est connu et le 4 septembre s'est accompli. Le 6 du même mois, le duc d'Aumale, le prince de Joinville et le duc de Chartres sont à Paris; le gouvernement de la Défense na- tionale s'adresse à leur patriotisme et les supplie de s'éloigner; ils doivent, dit-on, se sacrifier à leur pays, et on leur refuse la con- solation de servir dans les rangs de l'armée. Chartres est revenu en Angleterre; mais comme le désastre s' accroît' de jour en jour, il n'y tient plus : le 25 septembre, le prince de Joinville et lui manquent à la table de famille. Quelques jours après, un certain u6 LES PRINCES D'ORLÉANS. Robert le Fort, récemment arrivé d'Amé- rique , se fait accepter comme capitaine de gardes nationales à l'état-major de M. Estan- celin. Entre la date du 24 septembre et l'incorporation de Robert le Fort, le 1" oc- tobre, le prince de Joinville et le duc de Chartres éprouvent de la part de MM. Glais-Bizoin, Crémieux et Fourichon, membres de la délégation réunie à Tours, le même refus que leur ont opposé à Paris les membres de la Défense nationale. Avant de se confier à M. Estancelin, l'ami dévoué de sa famille, de Chartres se présente à Rouen au commandant d'un bataillon de mobiles de la Loire-Inférieure, et est décidé à s'engager comme simple soldat; déjà il est accepté sous un nom quelconque, mais au moment de quitter le commandant, celui-ci exige que le volontaire se mette en règle avec l'intendance pour constater son iden- tité. C'est alors qu'il a recours à M. Estan- celin et prend ce pseudonyme de Robert le DUC DE CHARTRES. 117 Fort, en souvenir du duc de France tué dans un combat contre les Normands en 866, et dont les fils Eudes et Robert, avec Hugues Capet , leur petit-fils , vont fonder la dynastie capétienne. Le capitaine le Fort est entré au service; son ami, plus âgé que lui, a disparu; il voyage, dit-on, en Normandie. Connu seu- lement du commandant supérieur et de M. Hermel, son chef d'état-major, le duc s'installe à la préfecture, où un Anglais, attaché à l'ambulance, le reconnaît immé- diatement; il comprend le danger, met l'é- tranger au fait de la situation, et obtient la promesse du secret absolu. Il n'était même pas encore équipé; il sort un instant, re- vient en uniforme, et comme il veut rentrer à la préfecture, qui sert de quartier général, il la trouve entourée par une de ces mani- festations hostiles trop fréquentes alors; son ' premier soin est de rassembler les mobiles et de disperser les groupes. Le Fort prend n8 LES PRINCES D'ORLÉANS. immédiatement le commandement d'un pe- tit détachement de cavaliers, les éclaireurs de la Seine-Inférieure , qui forment un groupe de vingt à trente hommes. Il est à lui-même son état-major, son comptable, son fourrier et son maréchal des logis. En- voyé à Fleury-sur-Andelle, alors menacé par l'ennemi qui tient Gisors, il bat le pays, il fait des reconnaissances, il loge chez l'ha- bitant, qui est frappé de sa distinction, de ses connaissances militaires et de cette fermeté dans la discipline qui le porte à rappeler sé- vèrement à l'ordre tout subordonné qui s'écarte des lois du respect dû à tous. Par- ci, par-là, le capitaine a la chance de prendre part à quelques escarmouches, côte à côte avec le i er hussards, à Longchamps, au Thil, etc., etc. Dans une de ces petites affaires qui ont pour but ou de reconnaître l'ennemi, ou de le contenir, le capitaine rencontre un détachement de uhlans qu'il poursuit pen- DUC DE CHARTRES. 119 dant plusieurs kilomètres de tout le train de ses chevaux. Plusieurs sont tués; mais le uhlan a du prestige , et il s'agit de faire au moins un prisonnier. Avec un sous-lieute- nant de dragons , depuis tué à Amiens , le Fort poursuit sa course jusqu'aux réserves ennemies et donne la chasse aux derniers cavaliers; au moment où il va couper le chemin à l'un d'eux, une courroie se rompt, et le duc est obligé de ralentir, pendant que son compagnon met la main sur l'épaule du uhlan et le déclare de bonne prise. Le général Briant commandait alors à Rouen; il prépare une expédition contre Gisors, occupé par l'ennemi, et forme trois colonnes : celle du centre enlève un poste à Étrepagny; mais ces troupes, peu expéri- mentées, sont désorganisées par ce petit combat et doivent se reformer sans aller plus loin; la colonne de droite perd son che- min; celle de gauche, ayant à sa tête les éclair eurs commandés par le Fort, arrive 120 LES PRINCES D'ORLÉANS. devant Gisors et constate qu'elle se trouve complètement isolée : il faut se replier. Le 5 décembre., on rencontre l'ennemi à Buchy; les Prussiens occupent Rouen, les éclaireurs de la Seine quittent la ville les derniers. Cette retraite de vingt -quatre heures dans la neige permet au général Briant d'appré- cier l'énergie du capitaine le Fort, qui saisit cette occasion d'entrer dans un état-major régulier de l'armée de ligne. Il est un in- stant détaché au Havre, alors menacé, et bientôt rejoint à Cherbourg son nouveau général, qui lui apprend qu'il a demdn.de pour lui le grade de chef d'escadron à titre auxiliaire. Pendant son séjour à Cherbourg, le gé- néral Briant souffre beaucoup du manque absolu de cartes de France; cet obstacle l'arrête à chaque pas et rend sa marche dif- ficile. Le duc de Chartres, qui a son idée, se fait fort, si on lui donne la permission de s'abseater pendant trente-six heures, de rap- DUC DE CHARTRES. 121 porter la carte complète de l'état-major, dont il possède la collection. Comme c'est une lacune indispensable , le général accepte; le Fort part,, et un matin, à la première heure, un jeune officier, hâlé, barbu, enveloppé dans la peau de bique de campagne , sonne à la porte de Morgan-House. C'est le maître de la maison qui a passé la Manche et vient remplir sa mission; mais c'est à peine si parents, amis et serviteurs le peuvent reconnaître. Il apporte des nouvelles de France aux exilés. Pendant vingt -quatre heures, les hôtes, à la fois attristés de ces récits, et joyeux de revoir l'absent, jouis- sent de sa présence. Tout le monde cepen- dant doit ignorer la visite de l'officier, dont M. Gambetta, le ministre de la guerre en province, est en train de signer la nomina- tion, sans se douter qu'en donnant le grade de chef d'escadron au capitaine le Fort, il donne de l'avancement au petit-fils d'un Roi de France. A l'heure dite, le Fort est à 11 i22 LES PRINCES D'ORLÉANS. son poste; il rapporte les cartes, et personne ne se doute de ce qui vient de se passer. Le secret, il faut le dire, fut bien gardé; et les Allemands, qui ont su tant de choses, ont ignoré jusqu'au bout quelle personna- lité se cachait sous le nom de Robert le Fort; ils savaient cependant que les princes ■ servaient, car un jour, guidé sans doute par un esprit bienveillant , un intermédiaire demanda qu'on voulût bien faire connaître sous quel nom se cachait le prince, afin que s'il était fait prisonnier dans telle ou telle circonstance, la famille royale de Prusse pût intervenir pour empêcher un malheur. Ce fut le duc d'Aumale qui reçut le mes- sager; voici sa réponse textuelle : « Chartres est là où il doit être; si vous le faites prison- nier, fusillez-le, pendez-le, brûlez-le même si vous le voulez; il fait son devoir, et nous ne dirons pas le nom sous lequel il se cache pour l'accomplir. » Revenu à Cherbourg, où s'organisait le DUC DE CHARTRES. i 2 3 19 e corps, le général d'Argent , rappelé d'Afrique et qui devait commander une division , prit le nouveau chef d'escadron à son état-major. Difficilement équipé et la- borieusement organisé , le 19* corps se mit en marche au moment même où venait de Se livrer la bataille du Mans; elle eut pour résultat d'isoler ces troupes de l'armée de la Loire, et on n'eut plus que quelques ren- contres insignifiantes avec le général duc de Mecklembourg dans le département de l'Orne. On se concentrait sur Granville, quand arriva la nouvelle de l'armistice. Ici se place un épisode à la fois piquant et douloureux. On se rappelle que M. Jules Favre, pressé par le temps, manquant dq renseignements sur les positions occupées par nos troupes , et égaré peut-être par les indications, naturellement favorables aux Allemands, fournies par le général de Moltke lui-même, avait désigné comme ligne de délimitation certains points qui for- 124 LES PRINCES D'ORLÉANS. çaient les armées de la Loire à rétrograder et à abandonner par conséquent des posi- tions qui leur appartenaient. La délimitation sur place fut une œuvre délicate et pleine de difficultés. Sur presque tous les points , il y eut des discussions graves et des transactions onéreuses. Sa complète connaissance de la langue alle- mande désignait naturellement le comman- dant le Fort au choix du général en chef; il fut donc envoyé, avec le chef d'escadrons Senault, pour disputer le terrain au vain- queur, qui interprétait les lacunes du traité d'une façon toujours défavorable. On eut le bonheur de sauver et Lisieux et Argentan fie la rude occupation de l'ennemi. Les conditions de l'armistice bien arrê- tées, avec cette restriction que la convention était imposée plutôt que loyalement discu- tée, le 19 6 corps fit une marche vers le sud de la Loire et vint former l'aile gauche de l'armée de Ghanzy; car, si la guerre devait DUC DE CHARTRES. 125 recommencer, il fallait couvrir les derniers boulevards de la résistance. Le 29 février 1 87 1 , les préliminaires de paix votés par l'Assemblée amenèrent im- médiatement le licenciement des états^ma- jors; le duc de Chartres reprit le chemin de l'Angleterre en passant par Paris. Il y resta la veille de cette funeste journée du 1 8 mars; il ne savait pas si le sort lui permettrait de rentrer en France ; il voulait revoir encore sa ville natale. Le 19 au matin, il était arrivé à Londres, quand on reçut la dépêche de l'insurrection. Le soir même son parti était pris : il passa le détroit pour se mettre à la disposition du gouvernement. Mais un très-grand nombre d'officiers,' revenus de leur captivité en Allemagne, sollicitaient des emplois; l'offre du duc de Chartres ne fut pas acceptée, et il dut reprendre la route de l'Angle- terre. Toujours aventureux, il voulut en- 11. 126 LES PRINCES D'ORLÉANS. trer dans la ville où la Commune était installée; il passa encore à Paris la. jour- née du 22 mars, et assista à la sanglante fusillade de la rue de la Paix. On comprend le danger que pouvait courir, dans cette ca- pitale livrée à l'anarchie, le commandant Robert le Fort, qui était un otage désigné à double titre, comme prince de race royale et comme officier français. Le 23, il arrivait à Morgan-House, qu'il ne quitta qu'à la nouvelle de l'abrogation de la loi d'exil. C'est le 18 mars, le jour de son re- tour en France, que le duc, proposé sous son nom d'emprunt par le général Chanzy pour le grade de chevalier de la Légion d'honneur, reçut avis de sa nomination. Le général d'Argent, son chef direct, ignorait le nom ef la position de son officier d'état- major ; quand il apprit que c'était le duc de Chartres qui se cachait sous le nom de le Fort, il adressa à son subordonné une lettre charmante, qui prit sa place au curieux DUC DE CHARTRES. 127 dossier que forment les nombreuses lettres écrites dans cette circonstance , par les su- périeurs du chef d'escadron et par ses com- pagnons d'armes. Le général Le Flô, alors ministre de la guerre, avait su à quoi s'en tenir sur l'identité de le Fort, et fit dire au duc combien il était heureux d'avoir à signer ce brevet de chevalier. Peu de temps après., le gouvernement , usant du pouvoir discrétionnaire qui lui permettait de conserver à son service ceux des officiers qu'il jugeait dignes de ce choix jusqu'à ratification par l'Assemblée,, appela le duc de Chartres au 3 U chasseurs d'Afri- que , qui faisait alors campagne dans la pro- vince de Constantine. Après un séjour de deux mois en France , le prince, qui voyait se réaliser son vœu le plus cher, se sépara encore une fois des siens et rejoignit, en septembre dernier, la colonne du général Saussier, qui marchait sur Batna et devait opérer contre Bou-Mezrag dans le midi de 128 LES PRINCES D'ORLÉANS. la province de Constantine. Il eut l'occa- sion, dans cette campagne , de commander les trois escadrons de chasseurs attachés à la colonne, et assista à deux affaires heu- reuses. Dans la seconde , qui eut lieu le 8 octobre , on s'empara de toute la smalah de Bou-Mezrag. Pour un soldat épris de son métier, c'est là une vie nouvelle ; les horizons ne sont plus les mêmes, et la stratégie ne ressemble pas à celle en usage en Italie, au Potomac ou en France; enfin, c'est un curieux contraste avec cette dernière campagne de France par quatorze degrés de froid et dans des plaines neigeuses. C'est en face de l'ennemi, tou- jours menaçant, que le duc de Chartres attend la décision de l'Assemblée nationale qui lui permettra de se considérer enfin comme un officier français. Cette carrière militaire ferait honneur à quiconque; elle a été traversée par bien des DUC DE CHARTRES. 129 incidents politiques qui ont contrarié la vo- cation en lui opposant des circonstances insurmontables; et cependant elle est déjà très-remplie. Le duc de Chartres , on le voit, est un vigoureux soldat , un homme de réso- lution , de sang-froid et d'énergie. Ajoutons que ce n'est point seulement un troupier, il peut compter parmi les plus distingués des officiers d'état-major , et ses connaissances militaires sont vastes et précises. Ses amis ajoutent qu'il est le plus loyal et le plus dé- voué des compagnons d'armes , et dans les différentes armées où il a s'ervi, il a laissé un profond souvenir. Le duc de Chartres, en 1863, le 1 1 juin, a épousé sa cousine la princesse Françoise- Marie-Amélie d'Orléans, fille du prince de Joinville, qui est aujourd'hui dans sa vingt- huitième année. La duchesse de Chartres, mince, élégante et d'une réelle beauté, a des qualités brillantes et spontanées. Elle est ]3o LES PRINCES D'ORLÉANS. cependant d'une certaine timidité , et mêle aux tendances d'une mère de famille les dons heureux d'une femme qui serait ap- pelée à briller dans la vie mondaine. Elle suit vigoureusement les chasses les plus difficiles , et à côté de son mari., qui est re- gardé comme un des meilleurs cavaliers, non pas seulement de France , mais d'An- gleterre j elle fournit sa carrière dans un hunting à outrance. Du prince de Joinville elle a l'aptitude charmante d'un peintre fa- cile , et son talent en ce genre s'élève au- dessus des facultés restreintes et mièvres des amateurs. * La duchesse a quatre enfants , dont deux garçons, Robert et Henri, nés l'un en 1866., l'autre en 1867 à Ham près de Richmond. Ses filles sont nées, l'une en i865, l'autre en 1867. LOUIS-CHARLES-PHrLIPPE-RAPHARL DUC DE NEMOURS DUC DE NEMOURS Le duc de Nemours est simple., accueil- lant, bienveillant à tous, d'une réserve excessive , d'un caractère timide et presque craintif. Sa réserve naturelle, et peut-être un peu outrée pour le rang qu'il occupe , est prise facilement pour de la hauteur et pour une morgue dont nul n'est plus éloi- gné que lui. C'est un homme correct , qui ne se singularise par aucun côté, et dont on pénètre vite les qualités supérieures quand on a l'honneur de Rapprocher, et pourvu que son jugement, sûr et rapide, ait com- pris la sincérité des intentions. Cependant il faut le chercher si on veut le bien con- naître, car il ne se laisse pas lire à première vue. Ses sentiments sont profonds; sa vie, i32 LES PRINCES D'ORLÉANS. depuis l'exil, s'est toujours écoulée dans le calme; c'est un homme doux, concentré, recueilli, religieux; et son honnêteté, qui a la profondeur et la ténacité de celle d'un Alceste, n'en a jamais les éclats. Le duc fuirait les hautes responsabilités , et surtout, je crois, la responsabilité poli- tique; la seule qu'il accepterait, c'est celle qu'on assume sur un champ de bataille, de- vant l'ennemi. Là, il devient grand et noble, et sa réserve se change en un* inaltérable sang-froid. De très -haute taille, élégant, élancé, d'un aspect de physionomie qui rappelle le roi Henri IV, ce prince, qui s'eflface, est regardé comme un général de cavalerie consommé, qui saurait faire mou- voir de grandes masses montées. Il est peut-être un des plus extraordi- naires exemples de mémoire qu'on puisse citer. Encore aujourd'hui, il reste un an- nuaire vivant de toute la cavalerie française. Il a suivi de loin, dans sa retraite, la car- DUC DE NEMOURS. i33 rière de tous ceux qu'il a connus lorsqu'il servait la France. Celui-ci était sous-lieute- nant , le voilà colonel; cet autre était chef d'escadron , le voilà général. Il les voit au rang qu'ils occupent dans l'armée , connaît leurs états de service , leurs qualités., leurs aptitudes spéciales; et son œil, qui devrait être dépaysé cependant par vingt ans d'exil, reconnaît aujourd'hui à première vue, sous l'uniforme du général, un porte- fanion des guerres d'Afrique. C'est, paraît-il, le jugement le plus droit, le plus sûr, le plus calme auquel on puisse avoir recours. « J'aime Nemours encore plus qu'un frère, disait le duc d'Orléans; j'ai plus de confiance en son jugement qu'au mien. » Dans la famille on subit cette salutaire in- fluence, on la sollicite; et ce désintéresse- ment à son prix et devient d'un grand se* cours dans les circonstances difficiles. Ce parti-pris de ne jamais empiéter sur le rôle des autres, et cette excessive réserve doublée 12 i3 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. d'une honnêteté proverbiale et pour ainsi dire silencieusement farouche , ont peut-être contribué à répandre cette opinion, qui n'est nullement juste , que le duc de Nemours se tenait volontairement à l'écart. Il est des natures contemplatives qui n'acceptent la lutte que par un sentiment profond du de- voir, et qui ne courent jamais d'elles-mêmes au-devant des responsabilités qui ne s'im- posent point. Sous la monarchie de Juillet le duc de Nemours n'était pas populaire, et on l'ac- cusait généralement de hauteur, quoique ceux qui le voyaient dé près alors aient souvent protesté contre cette accusation. La vérité s'est fait jour dans l'exil, où les hommes s'apprécient mieux, et on recon- naît qu'il serait difficile de trouver une na- ture plus bienveillante que celle du second fils de Louis-Philippe. La bonté du duc, quand on la connaît, a même quelque chose de touchant et de noble, qui inspire DUC DE NEMOURS. i35 â la fois la sympathie et le respect. Mais avec toutes les qualités du cœur et quel- ques-uns des dons les plus solides de l'es- prit , le duc a un défaut sur lequel il faut insister, car c'est le plus fatal de tous peut- être pour l'homme que sa naissance ou les événements ont jeté dans la vie politique. Il est modeste et timide; mais modeste à l'excès , modeste jusqu'à ce point où, sans cesser d'être une vertu, la modestie devient presque une faiblesse. Si vous êtes un simple particulier et si vous ne voulez pas cesser de l'être, soyez modeste, c'est votre droit : le monde passe à côté de vous, il ne soupçonne pas ce que vous valez. C'est une force qui se perd sans doute, mais vous ne souffrez pas de votre modestie qui vous est chère, et elle ne de- vient pas pour vous une source de mal- heurs. Vous laissez les esprits plus remuants et les caractères plus entreprenants se dis- puter les emplois publics, les faveurs de la i36 LES PRINCES D'ORLÉANS. fortune, les bonnes grâces du pouvoir ou celles de la foule : que vous importe? Ce n'est pas là ce que vous cherchez : ce n'est pas pour vous le but et le prix de la vie. Mais si vous êtes né sur les marches d'un trône; si vous avez été jeté par la Providence ou par le hasard au milieu de la mêlée des partis et que vous ayez le malheur d'être né trop modeste , traitez cette disposition d'es- prit héroïquement, comme on traite une maladie , et guérissez-vous à tout prix. Songez-y donc. C'est à peine si le monde consent à voir les qualités qu'on lui montre. Comment voulez-vous qu'il devine celles qu'on tente de lui cacher? Joignez à cela que rien, chez un homme placé dans une situation élevée, ne ressemble plus à l'ex- trême orgueil que l'extrême modestie. Etes-vous prince, ministre? Tous ceux qui vous entourent attendent un mot de vous pour vous parler, un geste de vous pour vous approcher. Si ce geste tarde trop, si le DUC DE NEMOURS. i3^ mot ne vient pas assez vite., croyez- vous qu'on mette votre réserve sur le compte d'une excessive modestie? Vous connaîtriez bien mal le monde et ses jugements. Vous craignez d'aborder les autres : on croira que vous leur défendez de vous approcher. Vous gardez le silence : on s'imaginera que vous l'imposez; tout ce qui sera l'effet du peu de confiance que vous avez en vous- même^ sera imputé au peu d'estime qu'on vous supposera pour autrui; et plus vous voudrez vous effacer, plus on se persuadera que vous prétendez vous placer au-dessus de ceux qui vous entourent. Ne en 1 8 14 au Palais-Royal , le duc de Nemours avait seize ans lorsque la révolu- tion de Juillet mit son père sur le trône. Les devoirs sérieux allaient commencer pour lui et pour son frère aîné, le duc d'Orléans, âgé déjà de vingt ans. Il leur fallut d'abord payer de leur personne dans l'expédition de 12. i38 LES PRINCES D'ORLÉANS. Belgique; c'était là, pour les deux jeunes princes , la partie la plus facile de leur tâ- che; car il y a ceci de caractéristique dans la famille d' Orléans , que si elle aime la paix par raison et par préférence réfléchie , elle est par tempérament et par inclination la plus belliqueuse peut-être de toutes les races princières. « Tous les hommes y sont bra- ves », disait M. Dufaure dans un plaidoyer célèbre. Sir Robert Peel avait dit avant lui, en portant un toast au Roi : « Au Français privilégié dont tous les fils sont braves et dont toutes les filles sont vertueuses. » Bra- ves, ce n'est pas assez dire : on citerait diffi- cilement un seul de ces princes qui nait cherché, poursuivi, saisi avec iardeur toutes les occasions de se risquer comme le sous- lieutenant le plus aventureux. L'événement principal de la guerre de Belgique fut le siège d'Anvers; il y avait là surtout des fatigués à spppbrter et des périls obscurs à courir dans les tranchées. Les DUC DE NEMOURS. i3g deux jeunes princes aînés firent honneur à cette épreuve , et n'en tirèrent pas vanité. Ils souhaitaient , du reste , quelque chose de mieux. L'Algérie , dont la conquête se poursui- vait au milieu d'incidents plus variés, offrait des occasions plus favorables à des jeunes gens désireux , comme Tétaient les fils de Louis-Philippe, de faire honneur à leur fa- mille et à leur pays. Le duc d'Orléans partit le premier pour l'Afrique, prit part à l'ex- pédition de Mascara, et reçut une balle au combat de l'Habrah. L'année suivante, en i836, ce fut le tour de son frère. On venait d'organiser une ex-* pédition contre Constantine, et on s'était fait des illusions sur les difficultés de l'en* treprise. En arrivant devant la ville, le ma-* réchal Clausel, qui commandait, reconnut l'impossibilité de l'enlever par un coup de main; il eut un bon sens et, on peut le dire, un courage assez rares : il ordonna la 140 LES PRINCES D'ORLÉANS. retraite. Par là, il évita que l'échec qu'on venait de subir ne se changeât en désastre. Il fallut revenir, harcelé par les Arabes et cruellement éprouvé par la rigueur impré- vue de l'hiver. C'est là que le colonel Chan- garnier, dans une circonstance critique , sauva l'armée par son courage et sa pré- sence d'esprit. Le duc de Nemours, qui faisait partie de l'expédition, apprenait' la guerre à une bonne et rude école. Mais il ne fallait pas rester sur cet échec : une nouvelle expédition se prépara, et cette fois avec des forces suffisantes; toutes les dispositions avaient été prises pour assu- rer le succès. Le duc de Nemours com- mandait l'une des trois brigades, celle qui eut à faire la plus grande partie de la be- sogne. Le siège ne fut pas long, mais il fut meurtrier; le général Damrémont fut tué; le chef d'état-major Perrégaux succomba après le siège aux suites de la blessure qu'il avait reçue. Le colonel Combes, placé sous DUC DE NEMOURS. 141 les ordres du duc de Nemours , tomba mort en montant à l'assaut; La Moricière lui-, même faillit rester sur la crête. Tout le monde fit plus que son devoir, à com- mencer par le jeune prince , nuit et jour sur pied, encourageant sans cesse les troupes de siège par sa présence, et paraissant dimi- nuer leurs fatigues et leurs dangers par cela seul qu'il les partageait avec elles.* Au retour, le duc de Nemours réclama la mission de commander l'arrière-garde. Tout vainqueurs que nous étions, nous eûmes à supporter presque autant d'épreuves que pendant la retraite de Tannée précédente. Le choléra s'était mis dans l'armée, les hommes tombaient le long de la route. Sans ostentation, simplement, chrétiennement, le duc de Nemours s'occupa des ambu- lances , veillant à ce qu'on ne négligeât pas lin seul de ces malheureux malades , aidant à les mettre sur les cacolets, sans souci de lui-même, uniquement occupé des soûl- i 4 2 LES PRINCES D'ORLÉANS. frances et des dangers de ses soldats. Per- sonne , à ce moment, n'aurait songé à l'ac- cuser de hauteur. Après la prise de Constantine, le duc de Nemours aurait certainement dû devenir populaire. Il n'aurait eu qu'à laisser faire. A Marseille , à Lyon, dans toute la vallée du Rhône, on l'attendait pour lui faire des ova- tions. Mais il avait l'horreur de la mise en scène ; pour le décider à recevoir les félicita- tions publiques qu'il avait méritées, il aurait fallu lui prouver qu'il y avait là un intérêt, non pas pour lui, mais pour la dynastie et pour le pays. Le prince de Joinville, son frère, qui venait d'entrer dans la marine, était venu le rejoindre devant Constantine; il le décida à revenir avec lui , en faisant le grand tour par le détroit de Gibraltar et l'océan Atlantique. Ils s'embarquèrent en- semble sur un bateau à vapeur. Le duc de Nemours se cassa le bras sur le pont du bâtiment, de telle sorte qu'il fut obligé de DUC DE NEMOURS. 143 remonter la Seine en bateau et de venir débarquer au quai des Tuileries. La mauvaise chance commençait à le poursuivre; il devint, bien innocemment , l'occasion d'une crise ministérielle. Sur le point de faire un mariage à tous égards satisfaisant , en épousant une princesse de Saxe-Cobourg, dont la grâce et la douceur devaient faire son bonheur pendant les der- nières années de la monarchie de Juillet, et sa consolation pendant les tristes jours de l'exil, on avait demandé pour lui une do- tation de cinq cent mille francs, que la Chambre refusa après des débats péni- bles. Le ministère Soult dut se retirer à la suite de cet échec. Mais ce qui était plus grave que la chute d'un cabinet, c'était l'espèce de discrédit que cette discussion tendait à jeter sur la famille royale. Le roi Louis -Philippe ressentit vivement le procédé, et l'âme délicate et fière du duc de Nemours ne pouvait manquer d'être 144 LES PRINCES D'ORLÉANS. froissée par les incidents de cette regrettable discussion. Le prince , marié désormais, jouissait de son bonheur domestique depuis près de deux ans 3 lorsque survint le plus terrible et le plus irréparable des grands deuils qui devaient frapper la maison d'Orléans. L'aîné des fils du Roi , celui qui eût sauvé la mo- narchie constitutionnelle, si elle pouvait être sauvée, venait d'être enlevé par un inexpli- cable arrêt de la Providence. Le duc de Nemours, devant le tombeau de ce frère adoré, ne songeait pas encore qu'une vie nouvelle allait commencer pour lui, lors- qu'un serviteur ou plutôt un ami de sa fa- mille le rappela à lui-même en lui disant : « Monseigneur, maintenant il faut vous re- tourner comme un gant, et montrer en dehors tout ce que vous avez en dedans. » Se retourner comme un gant, c'était jus- tement là Ce que le prince n'était point dis- posé à faire. Content du second rôle, il ne DUC DE NEMOURS. 145 s'était jamais préparé au premier. Son frère , depuis plusieurs années déjà, trouvait en lui non-seulement son ami le plus sûr, mais son conseiller le plus écouté et le plus recherché. Toutes les fois qu'il y avait dans la famille une grave résolution à prendre, le duc d'Orléans ne manquait pas de dire : « Consultons Nemours » , et ce n'était pas là chez son frère aîné une parole banale. Dans son testament , dans cette pièce si remarquable par la justesse des vues et par une sorte de divination de Y avenir , il a consigné le témoignage irrécusable de la confiance que lui inspiraient la raison su- périeure et le caractère chevaleresque de son frère. Le duc de Nemours était donc l'homme des bons conseils, des avis sages et réflé- chis. C'était en même temps, par son cou- rage et par son sang-froid, un homme d'exé- cution d'une rare valeur; mais, somme toute, un militaire plutôt qu'un politique. i3 146 LES PRINCES D'ORLÉANS. Sur le champ de bataille, s'il avait eu la bonne fortune de diriger de grandes opéra- tions, il aurait su prendre les plus promptes et les meilleures résolutions; en politique, il lui fallait un peu de temps pour réfléchir. L'excès même de son honnêteté et la déli- catesse de ses scrupules retardaient ses dé- cisions. Il était de ceux qui pensent, non sans quelque raison peut-être, qu'il est par- fois plus difficile de connaître son devoir que de le remplir. Quel était son devoir le 24 février? Il n'en vit qu'un, et il s'en acquitta jusqu'au bout avec une rare abnégation. S'effacer devant tout le monde, s'exposer pour tout lti monde, protéger le départ du Roi et de h Reine, accompagner la duchesse d'Orléans et ses fils à la Chambre des députés pour les défendre et les couvrir au besoin de son corps : tel est le rôle que sa conscience lui traça dans ces tristes circonstances. En avait-il un autre à prendre? Comme mi- DUC DE NEMOURS. 147 li taire , il n'était chargé d'aucun comman- dement : entre le général Sébastiani et le général Jacqueminot, il avait une situa- tion mal définie et embarrassante pour tout le monde. Comme l'aîné des fils survi- vants du Roi, il était appelé par la loi à prendre la régence à l'heure où l'abdication fut signée. Mais qui pensait à la loi en ce moment? Et enfin dans quelle mesure un prince a-t-il le devoir de répondre par la guerre civile à une révolte qui va devenir une révolution? D'ailleurs le duc de Ne- mours , en agissant ainsi , eût craint de pa- raître céder à une préoccupation d'ambition Personnelle. * Il se renferma donc dans ses devoirs de fils dévoué à l'égard du Roi et de la Reine 3 de frère loyal et affectueux à l'égard de la duchesse d'Orléans. Ce fut lui qui, au mi- lieu de la confusion universelle , prit toutes les dispositions pour le départ de Louis-Phi- lippe et de Marie-Amélie. Une fois rassuré 148 LES PRINCES D'ORLÉANS. à cet égard, il s'occupa exclusivement de sa belle-sœur et de ses neveux. Il se décida à prendre le commandement des troupes qui se trouvaient dans la cour des Tuileries et qui étaient encore restées complètement fidèles. Elles continrent la foule , pendant que la duchesse d'Orléans se dirigeait à pied, avec ses deux fils, par le jardin. Resté le dernier aux Tuileries, il ne les quitta qu'après avoir organisé l'arrière-garde ; puis il se dirigea à son tour vers le jardin et re- joignit sa belle-sœur auprès du bassin oc- togone. La duchesse se rendait à la Chambre pour présenter ses deux fils aux députés. Le duc de Nemours n'était pas d'avis de faire cette démarche; il conseillait à la duchesse de se retirer tout de suite à Saint-Cloud, et de là, s'il le fallait, au Mont-Valérien. C'était le conseil d'un stratégiste. Ce conseil aurait-il mieux réussi que celui des hommes poli- tiques? Nul ne peut l'affirmer. Au moment où le prince consultait cette ré- DUC DE NEMOURS. 149 solution, on pouvait encore s'y conformer. Il avait une batterie d'artillerie montée , dont les attelages pouvaient «rapidement me- ner la duchesse et ses fils à Saint-Cloud. L'infanterie fidèle et en quantité suffisante pourrait protéger cette retraite. Plus tard, il n'y fallut plus songer; les événements avaient marché; la démarche auprès de la Chambre des députés n'avait pas réussi; et le Palais - Bourbon ayant été envahi par la foule, le duc de Nemours avait été vio- lemment séparé de sa belle-sœur et de ses neveux. Il retrouva la duchesse d'Orléans et le comte de Paris à l'hôtel des Invalides, où quelques amis fidèles les avaient con- duits, tandis que le duc de Chartres était entraîné d'un autre côté. Là on délibéra une dernière fois; mais l'heure des résolu- tions politiques était passée; il ne fallait plus se préoccuper que d'une chose : mettre la duchesse d'Orléans et ses fils en sûreté, en attendant qu'on pût les faire partir pour i3. i5o LES PRINCES D'ORLÉANS. l'étranger. Le duc de Nemours s'y employa encore 3 et, quand il eut assuré le départ de tous les membres de sa famille., il se trouva exposé à ne plus pouvoir partir lui-même - 3 car ileut grand'peine à se procurer un passe- port et dut rester caché pendant quel- ques jours. Enfin il arriva sain et sauf en Angleterre. Là il était certain d'avance d'être bien accueilli. Non-seulement il avait sa part de la sympathie générale que l'on montrait à sa famille , mais il se trouvait , par son ma- riage, allié au prince Albert, et Ton sait combien la reine Victoria a toujours montré d'attachement pour tout ce qui tient à la famille de son mari. Elle traita donc le duc de Nemours avec des égards tout particu- liers, surtout quand elle fut à même d'ap- précier tout ce qu'il y avait en lui de déli- catesse de cœur et d'élévation de caractère. Les deuils se succédaient pour la famille d'Orléans. La mort du Roi/ pour être DUC DE NEMOURS. i5i prévue , n'en fut pas moins douloureuse; mais la perte de la duchesse de Nemours, par sa soudaineté, fut véritablement un coup de foudre, Elle venait de mettre au monde, le 27 octobre 1857, son dernier enfant, la princesse Blanche d'Orléans. Les couches s'étaient heureusement passées, et le quatorzième jour était arrivé. Le lende- main on lui aurait permis de se lever pour s'étendre sur sa chaise longue. La duchesse était assise dans son lit et por- tait les mains à sa tête pour disposer sa magnifique chevelure, quand tout à coup elle se renversa en poussant un soupir. Elle était morte ! ce La mort, — écrivit alors la duchesse d'Orléans, — s'est présentée au milieu de nous avec toute sa solennité exempte d'hor- reur. Le passage d'une vie à une autre a été saisissant; jamais la transition n'a été aussi prompte, jamais la vie ne nous est apparue sous un aspect plus éphémère » i52 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le duc de Nemours , qui se trouvait chez sa mère, est appelé en toute hâte. Il accourt et ne veut pas croire au malheur qui le frappe. La Reine essaye, sinon de le con- soler, du moins de lui donner du courage : « Je veux la remplacer auprès de toi, di- sait-elle à son fils; tes enfants seront les miens; tout ce que tu voudras, je le ferai; j'irai partout où tu iras ! . » Tout affaiblie qu'elle fut par l'âge et par les épreuves de tout genre, elle avait encore près de dix années d'existence et de dévouement à consacrer à sa famille. Et pendant dix ans elle se consacra à cette tâche ; elle ne s'étei- gnit qu'en 1866. Sa mort, qui fut celle d'une sainte, a été souvent racontée. Son second fils Nemours fut le compagnon le plus dévoué de ses derniers jours, le té- moin le plus pieux de sa dernière heure. Après tant de tristesses , de grandes con- 1 Vie de Marie-Amélie, par M. Auguste Trognon. Michel Lévy, 1871. DUC DE NEMOURS. 1 53 sôlations étaient cependant réservées au duc de Nemours. Il a vécu recueilli dans l'exil, et pendant que ses frères et ses ne- veux parcouraient le monde , il fut le plus assidu auprès du Roi et de la Reine. Au- jourd'hui il se voit revivre dans deux fils accomplis et qui ont déjà prouvé ce qu'ils valent par eux-mêmes. Le comte d'Eu et le duc d'Alençon, avec toutes les qualités solides de leur père, ont de plus que lui l'initiative, un entrain et une vivacité qui font qu'on n'est pas seu- lement digne de réussir; mais qu'on réussit. La fille du duc , la princesse Marguerite Adéféïde^Marie, née en 1846, a épousé, en janvier 1872, le prince Ladislas Czartoryski, héritier d'un nom universellement respecté, illustre par la naissance et par toute une tradition d'honneur et de dévouement. LOUIS-PHILIPPE-M COMTE D'EU. Le comte d'Eu, fils aîné du duc de Ne- mours , est né le 29 avril 1842. Lorsque l'éducation du jeune prince fut terminée., il fallut chercher en quel point de l'Eu- rope et à quelle école il pourrait ap- prendre le métier des armes. L'Italie, engagée à cette époque dans les aventures qui ont abouti à l'unité, offrait bien des inconvénients. L'Autriche allait combattre contre nous 3 la Prusse était hors de cause . Le duc de Nemours, en père prévoyant, s'était déjà posé cette grave question et l'avait résolue. Il existe en Espagne une école spéciale d'artillerie et du génie, établie depuis plus d'un siècle à Ségovie. Les études y sont i56 LES PRINCES D'ORLEANS. sérieuses et la discipline sévère. Les cours embrassent à la fois ceux de notre Ecole polytechnique et de notre École d'applica- tion de l'artillerie et du génie. On y entre et Ton en sort par voie de concours. Le duc de Nemours demanda à la Reine d'Es- pagne l'autorisation d'y faire entrer l'aîné de ses fils. La Reine n'accorda pas seule- ment l'autorisation demandée; elle y joignit un brevet de sous-lieutenant pour le jeune homme. C'était une faveur sans doute, mais une faveur légale. La Couronne , en Espagne, a le droit de conférer directement le grade de sous-lieutenant. C'est le seul grade, au surplus, qui puisse être donné de la sorte; et cette faveur est souvent accor- dée par la Reine aux fils des généraux qui ont rendu des services au pays. La guerre n'était nullement dans les pré- visions de la politique espagnole, et surtout une guerre sur de vastes champs de ba- taille, là où un homme de cœur et de mé- COMTE D'EU. i5y rite peut montrer ce qu'il vaut. Cependant les circonstances allaient heureusement ser- vir le jeune comte et lui donner l'occasion d'apprendre la pratique de la guerre 3 avant d'en connaître la théorie , qu'on devait lui enseigner à l'École de Ségovie. A la suite d'empiétements successifs sur les possessions espagnoles au Maroc , du côté de Melilla et de Ceuta, les populations d'Anghera avaient détruit les travaux que la garnison avait faits pour abriter les déta- chements chargés de surveiller les fron- tières. Un matin on trouva,, gisant sur le sol, la borne aux armes d'Espagne qui indiquait la délimitation. La guerre fut. résolue j elle fut même acceptée avec recon- naissance par le ministre de l'Union libé- rale. L'enthousiasme fut énorme; quatre corps d'armée opérèrent leur débarque- ment 5 et la campagne, menée très-habile- ment et très-prudemment par O'Donnell, qui avait une véritable valeur militaire et le i 58 LES PRINCES D'ORLÉANS. plus rare sang-froid, dura depuis le mois de novembre 1859 jusqu'au 23 mars 1860. Nous eûmes nous-même la bonne for- tune de suivre cette guerre rude et san- glante , comme attaché au quartier général du commandant en chef. Il y eut, pendant ces cinq mois de luttes , de souffrances et d'intempéries, huit grandes batailles : Se- rallo, Sierra-Bullones , Guad-el-Jelu , Los Castillejos, Cabo-Negro, Samsa et Vad- Ras, et trois combats qui prirent les noms de Torre-Martin, Azmir, Keleli. Un matin, à notre réveil dans le camp, on nous an- nonça que le jeune comte d'Eu, sous-lieu- tenant des hussards de la Princesse et désigné comme officier d'ordonnance du maréchal O'Donnell, venait de débarquer sur la plage i il était suivi de M. de Ve- larde, aide de camp du duc de Montpen- sier. Nous ne pouvions rester indifférent à l'arrivée d'un tel compagnon d'armes, Français comme nous et exilé de sa patrie. COMTE D'EU. 159 Le comte,, aujourd'hui général en chef des troupes brésiliennes , et dont la physio- nomie, bronzée par le soleil du Paraguay, est devenue celle d'un rude soldat, était alors un grand jeune homme blond, blanc et rose, très-mince, presque un enfant, qui avait toute la timidité de son père et qui rougissait à toute nouvelle présentation. Sa figure rappelait à s'y méprendre telle ou telle physionomie des jeunes princes de la Maison de Bourbon, de ceux qui, à Ver- sailles, figurent dans les fonds des tableaux de famille du dix-huitième siècle. Mais cet enfant avait le cœur d'un homme et Fallait montrer dès le premier jour. C'était le 23 janvier, jour de San-Ilde- fonse; une guerrilla détachée d'une divi- sion récemment arrivée d'Espagne avait franchi un marais devant Tétouan, et, s' avançant imprudemment contre un en- nemi trop nombreux, allait être enveloppée. Un bataillon lancé à son secours avait à son i6o LES PRINCES D'ORLÉANS. tour passé le marais pour la dégager , et la cavalerie maure s'efforçait d'entourer ces troupes isolées du gros de l'armée par les marécages. Cantabria (c'était le nom du bataillon) avait formé le carré, et, son chef au centre, luttait contre les cavaliers maures. O'Donnell donna l'ordre au géné- ral Galiano de réunir tous ses chevaux, de se faire appuyer par de l'artillerie et de se lancer dans le marais, coûte que coûte, afin de sauver le bataillon. Au moment où les escadrons des lanciers de Farnèse passaient à fond de train devant notre quartier général qui présidait au mouvement, un jeune officier des hussards de la Princesse, à sa place dans le rang, quitta son poste, et, s incorporant, suivit Farnèse et chargea bravement l'ennemi. Les escadrons disparurent dans la fumée , et l'épisode, au milieu du désordre général, passa d'abord inaperçu. Mais, Cantabria dégagé, le maréchal de camp qui comman- COMTE D'EU. 161 dait la cavalerie constata dans les rangs la présence d'un officier étranger au corps. Il apprit que ce jeune homme n'était autre que le comte d'Eu, et le vint présenter au maréchal O'Donnell. C'était le baptême du feu de ce prince de dix-huit ans. Pendant qu'on opérait la re- traite , au moment où les généraux des dif- férents corps d'armée faisaient leur rapport sommaire tout en suivant le mouvement , le maréchal fit faire halte , et donna Tordre d'appeler son officier d'ordonnance. Le lieutenant s'avança, la main au schako, ému et rougissant , et., se mettant en posi- tion , salua le général en chef. ce Monseigneur, lui dit O'Donnell, vous avez reçu sous mes ordres le baptême du feu, j'en suis fier; vous avez fait vos pre- mières armes avec la bravoure habituelle à ceux qui s'appellent les « d'Orléans ». Je vous nomme, au nom de la Reine, cheva- lier de l'ordre militaire de San Fernando. » 14. iÔ2 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le duc de Nemours était venu conduire lui-même son fils à l'armée. Pendant la campagne , il resta installé à Cadix, sui- vant , avec une sollicitude que l'on com- prendra sans peine, la marche de l'armée espagnole et les débuts militaires de son fils. Voici une lettre de lui, dans laquelle se reflètent ses sollicitudes paternelles en même temps que son légitime orgueil. Cette lettre, ainsi que toutes les pièces qui se rapportent à la biographie du duc de Nemours et de ses fils, nous a été communiquée par un des plus respectables et des plus fidèles serviteurs de la famille d'Orléans, par le général Dumas. « Cadix, fonda de'Blanco, 28 janvier 1860. . » Depuis longtemps déjà, mon cher gé- néral, j'aurais voulu vous remercier de votre bonne lettre du 1 1 , car j'ai été bien touché de l'intérêt qu'a excité chez vous et chez nos amis la durée inusitée de notre COMTE D'EU.. i63 traversée. Vous en aurez eu les détails à Claremont, par nos lettres de Vigo De- puis lors, j'ai eu le chagrin de me séparer de Gaston \ mais aussi la joie de voir qu'il avait promptement et heureusement débuté dans la carrière des armes. » Comme soldat , comme père et comme ami s vous vous serez associé à ma joie autant que personne, je le sais. J'ai en- voyé hier un récit en espagnol de cette première affaire à laquelle mon fils a as- sisté s et j'ai pensé que vous seriez em- ployé comme interprète pour sa lecture. Il paraît que la charge de la cavalerie a été brillante et Faction assez vive, puisque je vois, par un récit d'aujourd'hui, qu'un es- cadron a eu deux tués, dont un lieutenant, et six blessés. Still harder sport than hâve hunting*. 1 Le comte d'Eu. 2 C'est un exercice plus rude que de chasser à Courre, 164 LES PRINCES D'ORLÉANS. » Jusqu'à avant-hier, il n'y a rien eu de nouveau au camp. On s'y fortifie et on s'y approvisionne. Les difficultés de transport , toujours des plus grandes dans cette sorte de guerre , et auxquelles les Espagnols n'étaient pas préparés., retarderont beau- coup 3 je le crains 5 Y attaque de Tétouan. L'armée n'ayant pas eu jusqu'ici de convoi organisé , il faut en créer un, maintenant qu'on va opérer à quelque distance de la côte, et il faut établir une voie de communi- cation avec la mer pour les moyens de transport qu'on aura,, et pour la grosse ca- valerie qu'on veut avoir devant Tétouan. Pour cela., on n'a rien trouvé de mieux que de construire un chemin de fer 3 que déjà on a commencé à expédier d'ici avant-hier. On espère en avoir neuf kilomètres dans peu de jours : cela doit faire franchir les principales difficultés. Mais ces retards seront certaine- ment un encouragement pour les Arabes (ou Mores, comme on dit ici), et cela ren- COMTE D'EU. i65 dra leur résistance d'autant plus vive. Du reste > l'armée espagnole paraît très en- train et.se bat résolument. Je lui souhaite une complète et prompte victoire. » Si mes pensées sont partagées entre la Grande-Bretagne et l' Afrique , j'ai heureuse- ment aussi de bonnes nouvelles de la pre- mière y et je sais que vous faites bonne garde auprès de la Reine. » Votre bien affectionné de tout mon cœur. » Cette rude campagne du Maroc fut une excellente école pour le comte d'Eu. Il n'y montra pas seulement la bravoure hérédi- » taire de sa famille; il y acquit ce sang-froid et ce coup d'œil qui distinguaient son père sur le terrain., qualités que le duc de Ne- mours n'a jamais eu l'occasion d'utiliser dans une grande guerre 3 mais dont le comte d'Eu devait être appelé plus tard à faire usage dans le nouveau monde. Là se place , dans la vie du comte d'Eu, i66 LES PRINCES D'ORLÉANS. une épreuve que, pour notre part, nous regardons comme assez difficile : c'est .celle par laquelle passent en ce moment tous les sous -lieutenants élèves de Saint- Cyr, de l'École polytechnique et de l'École d'état- major. Après avoir fait la guerre et appris la pratique en plein champ de bataille, dans cette vie qui a son ivresse et dont nous ne pouvons nous souvenir sans que notre cœur batte et sans que notre main tremble; dans cette grande vie à l'air libre 5 avec les alternatives de la guerre > les souf- frances de toute sorte > les joies de la vic- toire et les tristesses de la retraite , il fallut que le jeune prince rentrât prosaïquement à l'école, faire le classique topo et tracer des x sur le tableau noir. La vie d'aventure était aussi finie pour nous; et comme nous rentrions lentement et à regret en France , nous nous arrêtâmes à Ségovie. Les travaux des Romains , les étonnantes fantaisies de l'architecture mau- COMTE D'EU. 167 resque nous y appelaient; et, en visitant l'École, — un très-curieux monument, détruit depuis par l'incendie, — nous apprîmes par hasard que F ex-officier d'ordonnance du maréchal O'Donnell était redevenu l'un des élèves. m Le soir même, après nous avoir fait tra- verser d'énormes salles. d'un aspect pitto- resque, un de ces grands logis castillans, solennellement déserts, où celui qui s'arrête pour un instant se sent bien étranger, on nous introduisit auprès du jeune chevalier. Celui-ci, avec une soumission et une raison que nous ne pûmes nous empêcher d'admi- rer, était penché sur un livre de mathé- matiques. C'est là un petit tableau d'intérieur qui se fixe dans la mémoire d'un peintre comme l'image dans la chambre noire; et les ar- tistes, me comprendront. Je, revois ces grandes salles lugubres, d'un effet rem- branesque, et tout au fond, à une table, i68 LES PRINCES D'ORLÉANS. solitaire et recueilli, le prince , le jeune offi- cier des hussards de la Princesse redevenu écolier, courbé sur ses livres, et faiblement éclairé par un pâle rayon, comme les liseurs du grand maître. L'ambition du comte était de sortir avec le numéro un de l'école de Ségovie; il s'en fallut de peu qu'il n'eût cette bonne fortune. Il y avait parmi ses camarades, dans sa promotion, pour employer le terme consa- cré, un élève exceptionnellement remar- quable, fils d'un officier supérieur de l'ar- mée espagnole, et animé, lui aussi, du désir de faire honneur à son père et à ses maîtres. La lutte fut chaude : on sait ce que sont ces rivalités généreuses de collège ou d'école; le fils du vieil officier l'emporta sur le prince, car les juges du concours n'é- taient point des courtisans : c'étaient d'hon* nêtes savants et de braves officiers. Le comte d'Eu sortit donc le second de l'École., et son heureux concurrent le premier : tous «V. COMTE D'EU. 169 deux presque ex œquo du reste , et tous deux avec une avance énorme sur leurs camarades. Le moment était venu pour le duc de Nemours de songer à l'établissement de son fils aîné. L'Empereur du Brésil avait deux filles à marier : l'une , l'aînée 5 était appelée, d'après la loi en usage , à hériter un jour du trône. Chef du seul gouvernement hérédi- taire qu'il y ait au nouveau monde , don Pedro ne pouvait guère chercher qu'en Eu- rope des maris pour les deux princesses. On songea au comte d'Eu et à un prince de Saxe-Cobourg, son cousin germain , et on les invita tous deux à faire ensemble un voyage au Brésil. Les choses n'étaient point réglées d'avance, comme elles le sont trop souvent dans les mariages princiers. L'em- pereur don Pedro s'était réservé de prendre sa décision après avoir vu les jeunes prin- ces. Cette rencontre fut à l'honneur des i 7 o LES PRINCES D'ORLÉANS. deux jeunes hommes. L'Empereur donna sa fille aînée au comte d'Eu, et le prince de Saxe -Cobourg épousa la seconde. La situation nouvelle du comte d'Eu, destiné à partager un jour avec sa femme le trône du Brésil , était assez délicate. Le gouvernement français d'alors (c'était l'Em- pire) n'avait pas vu ce mariage d'un bon œil; son mécontentement se serait accru si le gendre de l'Empereur avait paru prendre trop d'influence à la cour du Brésil. Il fallut tout le tact et toute la raison précoce du jeune prince pour ne blesser aucune des conve^ nances de sa situation et ne soulever aucune susceptibilité. Il sut s'effacer en politique; la réserve , ici, devenait de la sagesse, et la modestie de l'habileté. Une seule circonstance, la guerre, pou- vait mettre ses facultés en lumière, et la for- tune, qui semblait vouloir s'acquitter envers lui de la dette qu'elle avait contractée envers son père, lui fournit l'occasion qu'il n'avait COMTE D'EU. 171 point cherchée. Les longues querelles entre le Paraguay et les pays voisins avaient fini par aboutir à une lutte armée. Une coalition s'était formée entre le Brésil et les républi- ques de la Plata pour en finir avec les empiétements des Paraguayens et la po- litique envahissante et tracassière de Lo- pez. Ce dernier, au surplus , avait pris l'offensive; une partie du territoire brési- lien avait même été envahie. L'Empereur du Brésil prit lui-même le commandement des troupes coalisées. Le comte d'Eu de- manda naturellement à servir sous les ordres de son beau-père; mais cette faveur lui fut refusée. L'invasion s'éloigna bientôt du territoire brésilien pour se porter sur celui de l'Uru- guay. Comme il avait été convenu que le commandement des forces combinées ap- partiendrait toujours au chef de l'État dont le territoire serait envahi : ce fut le prési- dent de l'Uruguay qui prit le commande- i 7 2 LES PRINCES D'ORLÉANS. ment. L'Empereur du Brésil , peu soucieux , comme on le comprend , de passer au se- cond plan après avoir joué le premier rôle, rentra dans sa capitale. La guerre se poursuivit alors avec des chances diverses. Les alliés , qui avaient pour eux la supériorité du nombre , man- quaient d'une bonne direction militaire; ce défaut devint plus sensible encore lorsqu'il s'agit de porter la lutte sur le territoire du Paraguay. Le pays était d'un abord diffi- cile;, la population valide s était levée tout entière, et, dirigée par une main rude/ elle se défendait avec une énergie désespérée. Pour mener à bonne fin cette expédition difficile , il fallait une direction unique , in- telligente et ferme. Les généraux alliés, eux, s'épuisaient en délibérations, en discussions qui n'aboutissaient point, et on les avait déjà changés plus d'une fois. Aucun d'eux d'ailleurs n'avait l'autorité nécessaire pour mettre un terme à ces petites querelles, COMTE D'EU. i 7 3 et pour donner enfin à la guerre une im- pulsion vigoureuse. Dans ces circonstances., l'opinion publi- que devait naturellement se tourner vers un prince plein de jeunesse et d'ardeur, qui ayant fait en Europe ses études militaires avec ujie distinction connue de tout le monde, s'était vaillamment conduit dans la campagne du Maroc, et avait déjà l'art d'inspirer à tous ceux qui le voyaient au- tant de confiance dans son jugement que dans son courage. Toutefois, les considéra- tions politiques qui l'avaient tenu à l'écart de la politique lui fermèrent longtemps encore l'accès de l'armée. Enfin, la pression de l'opinion publique fut si forte, qu'elle triompha de tous les obstacles. Le comte d'Eu fut envoyé au Paraguay, non pour servir sous les ordres du général en chef, comme il l'avait plusieurs fois demandé, mais pour prendre lui-même le comman- dement de l'armée combinée. i5. ï 7 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. Nous ne pouvons que jeter un rapide coup d'oeil sur les grands faits de cette lutte entre le Brésil et le Paraguay, car nous ne devons la considérer que comme un épisode important dans la carrière mili- taire du comte d'Eu. Voici les traits prin- cipaux de cette expédition. Les incursions de Lopez dans le Brésil sont devenues incessantes , une alliance est conclue entre le Brésil, la Confédération Ar- gentine et PUruguay. Au début, Lopez attaque la province brésilienne de Matto- Grosso, se répand dans la province ar- gentine de Corrientes; enfin, en i865, il envahit l'Uruguay. Il y a trois phases dans la guerre : la campagne, purement défensive d'abord, est entreprise sous les ordres de l'Empereur du Brésil, qui force une colonne paraguayenne à se rendre prisonnière à Uruguayana. En- suite, selon le texte des traités, le président Mitre prend le commandement et franchit COMTE D'EU. 175 le Parana. Les combats sont indécis; l'ar- mée est décimée par la maladie. Lopez se retranche de ville en ville jusqu'en juillet 1867, où des renforts considérables, reçus par l'armée confédérée, permettent d'enle- ver Tuyucué. En 1868, Mitre est rappelé à Buenos- Ayres par la mort du vice-président; le maréchal Caxias lui succède dans le com- mandement; on lance des canonnières dans la passe d'Humaïta et on s'empare de la ville. En décembre, on prend l'Assomption; le maréchal Caxias rentre à Rio en fé- vrier 1869. En mars, la guerre recommence : c'est la troisième période. Cette fois c'est le comte d'Eu qui reçoit le commandement en chef. Il arrive le 14 à l'Assomption, et n'a d'a- bord qu'un souci, celui de réorganiser l'armée. Lopez, lui, a toujours une ressource dans la retraite derrière les défilés inaccessibles; 176 LES PRINCES D'ORLÉANS. il s'abrite dans Cerro-Leon. Le comte d'Eu temporise, et pendant quatre nïois ne s'oc- cupe que de l'instruction des troupes et de leur organisation. Le 2 août, il se met enfin en marche , divisant sa petite armée en deux » colonnes , et plaçant Tune sous les ordres du « général Eustacio Mitre. Le comte tourne par la droite les défilés du Cerro-Leon et prend d'assaut Peribebuy. Osorio est blessé, Barreto tué; le jeune gé- néral en chef sort sain et sauf d'une lutte dans laquelle ses propres soldats lui repro- chent de s'exposer comme un sous-lieu- tenant. A la nouvelle de cet échec, Lopez se re- tire à quatre-vingts kilomètres; le comte d'Eu veut profiter de sa position; il pousse en avant; Peribebuy enlevé le 12, on sou- . tient le 16 un combat très-meurtrier en avant de Caraguatay. Le 17, la colonne de Mitre est en vue; le 18 et le 21 on livre deux nouveaux combats, et l'ennemi est COMTE D'EU. 177 poursuivi à outrance jusqu'à ce que l'ar- mée se trouve arrêtée par des marais in- franchissables. Lopez cependant , qui, dans cette rude guerre , a pour auxiliaires la configuration du pays, son difficile accès, les marécages qui lui font une défense naturelle et dont il connaît les passes , se retire encore à cent kilomètres au nord vers San-Estanislao. Le comte d'Eu ne se laisse pas dé- courager ; il prend une rapide résolution; change son plan de campagne , et vient s'établir à Rosario sur le Paraguay. Il part le 8 octobre et arrive le 14; Lopez n'accepte plus le combat : il se retire toujours; son camp est surpris; on s'empare de ses ap- provisionnements, de son matériel; cepen- dant il échappe de sa personne, quoique la cavalerie brésilienne le poursuive jusqu'à cinquante kilomètres. La guerre a changé de face : elle était défensive, elle est main- tenant offensive; et Lopez, pour échapper i 7 8 LES PRINCES D'ORLÉANS. au danger qui le menace 3 fuit toujours vers le nord et se réfugie dans les forêts vierges. C'est à cette période de la guerre contre le Paraguay que Gaston d'Orléans, prenant Tinitiative d'une grande mission civilisa- trice , écrivit au gouvernement provisoire du Paraguay la lettre suivante,, qui entraîna le décret du 2 octobre , abolissant l'escla- vage au Paraguay : « Aux membres du gouvernement provisoire du Paraguay. » 12 septembre 1869. » Messieurs , » Sur plusieurs points du territoire de cette république que j'ai déjà parcourus à la tête des forces brésiliennes en opérations contre le dictateur Lopez/il m'est arrivé plusieurs fois de rencontrer des individus se disant esclaves des autres , et nombre d'en- tre eux se sont adressés à moi pour me de- mander de leur accorder la liberté et de COMTE D*EU. 179 leur fournir un véritable motif de s'associer à la joie qu'éprouve la nation paraguayenne en se voyant affranchie du gouvernement qui l'opprimait. * Leur accorder l'objet de leur demande eût été pour moi une douce occasion de satisfaire les sentiments de mon cœur, si j'avais eu le pouvoir de le faire. Mais le gouvernement provisoire , — dont Vos Ex- cellences sont chargées , — étant heureuse- ment constitué , c'est à lui qu'il appartient de décider toutes les questions qui intéres- sent l'administration civile du pays. Je ne puis donc mieux agir que de m'adresser à vous, comme je le fais, pour appeler votre attention sur le sort de ces infortunés dans un moment où il n'est question que d'éman- cipation pour tout le Paraguay. Si vous leur accordez la liberté qu'ils demandent , vous romprez solennellement avec une institution qui a été malheureusement léguée à plu- sieurs peuples de la libre Amérique par plu- iÔo LES PRINCES D'ORLÉANS. sieurs siècles de despotisme et de déplorable ignorance. » En prenant cette résolution 3 qui in- fluera peu sur la production et les ressour- ces matérielles de ce pays. Vos Excellences inaugureront dignement un gouvernement * destiné à réparer tous les maux qu'a causés une longue tyrannie , et à conduire la nation paraguayenne dans les voies de cette civilisation qui entraîne les autres peuples du monde. » Que Dieu vous garde. » Gaston d'Orléans. » On voit que la part que le comte d'Eu a prise à cette guerre est considérable. S'il a fait preuve d'une véritable capacité militaire s et si le sous-lieutenant des hussards de la Prin- cesse a montré qu'il était devenu un général en chef y il faut aussi lui tenir compte d'un tact parfait dans une situation difficile , ou tout au moins très-délicate. Les circonstan- COMTE D'EU. 181 ces avaient fait au comte d'Eu une position très en vue, dans un pays où le souverain , comme nous venons d'être à même d'en juger , est un homme d'une valeur réelle , d'une connaissance vaste , et d'une rare distinction à tous les points de vue : il fallait rester à son rang sans donner de l'ombrage à qui que ce fût, et la position nouvelle de mari de la Régente n'était pas faite pour aplanir les difficultés de la situation. Le comte d'Eu est sorti à son honneur de toutes ces épreuves; il a été mêlé aux desti- nées du Brésil, et a pu s'associer aux deux grands faits du règne de don Pedro : la guerre contre le Paraguay et l'abolition de l'esclavage. Dès que l'état du pays le lui a permis, le comte est venu en France; mais déjà la guerre était terminée. Il entra dans Paris le 1 8 mars même : il n'y avait pas de place à prendre pour les princes dans cette nouvelle épreuve plus cruelle que toutes les autres. i82 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le comte d'Eu repartit pour le Brésil , où, pendant le long voyage de l'empereur don Pedro , la princesse sa femme , comme nous Pavons dit, était régente de l'Empire. Heureux pays, dont le souverain peut courir le monde pour étudier la civilisation universelle, sans que son peuple s'agite et sans que l'équilibre soit rompu ! Telle est la carrière de Gaston d'Orléans, déjà très-remplie et très-glorieuse. A l'âge où on recule devant d'aussi grandes respon- sabilités, le comte d'Eu a su les assumer toutes. Épris de l'idée civilisatrice, nous ne pouvons nous empêcher d'admirer ce jeune soldat qui, après avoir battu Lopez et l'a- voir forcé de se réfugier dans ses forêts inaccessibles, a pour premier souci de rom- pre les fers des esclaves et de rendre à ces populations, opprimées par une incessante dictature, la première des dignités humai- nes : la libre disposition de soi-même. DUC D'ALENCON Le second fils du duc de Nemours est né en juillet 1844; comme son frère Gaston d'Orléans , il a subi les examens de l'École d'artillerie de Ségovie, et s'y est distingué dans ses études. Il a obtenu à sa sortie le numéro un. C'est un bel officier de vingt- huit ans, bien doué par la nature, aux ma- nières nobles, élégantes et courtoises; d'un aspect clair, et sympathique à tous, il a la belle allure du duc de Nemours avec tout le charme de la jeunesse. C'est une marque distinctive de ces jeunes princes de la maison d'Orléans, que partout où il s'est tiré un coup de canon dans le monde, lorsque les incompatibilités politiques ne les éloignaient pas du champ 184 LES PRINCES D'ORLÉANS. de bataille , ils ont voulu courir au danger. C'est une tradition à laquelle aucun d'eux n'a failli : d'Orléans, Nemours, Joinville, d'Aumale et Montpensier étaient des sol- dats aguerris, et l'armée française les a vus en Afrique; le * comte de Paris, que sa grandeur attachait cependant un peu au rivage, était sur les bords du Potomac pendant la guerre d'Amérique; Chartres est le grand soldat de la jeune génération; le comte d'Eu, lui, est déjà général en chef et victorieux; Penthièvre a presque autant na- vigué que son père et vu la mort de près dans la mer de Corail; quant à Alençon, à l'âge où il reçoit son brevet d'artillerie, l'Europe -est tranquille; il n'y a qu'un petit coin du monde où le bruit du canon se fait entendre : les îles Philippines, où cer- taines populations insoumises appellent les troupes espagnoles; il demande à y être envoyé. Voilà le dernier soldat de la mai- son^ d'Orléans guerroyant entre la mer de DUC D'ALENÇON. i85 la Chine et l'océan Pacifique , contre des Moros d'une espèce particulière , armés de flèches, mais qui cependant sont assez ingé- nieux pour employer l'artillerie dans leurs redoutes. Il eut la mission , dans cette petite expédition , de commander l'artillerie , et, entré le troisième dans le fort, le général lui donna en présent les dépouilles du chef indi- gène qui avait organisé la résistance. Dans un volume intitulé Luçon et Min- danaOj — Extraits d'un journal de voyage dans l'extrême Orient, — le duc d'Alençon a fait le récit de son expédition. Cette faculté d'écrire et d'observer est encore caractéris- tique de la famille; presque aucun de ses membres n'a failli à cette tâche , depuis le duc d'Orléans jusqu'à ce dernier prince, l'un des plus jeunes. Le volume est très- limpide, il dit bien ce qu'il veut dire : sta- tistique, géographie, détails pittoresques, observation des mœurs et des coutumes, aperçus ingénieux sur les intérêts politiques 16. • 186 LES PRINCES D'ORLÉANS. de l' Espagne , tout y est; on y trouve aussi,, comme dans les lignes qui suivent, un reflet de l'invincible mélancolie qui, sous le dra- peau étranger, poursuivait partout ces jeunes exilés. a Ceux qui espéraient une campagne sont déçus en voyant la fin si prompte de l'expé- dition; et ceux qui sont venus jusqu'en Océanie chercher l'occasion de faire la guerre dans les rangs d'une armée étran- gère se prennent à envier les heureux aux- quels il est donné, sans aller si loin, de com- battre au milieu des soldats de leur pays. » Des Philippines, le duc d'Alençon se ren- dit au Japon, où il rencontra l'amiral Roze. A Tchi-fu, il se croisa avec l'escadre fran- çaise qui partait pour l'expédition de Corée. Enfin, pendant la campagne de France, il écrivit de son côté au général Faidherbe pour servir dans l'armée du-Kord, et trouva les mêmes obstacles que les autres princes de • la maison d'Orléans. DUC D'ALENÇON. 187 Aujourd'hui, s'il ne combat pas les enne- mis de son pays, le duc d'Alençon a cepen- dant réalisé son rêve; il sert dans les rangs de l'armée française et porte l'uniforme de capitaine d'artillerie; le duc s'est incorporé dans le 12 e régiment , en garnison au fort de Vincennes. L'accueil qu'il a reçu de ses compagnons d'armes l'a vivement touché. Le duc d'Alençon est marié; après l'expé- dition des Philippines , le jeune officier, re- venu en Espagne, où allait éclater une nouvelle révolution, pouvait du jour au lendemain se trouver dans une situation difficile comme neveu d'une infante; il prit son congé et se rendit en Angleterre, où il épousa, en septembre 1868, Sophie- Char- lotte -Auguste, duchesse de Bavière. Une fille, Louise- Victoire-Marie-Amélie- Sophie, lui est née le 9 juillet 1869, et tout récemment la duchesse a donné le jour à un fils, qui a reçu les noms de Philippe- 188 LES PRINCES D'ORLÉANS. Emmanuel-Maximilien-Marie-EudeSj et a eu pour parrains l'empereur d'Autriche et l'impératrice Elisabeth, fille du duc de Bavière. PRINCE DE JOINVILLE. Sous la monarchie de Juillet , la légende populaire , vraie ou fausse , donnait au prince de Joinvilie un caractère qui faisait de lui le plus populaire des fils du Roi. Pn citait ses saillies., ses boutades , ses explo- sions de chauvinisme; on le représentait comme un esprit vif, primesautier, fron- deur, ennemi de l'étiquette; de plus, il était marin , et cette carrière a toujours été sym- pathique aux foules. On avait fait de lui une sorte de Jean Bart policé , qui incarnait en lui la marine. Brave comme tous ses frères 3 il avait avec cela un emportement et une témérité qu'on aime assez en France; imagination chaude ., tempérament ardent et assez enclin à l'opposition; ayant, comme njo LES PRINCES D'ORLÉANS. on dit, « la tête près du bonnet », la repar- tie prompte , la phrase colorée et le mot gaulois; cette figure populaire ainsi posée se détachait bien pour la foule , et elle appa- raissait avec un relief particulier, au milieu de celles des princes de la famille. On a dit du prince de Joinville : « C'est, de tous les fils du Roi, celui que le peuple voyait le moins et connaissait le plus. » En effet, Sainte-Hélène, Saint- Jean d'UUoa et Moga- dor avaient frappé les imaginations, et on avait rattaché son nom à ces trois grands faits de la carrière du jeune marin. L'amour ardent, et pour ainsi en dehors, qu'il portait à la France, se distinguait du patriotisme profond qui animait ses frères par quelque chose de bouillant et d'audacieux qui tou- chait les masses. C'était chez lui une sorte de fanatisme, qui eut même plus d'une fois ses dangereuses explosions. Plus tard, dans l'exil, le prince n'eut encore qu'une idée, servir son pays et donner sa vie pour lui, PRINCE DE JOINVILLE. 191 plutôt que le gouverner en prince. Presque constamment à la mer, étroitement enfermé sur son vaisseau , en contact permanent avec l'officier et le matelot , il sortit de cette incessante épreuve avec l'estime et le res- pect de tous. Devenu commandant en chef, il restait simple et affectueux; on estimait l'amiral , on respectait le prince, et on ai- mait le marin qui courait les mêmes dan- gers que tous, et avait trouvé le ton de familiarité noble qui convenait à sa situation difficile à bord. Depuis les années d'exil , l'impression po- pulaire n'a pas encore changé; et le der- nier écho, celui qui nous a porté la dernière fois le nom du prince pendant la campagne de France, n'est pas fait pour la détruire. Un peintre académique pourra, rectifier le portrait qu'a brutalement esquissé la foule, adoucir les tons trop violents, passer un glacis sur une épithète et voiler d'une demi- teinte un jour trop accusé; mais on aura i 9 2 LES PRINCES D'ORLÉANS. beau faire , on ne changera pas la légende; elle a pris un corps , elle vit , et d'ailleurs l'es- quisse est assez juste , et tout ce qu'on peut tenter, c'est d'ajouter quelques traits nou- veaux , montrer les côtés sérieux et char- mants de cet esprit, les ressources de cette belle intelligence, et, après avoir bien accusé le véritable caractère, faire sentir l'âme géné- reuse et tendre, le cœur chaud, toujours fré- missant, éternellement jeune, et plein d'un amour profond pour tout ce qui est bon, noble et grand. Il ne faut pas suivre cette carrière pas à pas et au jour le jour; on arriverait à la bio- graphie sèche et froide, et rien ne donnerait moins une idée de la personnalité qu'il s'agit d'étudier ici. Tenant presque constamment la mer, as- socié aux grands faits maritimes du règne du roi Louis-Philippe, le prince de Joinvilie a personnifié à côté du trône le marin français PRINCE DE JOINVILLE. i 9 3 et conquis ses grades sur la flotte. Né en 1 8 1 8, et troisième fils du Roi, il reçut l'éducation commune à tous ses frères. A treize ans, Join- ville s'embarque comme élève à bord de la frégate VArtémise, fait d'abord quelques voyages sur les côtes de France et d'Italie en compagnie du capitaine Hernoux, qui fut plus tard son aide de camp, et en 1 834, passe ses examens publics à Brest devant le corps entier de la marine. Reçu élève de première classe, il fait deux courtes croisières sur la Sirène, l'une dans la mer des Açores, l'autre sur les côtes d'Angleterre. Avant de s'embarquer, il vient à Paris, assiste à la revue du 28 juillet i835, et à l'explosion de la machine Fieschî reçoit une balle dans son chapeau, tandis que son cheval est blessé. Entré au service et assujetti à toutes ses exigences, il est nommé d'abord lieutenant de frégate sur la Didon, puis plus tard, en i836, est em- barqué comme lieutenant de vaisseau sur VIphigénie. Il visite alors la Grèce y la Ca- 17 i 9 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. ramanie, la Syrie et les Lieux saints. En août 1837, sur l'Hercule, il va faire son premier voyage au Brésil, touche à Gibral- tar, à Tanger, et relâche à TénérifFe, où il reçoit une dépêche qui lui annonce l'expédi- tion de Constantine. Il se rembarque à l'instant même, arrive à Bone, veut rejoin- dre immédiatement les colonnes; mais il n'arrive qu'après la prise de Constantine. Après un court séjour à Alger, il reprend la route du Brésil, visite les Antilles, la Havane, l'Amérique du Nord, et reste ab- sent de France pendant une année entière. Il était revenu à peine depuis quelques semaines lorsque, en i838, la guerre du Mexique éclate; il prend le commandement de la corvette la Créole, et cette fois se dis- tingue d'une façon hors ligne à l'attaque du fort de Saint-Jean d'Ulioa. Lorsqu'on jette à terre les colonnes de débarquement, il force les portes de la Vera-Cruz, à la tête de ses matelots, se jette dans le feu sans souci de PRINCE DE JOINVILLE. i 9 5 sa personne , combat comme un brave, et fait prisonnier de sa propre main le général Arista. Ce combat fut très-dramatique; il eut lieu dans la maison même qui était habitée par les généraux Santa-Anna et Arista. Le prince, suivi des officiers de la Créole, soutenus par la colonne de débarquement composée des marins et d'une poignée d'artilleurs, dut combattre corps à corps jusque dans les chambres de l'habitation , qu'on força une par une. L'amiral Baudin, qui commandait alors à la Vera-Cruz, félicita Joinviile de- vant toute l'escadre. Mis à l'ordre du jour de la flotte, le prince fut nommé chevalier de la Légion d'honneur et fait capitaine de vaisjseau. Le Joinviile de cette époque à été, du reste, fixé par Horace Vernet; il figure au Musée de Versailles, sur le pont de son na- vire, dans les galeries de peinture historique. En 1840, c'est au Prince que le Roi confia la mission de ramener de Sainte-Hélène les 196 LES PRINCES D'ORLÉANS. restes mortels de l'empereur Napoléon. Il était malade et séparé de la famille par une affection contagieuse , quand il reçut Tordre de s'embarquer à bord de la Belle-Poule. La Reine sa mère comprenait l'importance de cette mission; mais en raison de l'état du prince à peiné convalescent, elle le vit s'éloi- gner avec quelque regret. Le 2 novembre 1840., au retour , comme la Belle-Poule ra- menait les cendres , elle rencontra un bâti- ment hollandais qui lui fit connaître les nouvelles de France. La situation était grave. Beyrouth avait été bombardé, les ports de Syrie étaient bloqués. On crut un instant à la guerre /et de Joinville, en armant la frégate pour le combat , jura de se faire couler avec le cercueil de l'Empereur plutôt que de se laisser prendre, l^a crise passa , et le 3o no- vembre de la même année, la frégate, au retour, mouilla en rade de Cherbourg. Peu de temps après, la mort subite du duc d'Orléans vint jeter une profonde tristesse PRINCE DE JOINVILLE. 197 dans toute la famille royale ; Nemours pre- nait place aux conseils , d'Aumale recevait le commandement de la province de Titteri; Joinville reprit la mer et , s'embarquant enr core à bord de la Belle-Poule, à Brest , fit voile pour l'Amérique; il visita Philadel- phie , et à Boston reçut un accueil enthou- siaste. De là il toucha en France , repartit pour Lisbonne, d'où il laissa le duc d'Au- male se diriger sur Alger, tandis qu'il met- tait le cap sur le Sénégal, chargé d'une mis- sion difficile. Il s'agissait de parcourir la côte pccidentale d'Afrique, où se faisait impu- nément la traite des noirs et où les Anglais ' pratiquaient effrontément le droit de visite. . ' A Albreda, il donna un de ces exemples d'audace et de témérité qui le rendaient si populaire parmi nous. Il ne voulut pas re- connaître à l'Angleterre le droit de visite, et déclara que là où la France avait son dra- peau, elle n'avait pas besoin de l'autorisa- tion d'un gouvernement étranger, quel qu'il 17. 198 LES PRINCES D'ORLÉANS. fut, pour se rendre dans ses possessions. Monté sur le vapeur le G alibi, il passa de- vant les forts de Sainte- Marie Bathurst en refusant d'y mouiller, au risque d'entraîner un conflit immédiat. Ce coup de tête, qui souleva quelques orages dans les conseils, répondait à sa préoccupation constante de suprématie de la France sur l'Angleterre. Après avoir accompli sa mission dans le Sénégal, le prince devait se rendre à Rio de Janeiro, où on avait préparé pour lui une alliance très-désirée par la famille. Il y- sé- journa quelque temps, et en 1843, revint en France , marié à la princesse Françoise du Brésil,- fille de l'empereur don Pedro I er et * de l'archiduchesse Marie-Léopoldine, petite* nièce de la reine Marie-Amélie. Élevé l'année même de son mariage au grade de contre -amiral, il eut dès lors le privilège d'assister aux conseils de l'amirauté; Tout en tenant compte de la connaissance pra- tique des choses de la mer qu'il avait ac- PRINCE DE JOINVILLE, i 99 quise dans la vie du bord, c'est évidemment à cette circonstance que le prince dut de pouvoir traiter plus tard avec autant d'auto- rité toutes les questions relatives à l'organi- sation du service maritime et de la naviga- tion à vapeur. C'est du reste à cette époque qu'il écrivit sa fameuse note sur l'état de la marine en France, qui détermina la violente attitude de la presse anglaise à son égard. Vers le milieu de Tannée 1845, Joinville, jusque-là subordonné à un chef supérieur, prit enfin le commandement de l'escadre d'évolution, croisa sur les côtes du Maroc, bombarda Tanger et s'empara de Mogador, Là, comme à la Vera-Cruz, le prince paya de sa personne jusqu'à la témérité. Au mo- ment du débarquement, monté dans son canot et sautant à terre une cravache à la main, sans même vouloir se laisser devan- cer par les tirailleurs qui devaient repousser l'ennemi éparpillé sur les côtes, il s'élançait au combat la poitrine découverte. Déjà 200 LES PRINCES D'ORLÉANS. quelques-uns de ceux qui l'accompagnaient et ient tombés à ses côtés; les ennemis, bien abrités , choisissaient sûrement leurs victi- mes, et le prince allait certainement succom- ber, quand le lieutenant de vaisseau Coupe- vent des Bois, depuis contre-amiral, se jeta sur le prince pour le couvrir de sa personne. Le lieutenant qui avait entouré Joinville de ses bras reçut un instant après uile balle à l'épaule à l'attaque d'une mosquée; mais la colonne de débarquement gagnait . du terrain, et Mogador tombait entre nos mains. C'est à la suite de cette dernière expédition, où il commandait l'escadre avec tant d'éner- gie, que Joinville fuC nommé vice -amiral. Plus tard, dans l'exil., il écrivit pour la Revue des Deux-Mondes son beau travail sur l'es- cadre de la Méditerranée, où il raconte l'enfance de la formation, montre comment, peu à peu, s'est engendré l'esprit qui anime nos marins, et raconte les services que, sans PRINCE DE JOINVILLE. 201 faste et sans ambition , cette arme a ren- dus au pays. La révolution de 1 848 trouva le prince à Alger, auprès de son frère le duc d' Aumale ; il suivit la ligne de conduite politique adoptée par le gouverneur de l'Algérie. Si celui-ci pouvait agir sur l'armée, son frère pouvait à coup sûr agir sur la flotte; son nom y était aussi populaire et ses services tout aussi reconnus et appréciés; cependant pas un mot d'amertume ne sortit de la bouche du vice-amiral, qui, en perdant son rang et son- commandement, perdait aussi son pays, et devait pendant bien des années errer du couchant à l'orient, toujours sous le coup de la douleur du bannissement. . « Du fond de l'exil je ferai des vœux pour le bonheur de la France et le succès de son drapeau. » Voilà son mot d'adieu à la flotte qui, pendant vingt-deux ans, n'a jamais cessé de le regretter, et où son 1 t I 202 LES PRINCES D'ORLÉANS. fils a reçu un accueil dont le père doit être fier. A partir de 1848, il est difficile de noti- fier les faits dans leur exactitude absolue; ils ne se rattachent plus à l'histoire de notre pays, et cette activité féconde n'-a plus de but. Le prince voyage sans cesse; il voit la Grèce , la Hongrie , la Suède , il parcourt l'Espagne; l'Andalousie arrête cette nature éprise de la couleur et du pittoresque. L'exil lui est bien amer, plus amer peut-être qu'à tout autre, car si son âme est forte, il y a au fond de ce cœur une tendresse infinie, qui déborde, et le banni supporte mal sa douleur et ne parvient point à la tromper. Entre deux voyages, il travaille, il peint, il écrit, et le moment venu, je montrerai com- ment le soldat et l'artiste se reflètent dans chaque récit. En 1861, lorsque la guerre éclate aux États-Unis d'Amérique, trouvant là un ali- ment à son activité, le prince part pour PRINCE DEJOINVILLE. 2o3 New- York; il emmène avec lui son fils le duc de Penthièvre , qui va faire ses études à l'école de marine de New-Port , et ses ne- veux le comte de Paris et le duc de Char- f très, qui serviront sous les ordres de Mac- Clellân. Cette période de la vie d'exil est la plus remplie et la plus pittoresque. Le prince suit le quartier général de Mac-Clellan; il est là en simple amateur et vêtu de l'habit bourgeois; il n'a ni rang ni grade; c'est déjà V homme au grand chapeau, qui, en 1871 , deviendra légendaire dans les combats au- tour d'Orléans. Il est l'ami de Mac-Clellan. C'est un prince au milieu de républicains du nouveau monde, un touriste, très-ex- pert aux choses de la marine et de la guerre, très-vivement intéressé par tout ce qu'il voit. Il n'a pas abdiqué sa liberté; et comme on a confiance en lui, il erre libre- ment partout; rien ne lui échappe, ni les grands mouvements d'ensemble, ni les es- 204 LES PRINCES D'ORLÉANS. carmouches des avant-postes. Il voit tout de haut et d'une vue d'ensemble, comme un stratégiste et comme un écrivain mili- taire qui plus tard publiera : « Quatre mois à V armée du Potomac. » Mais cependant, comme il est très-artiste, très-aventureux et très-épris du pittoresque, à côté de Join- ville l'ami de Mac-Clellan, son confident à l'heure du conseil, il y a le Joinville à l'es- prit aventureux qui accompagne en volon- taire une reconnaissance, qui prend part à une embuscade et tente une aventure. Le prince est peintre; en cela ii tient de sa mère, qui était une élève distinguée d'Ange- lica Kàuffmann. C'est un aquarelliste d'un véritable talent, il est même sculpteur; il s'arrête ici pour croquer une batterie prati- quée au milieu des tulipiers, des arbres de Judée, des azaleas en fleurs; là, comme son neveu Te duc de Chartres vient de risquer sa vie dans une sanglante escarmouche à l'atta- que d'une maison d'où on le fusille à bout por- PRINCE DE JOINVILLE. 2 o5 tant, il esquisse la baraque et indique d'un crayon spirituel et vif les figures des cava- liers, avec l'aspect du paysage. Son album est un véritable document historique : notes rapides , levées de plans , croquis de campe- ments, panoramas de champs de bataille , épisodes mystérieux et dramatiques qui res- tent ignorés au milieu des grands combats , il a tout fixé. Il y a aussi des costumes , des portraits de généraux, des convois militaires; Les mœurs des armées américaines , le mode « de campement , les punitions infligées aux soldats, sont mêlés aux renseignements dé statistique et aux éléments d'un récit histo- rique qui ont leur note plastique à l'appui. Le prince dessine toujours et partout. Aux fa- cultés militaires d'un amiral , et à la distinc- tion d'un prince du sang, il joint les facultés de Ghys ou de Durand-Brager, et il apporte à ces travaux, qui sont le délassement des études plus sérieuses de l'art de là guerre, la conscience d'un correspondant du Times 18 à I 20f) LES PRINCES D'ORLÉANS. ou du London-New$. Nous, qui n'avons pas de, prétention à la solennité , nous ne pouvons nous empêcher d'être touché d'une tendance particulière au prince comme narrateur^ il place toujours l'homme et l'action dans son milieu. S'il décrit un mou- vement , oh voit bien le site , on comprend la contexture du terrain , on se représente le décor, et même on sait la flore du pays; ces qualités de relief n'empêchent pas d'ail- leurs les grands coups d'aile. On ne peut pas dire que le prince ait joué un rôle dans cette guerre; il a cher- ché à vivre, il a vécu, et j'imagine que ces quatre mois à l'armée du Potomac ont laissé en lui de profonds souvenirs. Après avoir lu beaucoup de publications sur cette guerre, on trouvera encore un véritable intérêt à suivre les récits que l'auteur a pu- bliés dans la Revue des Deux-Mondes; cela sent la chose vue, et cette campagne si complexe, si énorme, est résumée sous une PRINCE DE J01NVILLE. -07 forme vive par un esprit élevé qui en a bien saisi les grandes lignes et dessiné l'ensemble de manière à donner aux choses accessoires leur véritable place. Depuis ce temps y le prince a réuni ses articles dans deux volumes publiés sous le titre : « Études sur la marine et récits de guerre. » Le premier volume contient trois chapitres : l'Escadre de la Méditerranée , — la Question chinoise, — la Marine à va- peur dans les guerres continentales. Le second comprend aussi trois sujets : V Armée du Potomac, — la Marine en France et aux États-Unis en i865 , — En- core un mot sur Sadowa. . L'aphorisme célèbre : « Le style c'est l'homme », n'est pas un vain mot. On peut dire que le prince de Joinville ap- paraît tout entier dans ses écrits; ils révè- lent sur son caractère et ses facultés plus de choses que n'en sauraient révéler les notes biographiques puisées aux meilleures sour- 1 208 LES PRINCES D'ORLÉANS. ces. Le style en lui-même a une certaine ampleur de race, les expositions sont nettes, limpides , les épisodes s'encadrent bien dans les récits d'ensemble. J'ai dit que l'écrivain était doublé d'un peintre, et cette faculté, qui a son prix en littérature, mais qui peut avoir aussi ses dangers, ne se fait sentir que lorsqu'il s'agit de placer le tableau dans son cadre naturel. L'étude sur Y Escadre de la Méditerranée contient des pages chaudes et colorées qui touchent le lecteur et lui font éprouver l'é- motion que l'auteur a ressentie lui-même en les écrivant. Là, tout respire l'amour de la patrie, le culte du drapeau, l'esprit de dis- cipline, l'abnégation nécessaire à l'homme de mer, qui, à des milliers de lieues de sa patrie, a toujours présents à l'esprit les de- voirs qui l'engagent. De temps à autre pas- sent dans le récit les figures attachantes des amiraux célèbres dessinés d'une main habile par un prince et un marin qui respecte en PRINCE DE JOINVILLE. 209 eux les vertus du soldat. Ici c'est une pein- ture large et solide qui retrace les péripéties de la tempête; là, une autre dit les ardeurs de la lutte : et ne s' astreignant pas à un his- torique étroit, on sent que celui qui écrit a commandé et organisé en même temps qu'il a combattu. Il conseille , il réforme , et il in- dique la voie à suivre pour améliorer ou pour arriver à des résultats auxquels on aspire. Nous n'analyserons pas un à un les tra- vaux littéraires du prince , mais nous con- statons qu'à une forme large et pure il joint ce don de l'émotion. Sans s'en douter, tout d'un coup, comme une chose qui s'échappe de lui-même, comme un cri de la nature qu'il ne peut retenir; il prend pour point de comparaison, afin de mieux parler à nos yeux, tel ou tel souvenir qui nous est fami- lier à tous, et qui pour lui est encore un re- flet de la patrie absente. Dans un passage, il parle des effets du tir des pièces énormes placées sur les bastions de York-Town : 18. 210 LES PRINCES D'ORLÉANS. « Le projectile allait frapper la terre à cinquante mètres en arrière; son appareil percutant agissait, et il éclatait en lançant en l'air une gerbe de terre aussi haute que le jet d'eau de Saint-Cloud. » Je ne sais si mon jugement littéraire me trompe , mais à coup sûr mon cœur ne se trompe pas quand il est touché , et je sens la mélancolie profonde de l'exil dans ce sou- venir de Saint-Cloud, évoqué en pleine guerre d'Amérique, par un prince qui, à cette époque, peut croire quil ne reverra jamais les allées du parc où tout enfant il jouait avec ses frères. Nous avons promis au lecteur de lui mon- trer des Français et des meilleurs; ce prince- là est de notre race : qualités et défauts, tout, nous appartient; il est bien des nôtres. On ne fait pas jour par jour l'histoire, d'un exilé; les voyages, l'étude, la préoccu- pation de suivre aussi étroitement que pos- PRINCE DE JOINVILLE. 211 sible la marche des armées ou de la flotte française engagée sur tel ou tel point rem- plissent l'existence du prince pendant le long intervalle qui sépare la guerre d'Amé- rique de la campagne de France. Le Mexi- que y l'expédition de Chine sont des sujets d'étude pour lui, et rien de ce qui intéresse le pays ne le trouve indifférent. En 1870, il s'associe à la demande d'abrogation des lois d'exil , et, la guerre engagée et le mouve- ment du 4 septembre accompli , il se pré- sente en personne aux membres du Gouver- nement de la défense nationale à Paris , et réclame le droit de vouer sa vie à la défense de son pays. Le Gouvernement de la dé- fense nationale croit qu'il y a danger pour la paix publique, et que la présence des princes dans les rangs de l'armée éveillera une compétition politique funeste au pays. Ceux-ci reprennent donc la route de l'exil ; mais les désastres se succèdent , et un jour le prince de Joinville et le duc de Chartres 212 LES PRINCES D'ORLÉANS. manquent à la réunion de famille; ils souf- frent de leur inaction, ils sont partis pour la France, D'abord on les voit dans la Seine-Infé- rieure; puis , au mois d'octobre • Joinville, qui a laissé son neveu à Rouen , va offrir de nouveau ses services; ils sont encore refusés : il a pris son parti, il servira sous un nom d'emprunt. Nous trouvons dans le volume intitulé Orléans, que vient de publier le général Martin des Pallières, le récit suivant, qui est certainement le plus touchant de tous ceux qu'on a pu faire au sujet des tentatives in- fructueuses des princes pour servir leur pays : « Le lendemain 26 novembre, je fus dis- trait de mes préoccupations par un incident qui me causa une pénible émotion. » J'étais occupé à dicter des ordres à un de mes aides de camp, lorsqu'on vint me prévenir que quelqu'un me demandait un PRINCE DE JOINVILLE. 2i3 moment d'entretien particulier. La carte portait le nom du colonel Lutherod, ce nom m'était inconnu. Cet étranger ayant refusé d'expliquer à mon chef d'état-major le motif de sa visite , je descendis au bout d'un instant. » Comme je n'avais aucune pièce pour le recevoir sans témoin, l'entretien eut lieu dans l'escalier même d'un petit rendez-vous de chasse où était établi mon quartier gé- néral. J'attendis qu'il prît la parole. « — Me reconnaissez-vous? me dit-il. » — Non, monsieur. y> — Vous ne reconnaissez pas votre an- y> cieij amiral? » Je cherchai, mais en vain, dans mes souvenirs : ma réponse fut un signe de tête négatif. , à finir la mienne? » 214 LES PRINCES D'ORLÉANS. » A ces mots., un souvenir de ma jeu- nesse illumina mon esprit , et me reporta bien loin en arrière à une époque plus heu- reuse. « Si vous saviez , continua-t-il , combien » j'ai souffert dans mon exil! Éloigné pen- » dant trente ans de la France , de tout ce » que j'aime, aujourd'hui je suis rebuté par- » tout et traité comme étranger dans la pa- » trie que j'espérais retrouver. J* ai été voir » à Tours MM. Crémieux, Glaiâ-Bizoin et » l'amiral Fourichon, sans pouvoir même » obtenir d'eux de mourir pour cette » France , pour ce malheureux pays que » j'aime plus que tout au monde: » J'ai demandé, mais en vain, à servir » comme simple volontaire, perdu dans la » foule, ignoré, sous un nom supposé. » Je me suis présenté chez le général » d'Aurelle, il ne m'a pas reçu. » N^aurez-vous pas pitié de l'affreuse si- » tuation qui m'est faite? Je ne vous de- PRIN.GE DE JOINVILLE. 2i3 » mande ni un grade ni une position; rien » que la permission de me perdre parmi les » volontaires qui combattent à vos avant- » postes. Vous n'entendrez jamais parler de y> moi. Vous-même ne m'avez pas reconnu. . . y> Qui se rappelle aujourd'hui le prince de » Joinville? qui pourrait reconnaître celui » que trente années d'exil et de chagrin ont » rendu étranger à tous?. . . » » En présence de cette douleur navrante , je sentais peu à peu l'émotion me serrer la gorge. Malgré moi, ma pensée se reportait au i5 août 1844, au bombardement de Mo- gador. J'étais à bord de la frégate le Suf- fren, commandée par ce jeune et brave amiral, estimé et aimé de tous, et alors l'or- gueil de notre marine. » Ce jour-là, on devait enlever l'îlot qui défendait l'entrée du port, et malgré mes instances, je n'avais pu obtenir de faire partie des troupes de débarquement. C'était une occasion unique pour décider ma 2i6 LES PRINCES D'ORLÉANS. carrière. Rebuté de tous mes chefs, déses- péré aussi , je m'adressai à ce même prince, aujourd'hui devant moi, le suppliant de me laisser descendre a terre comme volontaire. Il me l'accorda aussitôt; et c'est ainsi que je lui dus de verser pour la première fois mon sang pour le pays. j> Cependant, quelle différence dans les mobiles qui nous faisaient agir ! Lui ne ren- trait d'exil que pour demander à mourir obscurément pour la France, à s'ensevelir dans sa ruine, au moment où l'issue de la lutte apparaissait désespérée. y> Involontairement, je me sentais faiblir. Mais tout à coup, je me représentai la situa- tion de la France, je n'avais pas le droit de lui créer de nouvelles difficultés : la mal- veillance certes ne manquerait pas d'exploi- ter la présence du prince, qui ne pouvait longtemps rester ignorée, comme il le sup- posait. Quelles que fussent mes sympathies et mon respect pour une semblable infor- PRINCE DE JOINVILLE. 217 tune, je refoulai au fond de mon cœur tous mes sentiments de reconnaissance. Au ris- que de paraître à ses yeux guidé par la crainte mesquine de me compromettre , et reprenant enfin sur moi-même l'empire que le devoir me prescrivait : « Monseigneur, lui répondis-je, ce que » vous me demandez est impossible. Nous » jouons la dernière carte de notre malheu- » reux pays : il nous faut éviter tout ce qui » pourrait donner prétexte à une agitation » quelconque en présence de l'ennemi. » » Je saisis dans le regard du prince un éclair de désespoir : il me prit la main qu'il serra en silence y et partit. » Je le vis s'éloigner seul d'un pas ra- pide , et il me fallut quelques instants pour me remettre et ne pas trahir la douloureuse impression qui faisait déborder mon cœur. » * Le 23 décembre , le prince fait une nou- velle tentative racontée par le général l 9 218 LES PRINCES D'ORLÉANS. Chanzy dans son ouvrage la Deuxième Armée de la Loire. # Le prince est venu trouver le 22 le géné- ral Jaurès y le priant de solliciter pour lui l'autorisation de suivre l'armée. Il est en France sous le nom de colonel Lutherod ; il a assisté aux affaires du i5* corps en avant' d'Orléans 3 a pris part au combat dans une des batteries de la marine , et n'a quitté la ville qu'avec les derniers de nos soldats. Il demande à suivre les opérations du général Chanzy , promettant de garder la plus grande réserve et de ne se révéler à personne. Quant à lui, le général en chef ne croit pas pou- voir lui refuser ce que le gouvernement de la République accorde à tous les Français; il en réfère cependant à M. Gambetta, mi- nistre de la guerre y et prend ses ordres à ce sujet. M. Gambetta crut devoir refuser; voici la lettre qu'il écrivit à Ce sujet : « Le prince , même sous un nom PRINCE DE JOINVILLE. 219 d'emprunt , ne peut rester en France sous aucun prétexte. II. a commis une faute très- grave en pénétrant sur le territoire subrep- ticement j et en se rendant aux armées , où il pourrait devenir pour la paix publique 3 si sa présence était révélée 3 un élément de désordre et dans le' pays un brandon de guerre civile. La question posée par la pré- sence du prince n'est d'ailleurs pas nou- velle pour nous : elle s'est posée dès le len- demain de la révolution du 4 septembre , et le gouvernement de Paris fut unanime pour faire ramener à la frontière les imprudents qui l'avaient franchie. Dans une occasion plus récente 3 les intentions du gouverne- ment leur ont été signifiées de nouveau. La conduite du prince de Joinville est donc tout à fait coupable. — Comme républi- cain,, comme membre du gouvernement , je dois faire respecter lès lois; demain M. le colonel Lutherod sera conduit en lieu sûr. 220 LES PRINCES D'ORLÉANS. » Telles sont les instructions que je vous prie de faire exécuter. » Agréez , etc. » Signé : L. Gambetta. » Dès la réception de cette lettre 3 le 29 , le général en chef fit prévenir le prince de Join- ville par le commandant de Boisdeffre 3 son aide de camp, que l'autorisation sollicitée pour lui était refusée par le gouvernement; l'invitant en même temps à faire connaître l'heure de son départ du Mans et le lieu où il comptait se rendre pour s'embarquer. Le prince répondit qu'il partirait le soir même pour Saint-Malo , et écrivit la lettre ci-jointe au commandant de la deuxième armée , qui ne l'avait pas revu depuis l'entrevue du 23. Le Mans, 29 décembre 1870. (( Général 3 » Je ne veux pas m 'éloigner sans vous remercier de ce que vous avez fait pour moi. PRINCE DE JOINVILLE. 221 » Votre loyauté de soldat avait compris qu'on peut vouloir servir son pays unique- ment parce qu'on l'aime. Vous aviez com- pris la douleur de quelqu'un qui a porté l'épée, de rester seul oisif dans la crise ter- rible que nous traversons. — Tous mes vœux les plus ardents accompagnent vous et votre armée. » Croyez à mes sentiments reconnaissants. yy Signé : Fr. d'Orléans. » Quelques jours après 3 le général en chef fut prévenu que l'on disait dans le Mans que le prince avait été arrêté et mis en pri- son. Voulant savoir d'où pouvait provenir ce bruit , auquel il n'ajoutait aucune impor- » tance 3 il fit demander au préfet s'il savait ce* qu'était devenu un colonel américain du nom de Lutherod, qui avait séjourné quel- ques jours dans la ville. Le préfet ., M. Le- chevalier., répondit qu'il n'avait aucune connaissance de ce personnage. *9- 222 LES PRINCES D'ORLÉANS. Ce ne fut que plus tard , à Laval , que la lettre suivante du prince > publiée dans le Times, fit connaître ce qui s'était passé. PRINCE DE JOIN VILLE AND M. GAMBETTA. i A Monsieur l'éditeur du Times. a Monsieur , la publicité du Times est trop grande pour qu'il me soit possible de laisser accréditer > sans rectification , le récit que vous donnez aujourd'hui de mon arresta- tion 9u Mans et des circonstances qui l'ont amenée. » Voici les faits : » J'étais en France depuis le mois d'oc- tobre. » J'étais allé pour offrir de nouveau mes services au gouvernement républicain 3 et lui indiquer ce que, avec son aveu/ je croyais pouvoir faire utilement pour la dé- fense de mon pays . » Il me fut répondu que je ne pouvais que créer des embarras. PRINCE DE JOINVILLE. 223 » Je n'ai plus songé dès lors qu'à faire anonymement mon devoir de Français et de soldat. » Il est vrai que je suis allé demander au général d'Aurelle de me donner, sous un i nom d'emprunt, une place dans les rangs de l'armée de la Loire. Il est vrai aussi qu'il n'a pas cru pouvoir me l'accorder, et que ce n'est qu'en spectateur que j'ai assisté au désastre d'Orléans. » Mais lorsque plus tard j'ai fait la même demande au général Chanzy, elle a été accueillie. Seulement, en m'acceptant au nombre de ses soldats, le loyal général a cru devoir informer M. Gambetta de ma présence à l'armée, et lui demander de confirmer sa décision. » C'est en réponse à cette demande que j'ai été arrêté par un commissaire de police, conduit à la préfecture du Mans, où on m'a retenu cinq jours, et enfin embarqué à Saint-Malo pour l'Angleterre. 224 LES PRINCES D'ORLÉANS. » Je n'ai pas besoin d'ajouter que, quels que soient les sentiments que j'ai éprouvés en étant arraché d'une armée française la veille d'une bataille, je n'ai tenu aucun des propos que l'on me prête sur M. Gam- betta, que je n'ai jamais vu. « Agréez, Monsieur l'éditeur, l'assurance de ma haute considération. ce Fr. d'Orléans, prince de Joinville. » » Twickenham, 12 janvier. » Le général d'Aurelle de Paladines, dans son volume la Première Armée de la Loire, a raconté tout au long, le premier, l'épisode qui avait précédé ces démarches. A la date du 22 novembre, vers midi, un étranger arrivait au quartier général; il fut reçu par le capitaine de Langalerie, aide de camp du général en chef : c'était le prince de Join- ville qui se présentait sous les auspices du général Changarnier, qu'il avait vu récem- ment en Belgique, et sous les ordres du- PRINCE DE JOINVILLE. 225 quel le général d'Aurelle avait longtemps servi en Afrique. M. de Langalerie, qui connaissait sur ce point la manière de voir du général en chef, insista pour que le prince ne le vît même pas; il comprenait mieux que personne la douleur qu'éprouvaient les princes de se voir condamnés à l'inaction, mais il pré- voyait un refus, et le général d'Aurelle manquerait à ses devoirs en laissant igno- rer au gouvernement sa présence à Orléans. Le prince partit donc sans même voir le général en chef. Cependant , on le voit par les documents qui précèdent, il faut que Joinville se dévoue, et nous allons le retrouver, douze jours après, dans la batterie des Acacias, sous ce nom de Lutherod, colonel américain. On refuse ses services, il faut qu'il ait sa part des dangers; le voilà devenu partisan; il erre autour d'Orléans, toujours en bour- geois, la canne à la main; V homme au 226 LES PRINCES D'ORLÉANS. grand chapeau de la guerre d'Amérique re- paraît , on s'habitue à lui; mais cependant quand il s'éloigne des grands centres d'ac- tion , on le soupçonne. Un jour, près de Dreux, des mobiles l'arrêtent, et, dans cette époque d'affolement, le prennent pour un espion qu'ils veulent fusiller. Mais les jours d'action, il est volontaire à tout faire, ar- tilleur, pointeur, infirmier, au besoin don- neur d'utiles conseils. « Faites occuper la gare, c'est le point important! » crie -t- il un jour à un chef qui prend des dispo- sitions insuffisantes; et de fait, on recon- naît que le conseil est salutaire. Dans les batteries, où il apparaît comme un ama- teur, les matelots s'habituent à lui. « Au- jourd'hui ça ira bien, disent-ils, nous avons l'homme au grand chapeau. » C'est déjà une légende, et le soir, à l'heure de la re- traite, le prince enlève les blessés et fait au besoin le brancardier. Tout cela est touchant, surtout quand on PRINCE DE JOINVILLE. 227 pense qu'il y avait là une force inutilisée. Il n'eût rien sauvé sans doute; mais il avait l'autorité du commandement et la concep- tion savante et prompte. Pendant ce temps- là, Chartres , plus heureux que son oncle, faisait son devoir sous le nom de Robert le Fort et voyait l'ennemi de plus près. A partir de janvier, le prince de Joinville est rentré en Angleterre; mais il reparaît à Paris le 18 mars, et il a la douleur d'assis- ter à cette funeste journée, dont il a suivi de très-près les sinistres épisodes. Rendu à son pays par un décret de l'As- semblée, il arrive à Versailles le jour même du vote, et errant par hasard dans Ver- sailles, nous avions l'honneur et la joie de . serrer la main des exilés sur la terre française, en leur souhaitant la bienve- nue. Nous n'oublierons jamais avec quelle émotion les princes répondirent à nos sou- haits en frappant le sol de la patrie, comme 226 LES PRINCES D'ORLÉANS. grand chapeau de la guerre d'Amérique re- paraît , on s'habitue à lui; mais cependant quand il s'éloigne des grands centres d'ac- tion., on le soupçonne. Un jour, près de Dreux., des mobiles l'arrêtent, et, dans cette époque d' affolement , le prennent pour un espion qu'ils veulent fusiller. Mais les jours d'action , il est volontaire à tout faire , ar- tilleur, pointeur, infirmier, au besoin don- neur d'utiles conseils, « Faites occuper la gare, c'est le point important! » crie-t-il un jour à un chef qui prend des dispo- sitions insuffisantes; et de fait, on recon- naît que le conseil est salutaire. Dans les batteries, où il apparaît comme un ama- teur, les matelots s'habituent à lui. « Au- jourd'hui ça ira bien, disent-ils, nous avons l'homme au grand chapeau. » C'est déjc une légende, et le soir, à l'heure de la rt traite, le prince enlève les blessés et fa au besoin le brancardier. Tout cela est touchant, surtout quand l PRINCE DE JOINVILLE. 229 Le duc de Penthièvre^ Pierre-Philippe- Jean-Mârie d'Orléans, né le 4 novembre 1845, et une fille , Françoise-Marie-Amélie, née le 14 août 1844, et mariée le 11 juin i863 à son cousin le duc de Chartres. 20 DUC DE PENTHIÈVRE. Le fils aîné du duc de Joinville, Pierre- Philippe- Jean-Marie d'Orléans , né le 4 no- vembre 1845., est marin comme son père; chez lui, la vocation a été, forte et, on peut le dire, irrésistible. Sous une timidité apparente, je ne sais quoi de rare, d'in- solite et de particulier dans l'allure qui provoque, chez l'observateur, la curiosité et l'étude, le duc de Penthièvre cache une énergie extraordinaire et de rares fa- cultés. Il adore son métier, et la nature l'a doué du tempérament et des aptitudes qui lui en rendent la pratique facile et les dangers moins redoutables. Très-porté vers l'étude des mathématiques, esprit exact, minutieux, travailleur célèbre dans son en- 232 LES PRINCES D'ORLÉANS. tourage, attentif à tout ce qui peut être un indice , et doué de la concentration inté- rieure nécessaire pour vivre dans les condi- tions spéciales du rude et noble métier d'homme de mer, ce jeune officier de ma- rine a peut-être , à son âge, passé par les épreuves les plus dures de la vie maritime 3 et donné les marques de capacité les plus convaincantes qu'on puisse attendre d'un homme de son âge. Un jour, pendant la guerre contre les confédérés, il croisait dans le golfe du Mexique à bord d'une frégate à voiles. Il était chargé tout seul des montres du bâti- ment, et pendant vingt-quatre heures, à la suite d'un très-gros temps, ses camarades et ses chefs laissaient échapper des doutes sur la bonne direction du bâtiment. On chuchotait autour de lui; déjà un gronde- ment sourd arrivait jusqu'à ses oreilles. Penthièvre, qui est doué d'un grand sang- froid, alla tranquillement aux officiers : DUC DE PENTHIÈVRE. 2 33 « Je réponds de mon point sur ma tête, dit-il; dans quatre heures , si la brise ne mollit pas,, nous relèverons le cap Hatteras. » Et quelques heures après, ses camarades vérifiaient l'exactitude de ce qu'il avait avancé. Il n'avait alors que dix-neuf ans, et déjà ne savait pas reculer devant la res- ponsabilité. Un homme de cœur et un grand marin, M. Fauvel, au sortir du détroit de Torrès et des bancs de la mer de Corail , que Pen* thièvre venait de franchir sur un navire à voiles qu'il avait frété lui-même, disait en montrant le duc à un de ses compagnons de voyage : « Maintenant je lui confierais une frégate, et je suis sûr qu'il la tirerait sans une égratignure de ces terribles bancs de coraux. » Il faut dire, du reste, que jamais éduca- tion spéciale ne fut plus pratique, et que rarement des occasions plus propices furent offertes à un jeune marin. D'ailleurs, quand 20. 23 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. l'occasion ne venait pas, Penthièvre allait au-devant d'elle. S'il n'avait pas été le fils d'un exilé et exilé lui-même, il eût eu natu- rellement pour champ d'étude les explora- tions de nos escadres et les luttes maritimes que la France a soutenues dans cette der- nière période. Réduit à sa propre initiative, il prit pour champ le monde entier, et fit des voyages dans des conditions moins heu- reuses peut-être, mais qui offraient du moins l'attrait d'une responsabilité plus grande, et laissaient à ce marin avide de voir et d'apprendre une plus grande liberté d'allure. Le prince de Joinville, dont nous avons dit la nature ardente et le caractère impé- tueux, a élevé son fils avec vigueur et même avec une certaine audace. Il lui a permis, à l'âge où tant de jeunes hommes sont encore en tutelle, d'affronter des périls réels et de visiter des contrées inconnues,, dans des conditions tout à fait exception-» DUC DE PENTHIÈVRE. 235 nelles et qui n'étaient pas sans danger. Le duc de Penthièvre est sorti de ces épreuves trempé pour la lutte; le caractère- s'est formé et le corps est de fer. On verra que ces épreuves., qui sont tout à fait dans la tradition de la famille et auxquelles les per- sonnalités qui la composaient n'ont d'ail- leurs pas toutes résisté , ne furent point toujours sans angoisses. L'éducation littéraire de Pierre d'Orléans , duc de Penthièvre , a été confiée à un Fran- çais , M. Basserat; il a suivi les cours du collège d'Edimbourg, puis a été confié , pour l'étude des mathématiques , à M. Ban- derali, un élève très-distingué de l'École polytechnique , dont nous avons déjà cité le nom. A quinze ans, Penthièvre parlait et écrivait très-correctement l'italien, l'anglais, l'allemand, l'espagnol et le portugais. Ses instincts de voyageur s'étaient déjà révélés; il avait parcouru les champs de bataille de 236 LES PRINCES D'ORLÉANS. Crimée , d'Italie, d'Allemagne , visité les Hébrides et fait un voyage pittoresque dans l'Andalousie. Au même âge, c'est-à-dire encore enfant, il part pour les États-Unis et se présente aux examens écrits et oraux de T École navale de New-Port- reçu dans un bon rang, il commence l'apprentissage de la vie au milieu de ses camarades yankees , braves compagnons, très-travailleurs, mais souvent un peu rudes dans leurs allures. M. Fauvel, lieutenant de vaisseau de la marine française, accompagnait le prince en Amérique; il avait donné sa démission, pour que l'éducation navale du jeune mid- shipman, faite aux États-Unis, fût pour ainsi dire traduite en termes français tech- niques : il fut pour lui un père et un ami. C'est ainsi que l'idée de la France, sa tradi- tion maritime, étaient toujours vivantes pour le jeune élève. L'École de New-Port jouit d'une réputa- tion bien méritée; elle a d'ailleurs formé le DUC DE PENTHIÈVRE. 237 corps d'officiers d'une des premières ma- rines du monde. Pierre d'Orléans s'y mon- tra zélé, exact j et doué d'une sorte de fougue dans le travail qui prouvait que la vocation parlait en lui, C'était ce qu'on ap- pelle un piocheur, le bon enfant dans toute l'acception du mot, très-ami de ses amis^ et, on peut le dire, ne boudant pas plus à la mâture qu'à la boxe^, enfin un marin franc et net. Midshipman en i863., enseigne de vaisseau à la fin de la même année., lieute- nant en 1864, il avait lutté avec ténacité pour arriver à obtenir ces grades 3 qui ne se donnent qu'au concours. Dans la campagne d'Europe du vaisseau- école y il avait passé par tous les grades de l'instruction maritime; tour à tour gabier dans les vergues , chauffeur à la chaudière , et pointeur au banc de quart. Puis la guerre contre les confédérés avait éclaté^ et il était monté comme lieutenant à bord d'une fré- gate à voiles. C'est à cette époque de sa vie 238 LES PRINCES D'ORLÉANS. que se rapporte l'épisode que nous avons cité plus haut. Un rude coup faillit arrêter cette carrière brillamment commencée. Les fièvres, dont il venait " d'être atteint dans le golfe du Mexique , épuisèrent le duc à un tel point, que pendant de longs jours on ne put ré- pondre de sa vie : ce n'est que grâce aux doses énormes de quinine qu'on lui fitpren- dre qu'il échappa à la mort. Mais bientôt on constata qu'il devait à une médicamentatiorï effroyable par sa violence une surdité su- bite., qui eut sur la nature du prince une in- fluence presque immédiate. Il s'imagina peut-être que cette affection pouvait deve- nir une cause d'embarras pour ceux qui l'entouraient, et son caractère , déjà assez concentré , devint timide et attristé. Ce fut pour lui l'occasion de se porter avec une véritable fougue vers l'étude des sciences. Il s'occupa de chimie, de botanique, d'as- tronomie, de mécanique, et parvint, dans DUC DE PENTHIÈVRE. 239 chacune de ces spécialités , à posséder des connaissances très-sérieuses. Le maniement des pièces d'artillerie d'un calibre énorme, dans lequel excellent les marins du nou- veau monde , n'était pas fait, pour atténuer le mal; cependant le duc continua sa car- rière et y apporta autant d'assiduité que s'il eût dû servir jusqu'à la fin de sa vie sous le pavillon bleu étoile d'argent. Les événements qui se passaient en Eu- rope j les préférences ouvertes de l'Empereur pour les confédérés , la rupture imminente du Nord avec la cour des Tuileries à propos de l'expédition du Mexique 3 allaient rendre la situation précaire. Le prince de Joinville exigea que son fils donnât sa démission, et le chagrin que celui-ci . eut alors de re- noncer à servir fut tel, qu'un témoin ocu- * laire nous a raconté que le jeune officier pleurait à chaudes larmes. Il fallut chercher sous quel drapeau le lieutenant de vaisseau 240 LES PRINCES D'ORLÉANS. pouvait naviguer sans froisser aucune con- venance politique; le gouvernement portu- gais voulut bien lui reconnaître son grade , et, embarqué aussitôt sur le Bartholomeo Dia{, il fit deux années de campagne dans les mers du Sud. Il vit Montevideo, Bue- nos-Ayres, et stationna à Rio, où son oncle l'empereur du Brésil le reçut avec joie. De temps à autre, dans chacune de ces sta- tions, il avait le bonheur de se lier avec des officiers français auxquels le nom de son père était cher; et, à terre, la colonie fran- çaise l'accueillait de manière à lui créer pour une heure l'illusion de la patrie ab- sente. En janvier 1866, pour la première fois depuis six années de service à la mer, Pierre d'Orléans prend un congé d'un mois. Il fait ses préparatifs pour -aller en Chine , monte à Macao à bord d'une frégate portu- gaise qui doit toujours lever l'ancre^ mais qui ne quitte jamais le port; il s'impatiente; et^ DUC DE PENTHIÈVRE. 241 pressé de voir, avide d'apprendre et de con- naître , il abandonne la frégate et se dit : « J'irai en Chine pour mon compte, et cette fois je ferai le tour du monde. » Ce programme fut ponctuellement ac- compli. Le lieutenant de vaisseau Fauvel lui servit de guide dans ce grand voyage, où l'étude de la navigation devait tenir la plus large part, la seule importante pour lui. Voir des pays nouveaux, étudier des mœurs nouvelles et des civilisations incon- nues, c'était sans doute un grand attrait; mais la vie du bord et l'exploration au point de vue maritime étaient le but le plus grave. Le temps passé à terre, si bien employé par le prince et par ses compagnons, ne devait être que l'attrait secondaire. Entré dans ce travail par circonstance et sans enthousiasme, je ne puis m'empêcher d'admirer moi-même quelle activité cette jeune génération de princes a déployée, et 21 242 LES PRINCES D'ORLÉANS. je veux m'y arrêter un instant. Le comte de Paris , à peine arrivé à l'âge d'homme , a déjà étudié l'Allemagne à fond, et pris en main une des questions les plus considéra- bles qui intéressent l'Angleterre , la question ouvrière. Il est chimiste distingué; il a écrit sur les sujets politiques et sur les questions les plus ardues de l'économie politique. Chartres, dès qu'il a atteint l'âge auquel on peut revêtir l'uniforme, combat en Italie. La guerre des confédérés éclate dans le nou- veau monde, le voilà officier dans l'armée de Mac-Clellan. Dès que les circonstances l'éloignent, il étudie, il écrit V Introduction aux Guerres d'Afrique de son père; dans notre désastre, abrité sous un nom d'em- prunt, il fait vaillamment son devoir et gagne une distinction que tous ses cama- rades reconnaissent avoir été bien méritée. Le comte d'Eu, à dix-huit ans, court au Maroc et s'y distingue; à l'âge où l'on porte sa première épaulette, il est général en chef DOC DE PENTHIÈVRE. 243 et victorieux. Alençon atteint sa vingtième année quand l'Europe est tranquille; il n'y a qu'un petit coin de terre au monde où on tire un coup de canon : il y courte et à la première affaire se jette bravement dans le feu. Le prince de Condé, lui., meurt à vingt ans en Austral où Ta appelé sa propre initiative. Nous disons ici la vie de Pen- thièvre,, et on voit si elle est remplie. A quelque cause qu'on appartienne y on ne peut vraiment se défendre d'une certaine admiration pour des existences aussi labo- rieuses et aussi intelligemment remplies. Nous avons laissé le duc de Penthièvre à bord d'un clipper anglais qu'il a choisi comme le meilleur marcheur; il double le cap de Bonne-Espérance^ et sa première traversée ne dure pas moins de quatre- vingt-onze jours. Le grand intérêt de ce long voyage > c'est d'étudier les ressources d'un navire de commerce et de les compa- 244 LES PRINCES D'ORLÉANS. rer à celles qu'offre la marine de guerre. Il semble que le prince soit le patron du na- vire; il fait le point parallèlement avec le ca- pitaine; le jour, il observe le soleil; la nuit, il monte avec son sextant sur le pont, et, s'il fait gros temps, l'officier du bord demande conseil au jeune passager, dans lequel il a reconnu un habile marin , et il compare son point avec le sien. Pendant huit mois de mer, sur dix-sept mois que dure tout le voyage, le prince se regarde comme res- ponsable; il ne s'épargne aucune des fati- gues qu'entraîne cette responsabilité, et ne se départ pas un instant de sa surveillance tacite. Il est engagé sur ce frêle navire dans l'océan Austral, où de violentes tempêtes viennent l'assaillir; il navigue dans ce ter- rible détroit de Torrès, et passe au milieu des invisibles bancs de coraux de ces pa- rages. Il affronte les périls de Bali, du cap Saint-Jacques, des mers de la Chine et du Pacifique. C'est en sortant, non sans in- DUC DE PENTHIÈVRE. 2 4 5 quiétude, du détroit de Torrès, que le lieu- tenant de vaisseau Fauvel, sûr désormais que le jeune officier a surmonté les plus grandes difficultés du métier, et fier de son élève , assure qu'on lui pourrait confier une frégate. Partout où il aborde , les petites colonies anglaises et hollandaises établies dans ces terres lointaines lui font de somptueuses réceptions; mais Pierre d'Orléans est en- nemi de l'étiquette, et quoique touché de ces démonstrations sympathiques , il ne de- vient vraiment expansif et radieux que quand il retrouve des Français sur ces plages étrangères; et, si humble que soit leur condition , si pauvre que soit le toit qui les abrite , il se sent en France chez ces Français volontairement exilés de leur pa- trie. Aussi laisse-t-il dans ce sillage de plus de 3oo,ooo milles marins, nombre d'amis d'un jour, qui deviennent des amis dévoués et qui, encore aujourd'hui, correspondent 21. 246 LES PRINCES D'ORLÉANS. avec lui et, à travers les mers, adressent souvent au prince un souvenir de recon- naissance et de dévouement. Un livre charmant ! , très-vivant , très- mouvementé , et qui mérite le brillant suc- cès qu'il a obtenu , fait assister pour ainsi dire le lecteur à toutes les péripéties de ces voyages. Il a été écrit par M. le comte de Beauvoir, qui avait alors vingt et un ans; ce qui est personnel au prince n'y apparaît que d'une façon discrète et voilée; mais les initiés comprennent vite que les voyageurs doivent au rang de celui qui est l'hôte prin- cipal des populations qu'on visite, la magni- ficence des spectacles qu'on leur donne, les occasions uniques qu'on leur procure de voir et de connaître ces pays si pittoresques^ si curieux, et qui parlent si vivement à 1 Voyage autour du monde, par le comte de Beauvoir : I. Australie. — II. Java, Siam, Canton. — III. Pékin, Yeddo, San-Francisco. — Henri Pion, éditeur. DUC DE PENTHIÈVRE. 247 l'imagination de ceux qui ont l'humeur voyageuse. Le duc vit alors Y Australie , Java, la Chine, le Japon et la Californie. Il eut la joie, au Japon, de rencontrer l'escadre fran- çaise commandée par l'amiral Roze; mais en juillet 1866, trois mois à peine après l'embarquement et dès le début, une grande douleur était venue le frapper. Il devait trouver à Melbourne le prince de Condé, qui, lui aussi, voulait virilement débuter dans la vie et voir l'Australie : de là il aurait continué avec le fils du duc d'Aumale ce prestigieux voyage. Avant même d'avoir franchi la passe et vu de près la terre aus- tralienne, le pilote apprit au duc de Pen- thièvre la mort de son cousin. Dans ces lointains parages, la pensée de la patrie n'était jamais absente. Un jour, à Hobart-Town, dans l'île de Van Diemen, le prince entend dire que des marins fran- 3 4 8 LES PRINCES D'ORLÉANS. çais morts sur ces plages sont ensevelis de- puis 1840 sur une colline aux portes de la ville. Une forêt de géraniums recouvre les tombes /et la mousse cache les inscrip- tions des croix. Il se dirige avec ses amis vers le lieu du pèlerinage, et là, sous les grappes de fleurs , sous les liaries et les herbes, ils recherchent pieusement les li- mites de chaque fosse, ils redressent les croix détruites /déchiffrent les noms déjà presque effacés /ils ont enfin la triste joie de retrouver les traces des victimes frappées par une épidémie à bord des navires fran- çais revenant du pôle sud. Le soir même, l'exilé commandait des pierres funéraires, monuments touchants de la piété d'un marin fils de France; on relevait ces ruines et on gravait sur le marbre cette inscription, hommage rendu à des compatriotes morts à six mille lieues de la mère patrie. DUC DE PENTHIÈVRE. 249 EXPÉDITION AUTOUR DU MONDE DES CORVETTES L'ASTROLABE ET LA ZÉLÉE. A LA MEMOIRE DE ET DES AUTRES MATELOTS DÉCÉDÉS A HOBART-TOWN EN 184O. HOMMAGE D UN PRINCE FRANÇAIS, MARIN COMME EUX, QUI A VOULU SAUVER DE L'OUBLI LES NOMS DE SES COMPATRIOTES MORTS DANS L 'ACCOMPLISSEMENT D'UNE MISSION GLORIEUSE POUR LA FRANCE. 9 SEPTEMBRE l866 % C'est en septembre 1867 que se termine ce voyage autour du monde; le duc de Penthièvre ne prend que trois mois de re- pos, et dès les premiers jours de Tannée 1868 il repart pour les États-Unis et visite la Nouvelle-Orléans. En 1869, il fait un long séjour en Hon- grie et dans les Carpathes, et passe quel- que temps à Athènes et à Constantinople. La déclaration de guerre le trouve en 25o LES PRINCES D'ORLÉANS. 1870 en Islande; il revient en toute hâte, espérant prendre sa place comme marin à bord d'un bâtiment de l'État. Mais il éprouve le même refus que ses oncles et ses frères; il n'a d'autre ressource que de se rendre en Angleterre , où il suit avec dou- leur la marche des Allemands et les efforts désespérés de nos armées. Partageant le sort commun à tous les princes , le décret de l'Assemblée le rend à son pays; il peut enfin réaliser le rêve de toute sa vie : il revêt l'uniforme français et monte à bord de l'Océan comme lieutenant de vaisseau, sous les ordres de l'amiral Renault, qui commande l'escadre. Pierre d'Orléans a été accueilli avec la plus grande courtoisie par ses nouveaux ca- marades, qui, dès la première occasion, ont reconnu son aptitude maritime. Aucun d'eux d'ailleurs n'ignore les services effec- tifs qui ont permis au gouvernement de lui reconnaître un grade chèrement acheté. DUC DE PENTHIÈVRE. 25i Cette carrière, bien courte encore , est déjà très remplie , surtout si on considère que Pierre d'Orléans est seulement entré dans sa vingt-septième année. Peu d'hommes de cette jeune génération peuvent cependant se flatter d'avoir autant vu, autant comparé 3 et donné plus de preuves d'énergie. Il y a là un caractère, une personnalité attachante et sympathique. HENRI-EUGENE-PHILIPPE-LOUIS DUC D'AUMALE DUC D'AUMALE. Quel est le sentiment qui pousse l'opi- nion publique à regarder le duc d'Aumale comme celui des princes qui a pris en main les intérêts politiques de la famille , et comme l'éditeur responsable des actes et des intentions de ce qu'on appelle le « parti d'Orléans»? Il faut sans doute chercher l'explication de ce fait dans un certain esprit d'initiative , une affirmation plus nette de la personna- lité , un entrain particulier, et peut-être une volonté plus arrêtée d'accepter la responsa- bilité , de quelque nature qu'elle soit. Il est possible aussi que dans cet ensemble de caractères, tous très-nets d'ailleurs, très- affirmés, et qui se dégagent d'une façon 22 254 LES PRINCES D'ORLÉANS. précise quand on les étudie avec soin., celui du duc d'Aumale soit le plus accusé , celui qui a le plus de relief. Le duc, il faut aussi le dire, par suite de circonstances connue s , a l'existence plus grande; il présente une surface plus éten- due , plus facilement saisissable, et il est devenu un centre. Malgré son âge et son rang dans la famille, il. semble qu'il en soit devenu le chef, celui sur lequel, dans cette galerie de portraits, le peintre concentre- rait le plus volontiers le point lumineux. Une ignorance profonde des faits réels 3 des sentiments véritables et des situations respectives, a fait naître au sujet du duc certaines insinuations qui se présentent à T esprit de tous. L'union est absolue entre les princes et les vues sont communes. Un écrivain qui pren- drait directement les intérêts d'un parti au^ rait évidemment le devoir de redresser l'opinion publique ; mais nous ne faisons DUC D'AUMALE. 255 ■ qu'indiquer légèrement la nuance , sans es- sayer de réfuter des erreurs qui sont sim- plement le fait d'un public mal informé. Le duc d'Aumale a aujourd'hui cinquante ans; il est d'une nature vigoureuse et forte , d'un aspect martial qui rappelle , par son type et toute son allure , le soldat français traditionnel. Le geste , le costume , l'ha- bitude du corps , un je ne sais quoi de régle- mentaire joint à une certaine crânerie dans la démarche , dénoncent au premier abord l'officier français. Vingt-deux ans d'exil dans un pays qui laisse volontiers son empreinte sur ses hôtes et qui, s'il est permis de s'ex- primer ainsi , leur communique presque iné- vitablement le goût de son terroir, n'ont rien enlevé au prince de son cachet gau- lois , de son type originel et de ses habitu- des physiques et morales toutes françaises. Agile, robuste, entraîné, doué de bonne humeur et de franchise, causeur brillant, 256 LES PRINCES D'ORLÉANS. chasseur forcené, cavalier accompli; à la fois écrivain, artiste, collectionneur passionné et doué des aptitudes les plus diverses; sus- ceptible aussi d'endurer les plus excessives fatigues sans en garder la marque, le duc est un type, même dans cette galerie, où chacun se dessine avec un trait particulier. Il est difficile d'être plus de son temps et de son pays; et si le sentiment public se préoccupe de cette personnalité-là avec plus d'insistance, c'est que peut-être le Français se reconnaît là tout entier. Ni l'éloignement, ni le climat, ni l'entou- rage, ni les influences extérieures n'ont pu altérer le cachet et la race. C'est notre lan- gue moderne, pittoresque, vive, imagée, et tenue au courant, malgré tout. Le duc n'est point démodé; il a suivi la marche, il com- prend l'allusion née d'hier, il sait le livre d'aujourd'hui, l'œuvre qui paraîtra demain^ et n'ignore rien de ce qui s'est fait dans au- cune branche. DUC D'AUMALE. 25 7 Chez lui, deux tendances bien distinctes s'affirment tout d'abord. Le prince est un soldat; on lui a rendu hier son grade de gé- néral de division , et son désir secret , ar- dent , profond , certainement supérieur à toute pensée d'ambition politique, serait d'être à la tête de Y armée française. Si la nation affirme sa volonté de se constituer sous la forme anonyme de la République , T homme qu'on regarde comme dévoré du désir de gouverner, et qui, je le crois, pren- drait son parti de l'obscurité plus facilement qu'on ne veut l'admettre, n'aspirerait qu'à un but : commander sa division n'importe où, et voir revivre dans l'armée française la discipline et les mâles vertus qui firent autrefois sa force. A côté du soldat, il y a le lettré très-déli- cat et nourri de sains principes, versé dans la connaissance des vieux français classi- ques, et aussi ferré sur Hugo et Musset que sur Beaumarchais et Molière. 22. 258 LES PRINCES D'ORLÉANS. La galerie du duc est célèbre; en 1862, il en exposait les principales œuvres à Fine- Arts Club, et rédigeait lui-même son cata- logue raisonné. Toiles, émaux, dessins, es- tampes rares, vitraux d'Ecouen dus à Ber- nard de Palissy, mosaïques, manuscrits rares, autographes, imprimés du quinzième siècle, reliures aux armes des Sforza ou des Médicis, armes, tapisseries, faïences rares et porcelaines exquises, tout a été classé par ses soins, et il dit l'origine de toute chose. La bibliothèque du duc à Twickenham est aussi des plus précieuses; il en annote le catalogue et l'enrichit chaque jour. Ce côté sérieux dans l'esprit n'a pas tari la verve gauloise et la bonne humeur, tou- jours un peu voilée cependant par le souve- nir mélancolique de la mort de la duchesse d'Aumale et par le trépas du jeune Condé. C'est toujours le Gaulois à l'esprit vif qui commandait : « Présentez armes ! » en défi- lant , à la tête de son régiment, .devant le DUC D'AUMALE. 259 Clos-Vougeot, où rougissaient les pampres vermeils; c'est encore le Français caus- tique répondant à Naples à l'ambassadeur de Napoléon III qui lui demandait si sa santé était toujours bonne dans l'exil : « Excel- lente , merci bien. Heureusement , cela ne se confisque pas. » 11 faut faire deux périodes de cette exis- tence : celle qui précède la révolution de 1848, et celle de l'exil. Jusqu'en 1848, l'his- toire du prince est mêlée à celle du pays; Vernet Ta écrite aussi avec son pinceau, et les galeries de Versailles en ont rendu popu- laires les principaux épisodes. L'éducation du duc d' Aumale est la même que celle de ses frères. Un homme supérieur qui est un exemple de grand caractère, M. Cuvillier-Fleury, a été son précepteur. A dix-sept ans, le duc entre dans les rangs de l'armée, débute comme officier au camp de Fontainebleau, et dirige bientôt l'école de tir de Vincennes. En 1839 il est fait capi- 26o LES PRINCES D'ORLÉANS. taine au 4 e de ligne, et en 1840, son frère d'Orléans s étant déjà fait une brillante place dans Tannée d'Afrique, il l'accompagne comme officier d'ordonnance. Il voit le feu pour la première fois à l'Afroun, prend part au combat du col de la Mouzaïa, et gagne un à un ses grades. En juillet 1841^ il est atteint des fièvres, quitte l'Afrique et tra- verse la France au milieu des acclamations . La rentrée à Paris du 17 e léger est encore dans toutes les mémoires, et nos souvenirs d'enfant* peuvent évoquer ce glorieux défilé de soldats hâlés par le soleil d'Afrique, à l'uniforme usé par la victoire, et dont les étendards pendaient en loques glorieuses. Un lugubre épisode attriste un instant cette fête : Quenisset, posté sur le passage et afmé d'un pistolet, tire sur le jeune prince, mais heureusement il ne l'atteint point. De 1841 à 1842, d'Aumale étudie Part militaire, et, créé maréchal de camp, il re- part pour l'Algérie, où il commande jus- DUC D'AUMALE, 261 qu'en 1843 la subdivision de Médéah. C'est à cette époque qu'au milieu d'engagements divers il accomplit le glorieux fait d'armes de Goudgilabj où nos troupes s'emparent de la smalah d'Abd-el-Kader, de ses éten- dards , de ses troupeaux , de trois mille six cents prisonniers., avec le trésor de l'émir et toute sa correspondance. Nommé lieute- nant général , le jeune prince reçoit le com- mandement supérieur de la province de Constantine. L'année 1844 se passe encore en expédition; et vers la fin de cette même année , le mariage du duc avec la fille du prince Léopold de Sàlerne est résolu. Ce- pendant Sa carrière militaire n'est point entravée par cette alliance; il commande > en 1845, le camp de la Gironde , refait l'an- née suivante une nouvelle expédition en Al- gérie pour prendre part à la pacification des Kabyles; de la il passe en Espagne > où son frère Montpensier va s'unir à la Sœur de la reine Isabelle. 262 LES PRINCES D'ORLÉANS. En septembre 1847, déjà très au courant des affaires de la colonie , ayant le sens du pays, la connaissance accomplie de la race, de ses intérêts et de ses mœurs, le Roi lui confie le gouvernement général des posses- sions d'Afrique, qui jusque-là avait été dans les mains du maréchal Bugeaud, une grande autorité militaire et un esprit haute- ment pratique. Cette importante fonction, le duc d'Au- male ne put la remplir longtemps, puisque la révolution éclata six mois après. Cepen- dant ce gouverneur de vingt-six ans a laissé^ parmi tous les officiers français qui ser- vaient à cette époque, l'impression la plus profonde. Il déploya là de véritables qualités et montra une rare intelligence des intérêts du pays qu'il dirigeait. - C'est ici que se place, dans la vie du duc, une situation très-controversée et dont quel- ques-uns se font une arme contre lui, tandis DUC D'AUMALE, 263 que d'autres , au contraire., en ont conçu , à partir de ce jour, une estime profonde pour le fils du Roi. Nous avons entendu dire, dans un milieu composé d'hommes politiques appartenant au parti conservateur, et qui jetaient les yeux autour d'eux pour découvrir les personna- lités sur lesquelles on peut compter : « Le duc d'Aumale n'est pas homme à accepter les responsabilités; il avait à sa disposition une armée en 1848, il na pas su marcher contre Paris, et renfermer dans ses vérita- bles limites ce mouvement de surprise qui, débutant par une émeute au cri de : Vive la réforme! finit par une révolution, renverse une dynastie, et après nous avoir donné la République, aboutit au césarisme * » Si, au lieu de faire œuvre d'artiste.» je fai- sais de la politique, je voudrais répondre à cet argument, très-fréquemment employé, dans les mêmes termes que M. Estancëlin dans la séance du 3 juillet 1870 : « Oui^ le 264 LES PRINCES D'ORLÉANS. duc cTAumale commandait une armée de quatre-vingt mille hommes; il était jeune 3 il était brave y aimé de son armée , il aurait pu lui faire appel et tenter de relever le trône de son père; mais une image se dresse devant lui : celle de la France > sa patrie , sa mère. Il ne voulut pas porter sur elle une main sanglante et sacrilège. Ce fut peut-être une faute s mais je n'ose l'en blâ- mer , car elle vient d'un cœur élevé et a été inspirée par l'amour de la patrie. » Je sais qu'on traite volontiers cela de sen- timentalisme et qu'on assure que c'est ainsi qu'on perd un pays. Mais quel est donc ce- lui qui peut se flatter de mesurer exactement la portée des mouvements révolutionnaires? Et quand une révolution s'est accomplie comme celle de 1848, d'une manière relati- vement pacifique; quand surtout une partie de l'armée a pactisé au cri funeste de : Vive m la ligne! poussé par les émeu tiers; qui donc est assez fort ou assez cynique pour de- DUC D'AUMALE. 2 65 barquer , le cœur léger, à la tête de quatre- vingt mille Français? Qui donc ainsi armé se serait décidé à écraser dans le sang un mouvement déjà général, complètement vic- torieux, et qui, dans un enthousiasme qu'on peut méconnaître ou railler, a déjà fait de Tordre avec du désordre, organisé un gou- vernement républicain qui, somme toute, a sombré , mais du moins n'a pas rançonné le pays, dilapidé ses finances et sali son drapeau? Quoi qu'il en soit, le duc d'Aumale, le 3 mars, remit le pouvoir entre les mains du général Cavaignac; il adressa à l'armée des adieux qui sont restés dans le cœur de tous, les adieux d'un soldat et ceux d'un Fran- çais soumis à ce qu'on croyait alors le vœu du pays. Le 3 mars, accompagné du prince et de la princesse de Joinville, il s'embar- qua à bord du Solon, qui les conduisit à Gibraltar, et de là en Angleterre, En apprenant la conduite de d'Aumale et 23 266 LES PRINCES D'ORLÉANS. en lisant la lettre adressée à l'armée., le roi Louis-Philippe approuva tout ce qu'avait fait le jeune gouverneur , et il ajouta devant un témoin oculaire, M. Trognon , qui Ta répété depuis : « C'est là le seul langage qui soit digne de d'Aumale! » Il n'y a point à croire que l'exil ait été plus facilement supportable pour l'un des princes que pour tous les autres; cependant le duc d'Aumale , soldat actif , gouverneur de l'Algérie, très-mêlé aux affaires de son pays, dut particulièrement souffrir de cette renonciation forcée à toute action ayant un but immédiat. Du reste, les témoins des premiers mois de l'exil ont raconté la dou- leur inconsolable de ces Français qui per- daient leur patrie, et l'immense chagrin qu'ils ressentirent le 26 mai 1848, lorsque le décret qui les bannissait du territoire de la France fut voté par l'Assemblée. Nous ne suivrons plus pas à pas les princes DUC D'AUMALE. 267 fils du Roi , à partir de 1848. Sur cette terre d'exil , on peut dire d'eux qu'ils n'ont plus d'histoire; et cependant le malheur frappe chaque jour à leur porte, la mort fauche au- tour d'eux , et la pensée constante de l'exil est là, comme une basse mélancolique qui accompagne le chant de leur vie monotone. Le duc vint d'abord à Claremont, au- près du Roi et de la Reine. De i85 1 à i852, son beau-père le prince de Salerne étant mort/ il resta près d'une année à Naples, occupé de ses affaires de famille. En avril i852, il ramena d'Italie le duc de Guise, son fils, déjà chancelant et qu'il devait avoir la douleur de perdre quelque temps après. C'est vers ce temps qu'il se fixa à Orléans- House, à Twickenham. C'est une résidence paisible, toute simple d'abord, puis deve- nue plus considérable par suite d'additions nombreuses; elle avait du reste pour le duc et pour toute la famille l'attrait du souvenir. Le roi Louis - Philippe et la reine Marie- 268 LES PRINCES D'ORLÉANS. Amélie , proscrits comme princes français y de i8i3 à i8i5 avaient passé là deux ans loin du monde; c'est même à Orléans-House qu'ils apprirent la nouvelle de la bataille de Waterloo , et quelques-uns des grands ar- bres qui ombragent aujourd'hui les pelouses avaient été plantés par le Roi. Le duc d'Au- male,, possesseur d'une fortune considérable comme héritier du dernier des Condé, devait asseoir sa vie dans l'exil , devenir un centre., s'entourer de tout ce qu'il aimait et qui pou- vait lui rendre la vie plus douce par l'étude et par le culte de belles choses. Il acheta donc Qrléans-House, qui appartenait à lord Kilmorey. Nombre de Français , qui avaient con- servé pour la famille soit le dévouement politique , soit simplement l'inébranlable respect qu'on ne peut s'empêcher de pro- fesser à son égard, n'ont jamais passé le détroit sans aller s'inscrire à Twickenham . Décrire l'habitation du duc d'Aumale., c'est DUC D'AUMALE. 269 dii;e ses goûts et ses habitudes; ils se reflè- tent avec fidélité dans tout ce qui l'entoure , et il est difficile à un Français de notre géné- ration de parcourir les salles de cette rési- dence sans qu'un monde de pensées l'as- siège y et sans que les souvenirs reviennent en foule à son esprit. A la première visite , on voit que le maître de la maison est un éclectique en art et en littérature; il a des toiles de l'école ita- lienne 3 des espagnols > des flamands et des français; un nombre considérable de minia- tures historiques. Fragonard est représenté là par une très-curieuse collection de qua- rante-deux portraits des princes et princesses de la branche royale de Bourbon et de la famille de Condé. Cette suite provient direc- tement du château de Chantilly. Une autre collection intéressante , au point de vue his- torique j est celle spéciale au vainqueur de Rocroy. C'est un passage de l'histoire de France qui. se déroule devant les yeux. Au 23, 270 LES PRINCES D'ORLÉANS. milieu des nombreux portraits de Condé et de l'histoire des combats qu'il a soutenus,, racontés avec le pinceau , le visiteur peut toucher de ses mains le drapeau du régiment Royal-Liégeois pris à la bataille de Rocroy, et les guidons de Parmée du prince. Les dessins de maîtres sont très-nom- breux et de toutes les écoles; la gravure tient une grande place; et on peut dire qu'il y a là , sans parti pris spécial , un échantillon de toutes les formes que l'art peut revêtir pour flatter les yeux, élever l'âme et toucher le cœur. Émaux de Petitot et de Limousin, miniatures exquises, manuscrits précieux^ autographes de François I er , de Rabelais 3 de Montaigne, de Brantôme, de Condé, 'de Corneille, de Racine, figurent dans cette collection, où Ton voit aussi les corrections autographes de Bossuet sur la copie manu- scrite de la Défense de la Déclaration du clergé de France. C'est là un ensemble qui tente l'amateur et le ravit, DUC D'AUMALE. 271 La période romantique de i83o; cette efflorescence admirable à laquelle ont as- sisté les princes et pour laquelle ils se sont tant passionnés , est spécialement repré- sentée à Orléans-House. L'histoire de l'art à notre époque né sera pas complète si on ne visite pas cette demeure. La galerie Mai- son est entrée là achetée d'un bloc ; et pen- dant vingt ans d'exil, chaque année y aux feux des enchères , le prince a disputé les plus belles toiles aux amateurs. * A côté de la bibliothèque , à laquelle on arrive par un couloir orné des verrières d'Écouen, attribuées à Bernard de Palissy, se trouve le cabinet du prince. Ce cabinet e$t en France 3 car tout y parle du pays. Là sont conservés comme des reliques les ar- mes d'Afrique s le képi et les épaulettes de lieutenant général; des souvenirs de famille couvrent les murs. La bibliothèque est célèbre; le point de départ de la formation est Tachât çie la col- 272 LES PRINCES D'ORLÉANS. lection Cigogne. Depuis , chaque jour, une pièce rare, un incunable , un Aide, un Elze- vir, disputé dans les ventes , est venu pren- dre place sur les rayons. Le prince fait soi- gneusement son catalogue raisonné, qui sera une œuvre importante. Le 21 mai 1862, comme nous l'avons dit, l'exposition spé- ciale, faite pour la visite du Fine- Arts Club, a réuni un choix d'objets d'art de toute na- ture tiré des collections du duc d'Aumale. Sept cent trente-huit pièces de tout genre , depuis les tableaux de grands maîtres jus- qu'aux tapisseries, gemmes, armes histo- riques et reliures précieuses, ont figuré dans cette exposition. Ces collections, qui d'ordinaire tiennent tant au cœur des amateurs, ont cela de plus ici qu elles expliquent d'elles-mêmes la vie du prince dans l'exil; elles représentent les longues heures de méditation, le travail assidu, le loisir artistiquement remplir DUC D'AUMALE. 2 7 3 Voilà pour le côté intellectuel; mais la vie anglaise offre beaucoup de ressources à ceux qui sont doués d'une grande activité physi- que , et le duc d'Aumale a vite organisé son existence au point de vue du sport et de l'hygiène. Il se lève dès le jour, monte beau- coup à cheval; il a aussi une chasse dans le comté de Worcester, à Wood- Norton, où il a développé l'habitation primitive de manière à pouvoir loger des hôtes et vivre de la vie du chasseur. Il est infatigable à cet exercice; cavalier vigoureux et veneur expert,, il a trouvé dans cette existence un dérivatif nécessaire. Sa vie s^est partagée entre les voyages , les déplacements dans les îles des trois Royaumes et la résidence à Orléans-House et à Londres. Les princes se sont beaucoup répandus dans la société anglaise,, et ils y ont vite acquis l'estime et la sympathie de tous. Ils ont fait à Londres ce qu'ils faisaient en France : étroitement mêlés au mouve- 274 LES PRINCES D'ORLÉANS. ment intellectuel du pays, ils se sont efforcés de se pénétrer de l'esprit des institutions politiques, du génie du caractère anglais, de ses ressources , et des qualités sérieuses qui font que ce grand peuple résiste encore à la crise qui, peu à peu, arrive à menacer toutes les autres nations de l'Europe. De fréquents voyages à Bruxelles et à Bade, ces deux boulevards de Paris, ont été bien souvent l'occasion pour les princes de grouper autour d'eux des Français, indé- pendants ou dévoués, qui leur créaient pour quelques jours l'illusion du pays. C'est à Bade surtout que les artistes, les hommes de lettres et les amateurs de courses, mem- bres du Jockey ou célébrités parisiennes, f evoyaient chaque année les deux généra- tions de princes qui venaient chercher là un écho de Paris, et aussi ce théâtre fran- çais, dont ils avaient vu les beaux jours avec Dumas, Hugo et Alfred de Vigny, dont ils savaient par cœur le répertoire. DUC D'AUMALE. 2 7 5 La Suisse avait encore un attrait particu- lier pour le duc d'Aumale , qui avait conduit à Lausanne son fils., le prince de Condé, afin de lui faire achever ses études et de le présenter aux examens qui confèrent le grade d'officier dans l'armée fédérale. Ceux qui, dans ces différentes résidences , ont pu approcher les princes, ont constaté que parmi tous les fils du roi Louis-Philippe, le duc d'Aumale est peut-être celui qui a le moins changé moralement et physiquement. L'Académie française, en appelant ré- cemment le duc à siéger parmi les quarante, a évidemment suivi une tradition toute fran- çaise et à laquelle elle a rarement failli : elle veut que l'illustration du rang s'allie au culte des lettres, et qu'un prince ait souci d'une des branches qui ont le plus distingué le pays et fait longtemps sa gloire. Si on compare l'œuvre du duc d'Aumale à celle d'un litté- rateur de profession, il n'y a nul doute que 276 LES PRINCES D'ORLÉANS. son bagage soit moins sérieux que celui de tel ou tel maître qui attend encore l'im- mortalité relative; mais la tradition dont nous parlons est soutenue et justifiée par un ensemble d'écrits qui ont leur prix. Ce fut encore une ressource dans l'exil que ce tra- vail littéraire; mais ceux qui suivent de près le prince dans sa vie de chaque jour assu- rent que s'il travaille , ils ignorent à quelle heure il se recueille et comment, au milieu des occupations multiples qui ont pour but de donner satisfaction à ses goûts divers, il peut suivre une idée, la mûrir longuement, et produire une œuvre. Sa facilité de travail étonne les mieux doués; d'ailleurs, cette qualité se retrouve aussi à un haut degré chez le duc de Montpensier. C'est en i855 que deux études, l'une sur les Zouaves, l'autre sur les Chasseurs à pied, signées « de Mars » , parurent dans la Revue des Deux-Mondes, qui eut l'honneur, DUC D'AUMALE. 277 pendant vingt ans , de représenter la protes- tation contre l'Empire Déjà, dans l'entou- rage du duc,, on connaissait ses recherches sur la Captivité du roi Jean et sur le Siège m d'Alésia. En 1861 , à propos d'un discours prononcé par le prince Napoléon , il écrivit cette brochure célèbre : Lettre sur V Histoire de France, qui fit à Paris une vraie sensa- tion , et fit croire un instant à une rencontre entre l'hôte du Palais-Royal et le duc d'Au- male. L'allure de cette lettre est des plus vives et indique un vrai tempérament litté- raire. Dumineray et Beau, l'éditeur et l'im- primeur j furent condamnés à un an de prison et cinq mille francs d'amende. En 1862, la maison Michel Lévy accepta de publier Y Histoire des Princes de la maison de Condé. Mais, devant la menace du gou- vernement,, on mit l'édition au pilon; il y eut jugement., et le volume ne put paraître que beaucoup plus tard. On conçoit que le prince j possesseur des documents les plus 278 LES PRINCES D'ORLÉANS. précieux sur le sujet et des archives com- plètes de la maison de Condé, ait pu jeter une lumière sur cette période de l'histoire. Selon la mode contemporaine, qui n'admet lès faits et les tendances que justifiés par des preuves irrécusables , il a livré au public une chose définitive et vraiment nouvelle, soutenue par des documents uniques. C'est, dans l'ensemble de l'œuvre, le travail le plus important. Après cette rapide esquisse et cette indi- cation des diverses tendances qui le caracté- risent , la figure du duc d' Aumale et sa per- sonnalité devront désormais se dessiner pour le lecteur. 'Nous arrivons à l'époque de la guerre fatale dont nous ressentons et ressen- tirons longtemps encore les cruelles consé- quences. On connaît la demande collective d'abrogation des lois d'exil adressée au Corps Législatif en 1870, et le sort qu'elle a subi; on sait la présence à Paria des duc d' Aumale 3 DUC D'AUMALE. 279 prince de Joinville et duc de Chartres,, le 6 septembre; l'entrevue avec quelques-uns des membres du Gouvernement de la dé- fense nationale. La guerre déclarée , les pre- miers désastres connus , le duc réclame encore l'honneur de prendre son rang dans l'armée française , mais sa demande est repoussée. A partir de ce moment , il se fixe à Bruxelles, pour être le plus près pos- sible de son pays et mieux suivre les mou- vements. La guerre est finie , nous avons traité , les événements se précipitent; aux angoisses de la défaite succèdent les tristesses déses- pérantes de la lutte dans les rues; enfin l'Assemblée de Versailles rend les exilés à leur patrie , et après vingt-deux ans d'ab- sence, ils revoient la France déchirée, meurtrie, diminuée. Le sang coule à flots, les partis sont en présence, la terre tremble sous les pas des proscrits, mais c'est la terre française; et le duc d'Aumale, réfugié 2 8o LES PRINCES D'ORLÉANS. dans la propriété d'un ami fidèle , arrive à Versailles avec le prince de Joinville. Depuis cette époque , le suffrage des élec- teurs a envoyé les princes à l'Assemblée nationale : on a vu là une manœuvre poli- tique et de sourdes intentions; mais on ne peut nier le droit de chacun à chercher une consécration éclatante de sa qualité de ci- toyen. Le débat soulevé par l'entrée du duc à la Chambre , après une restriction à la- quelle il avait entendu poser des limites , est encore présent à l'esprit de tous. Deux questions graves se présenteront quelque jour et solliciteront évidemment l'interven- tion du duc d'Aumale dans le débat; c'est, d'une part, l'organisation de l'armée, sur laquelle le prince doit avoir des idées très- ârfêtées, parce que ce sujet a été pendant toute sa vie l'objet de ses méditations; en- suite l'organisation de l'Algérie et la discus- sion du système à suivre pour améliorer le sort de la colonie. Sa connaissance spéciale, DUC D'AUMALE. 281 les fonctions qu'il a remplies en 1847 f° nt une loi au député d'émettre publiquement ses idées. Une dernière décision lui a rendu son grade de général de division dans l'armée française. Aujourd'hui le duc, qui a revu Chantilly et y convie ses amis, s'est rendu acquéreur de l'hôtel Fould, dans le faubourg Saint- Honoré, et a ouvert ses salons. Une foule considérable s'y presse, composée d'hom- mes politiques, de généraux, d'anciens ser- viteurs de la famille, d'étrangers de dis- tinction, de diplomates accrédités, et de députés des différents partis. D'autres vont chez le duc d'Aumale comme chez un ci- toyen auquel ils portent l'expression de leur sympathie personnelle après des malheurs non mérités. La foule, avec l'instinct qui ne raisonne pas, croit que le vœu secret des princes est de ressaisir le pouvoir suprême, et d'assu- 24. 282 LES PRINCES D'ORLÉANS. mer la plus haute responsabilité pour le bonheur du pays. Mais nous croyons qu'il n'y a pas d'Atlas pour retenir ce monde chancelant, et qu'un génie organisateur ne saurait apaiser comme par enchantement tous les partis déchaînés. Il faut regarder plus haut. Si c'est le vœu de la nation, il y a là des forces vives. Si le pays entend se gouverner lui-même, il y a là encore des citoyens res- pectueux du vœu public, qui ne savent pas régner sur une nation malgré elle, et ont prouvé qu'ils ne savent pas déchirer la France de. leur s propres mains. La duchesse d'Aumale, Marie-Caroline- Auguste de Bourbon, fille du prince de Salerne, est morte récemment dans l'exil. C'était une nature assez frêle qui, à force de volonté et pour vivre de la vie du duc, le suivait dans ses fatigues et s'associait à ses travaux, Pendant toute son existence., elle DUC D'AUMALE. 283 s 1 identifia avec son mari au point de reco- pier tous ses manuscrits et de lui servir de secrétaire dans ses travaux littéraires. Elle avait donné au duc plusieurs enfants qui successivement furent enlevés à la tendresse de leurs parents. Devenue débile , épuisée,, elle succomba , et sa mort a laissé une trace indélébile; le duc., malgré sa nature vivace et pleine d'énergie, ressent encore le coup qui Ta frappé. D'une famille nombreuse, deux enfants seuls lui restaient : le prince de Condé et le duc de Guise. Au dire de ceux qui l'ont connu, le jeune héritier du grand nom de Condé était doué d'une rare nature, pas- sionné pour le travail et spécialement adonné à l'étude de l'histoire. Ce jeune homme donnait les plus grandes espéran- ces. Il était réfléchi pour son âge, calme, studieux, et animé de sentiments très-reli- gieux. Dès qu'il eut atteint l'âge de vingt ans, il rêva les expéditions lointaines et eut 284 LES PRINCES D'ORLÉANS. Tidée de visiter l'Australie. Il fut reçu dans cette terre nouvelle avec un véritable en- thousiasme. C'était le premier prince fran- çais qui abordait dans ces parages , et pen- dant son séjour la société de ces colonies florissantes s'anima d'une vie nouvelle. Pris par les fièvres à la suite de fatigues ex- cessives , il succomba à Sidney à F âge de vingt et un ans. D'une constitution délicate, passionné pour l'étude, facile à contenter , très-simple dans ses goûts, et intéressé surtout par tout ce qui pouvait augmenter la somme de ses connaissances, le jeune Condé, dès l'âge de raison, avait manifesté un vif attrait pour la géographie. L'Australie surtout l'attirait, il en parlait toujours. Le 4 février 1866, il s'embarqua à bord du steamer le Mongolia pour accomplir un voyage dont l'itinéraire, tracé à l'avance, devait lui faire voir les principales contrées de l'Orient : l'Egypte, Ceylan, l'Australie, DUC D'AUMALE. 285 la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande , Java, la Chine , le Japon et l'Inde. A Gibraltar, il prit à son bord son cousin le duc d'Alençon, qui se rendait aux Philip- pines pour prendre part à la petite expédi- tion que les Espagnols préparaient alors. Le docteur Gingeot, qui raccompagnait dans ce grand voyage, en a publié un récit inté- ressant dans le Correspondant, et c'est lui qu'il faut consulter pour connaître les tristes péripéties de cette fin prématurée du jeune prince. Du Mongolia il passa à bord du Bengal pour se rendre à Ceylan, puis de Ceylan s'embarqua sur le Bombay, qui le porta en Australie. Aux Indes, il s'était particulière- ment intéressé aux pratiques de la liturgie bouddhiste. Trouvant à chaque pas un nou- veau sujet d'étude, il ne cessait de s'in- . struire et de se rendre compte de tout ce qui pouvait meubler son esprit et élargir ses horizons. A bord, il avait installé une bi- 286 LES PRINCES D'ORLÉANS. bliothèque anglo - française, composée de tous les livres spéciaux aux contrées à par- courir. La littérature y avait aussi sa place , et le temps de la navigation était employé en doctes entretiens avec M. Gingeot. A Sidney, le bruit de son arrivée mit la colonie en rumeur- ce fut à qui le recevrait avec plus de faste et de cordialité. Toujours modeste,, il prétendait refuser tout ce qui pourrait donner à son voyage un caractère pour ainsi dire officiel; il restait à l'hôtel et restreignait autant qu'il le pouvait les récep- tions et les honneurs qu'on prétendait lui rendre. Déjà à Ceylan, sa santé avait été un peu ébranlée; les officiers de terre et de mer, les magistrats, les simples particuliers le fêtaient à l'envi; il devait bientôt être à bout de forces, mais il craignait de froisser ses hôtes. Passionné pour l'entomologie et l'histoire naturelle, — il en avait déjà donné la preuve en réunissant en Angleterre une collection à peu près complète des insectes DUC D'AUMALE. 287 de la Grande-Bretagne , — il ne put résister au plaisir d'assister à une grande partie de pêche organisée en son honneur. Au retour,, il sentit un léger mouvement de fièvre qui occasionna une nuit d'insomnie. Il était dans cette disposition quand un télégramme laconique, qu'il lut dans le bulletin de Syd- ney, lui apprit que l'ex-Reine des Français, sa grand'mère, était morte le 24 mars; on était alors au 12 mai. Cette rapide et sèche y mention d'un fait qui devait toucher si vive- ment son cœur détermina un nouvel accès de fièvre accompagné d'un violent mal de tête. Sans appétit, sans force et d'une agi- tation nerveuse qu'on ne pouvait apaiser, il prit le lit le jour même, et une fièvre ty- phoïde se déclara, très-intense et accompa- gnée bientôt de redoutables hémorrhagies. Personne ne fut maître de conjurer le péril; le médecin anglais appelé en consul*- tation avec le docteur Gingeot reconnut que le moment suprême était venu. Le prince 288 LES PRINCES D'ORLÉANS. de Condé mourut en chrétien fervent à l'âge de vingt et un ans, laissant dans le deuil ces insulaires qui, dès le premier jour, avaient ressenti pour sa jeune personnalité la plus vive sympathie. La ville entière manifesta sa douleur; on fit à celui qui avait été le prince de Condé des funérailles dignes d'un fils de France , et le docteur fiit chargé de ramener en An- gleterre au duc d'Aumale les restes de son malheureux fils. Le 1 1 septembre , après cent deux jours de traversée sur un bâtiment à voiles , qui un instant avait été pris dans les glaces , tandis que partie de l'équipage était atteint de congélations partielles des membres , on débarqua enfin à Londres, et le- duc d'Au- male reçut les restes mortels du jeune héri- tier du grand nom de Condé. Le duc de Guise resta seul; il avait reçu les premières leçons de son père, qui, jus- qu'à ce que l'enfant fut devenu un adoles- NÇ01S-L0UIS-PHILIPPE- DUC DE GUISE DUC D'AUMALE. 289 cent j consacra chaque jour quelques heures à son éducation historique et militaire. Quoique d'une constitution frêle., le jeune prince > par les exercices du corps , par une hygiène bien entendue 3 l'escrime et le sport., est arrivé à posséder un tempéra- ment robuste; il suivait son père dans ces chasses où il faut que le corps lutte contre la fatigue et surmonte les obstacles. Le duc d'Aumale., qui est d'une résistance inouïe dans tous ce§> exercices , s'est appli- que à développer ftt^forçe de son fils; et celui-ci , aujourd'hui^ v# doublé sa nature et Ta fortifiée. Depuis sa rentrée en France 3 le duc de Guise y qui suit les cours du lycée Condor- cet., se prépare à l'École polytechnique; il montre une intelligence très-ouverte > passe pour un camarade sûr et bienveillant à tous; il est doué d'un esprit vif et prompt à la repartie. 2i> DUC DE MONTPENSIER. Louis d' Orléans , duc de Montpensier, est le dernier fils du roi Louis-Philippe. Pendant que ses frères servaient déjà leur pays en Afrique , le plus jeune restait au- f près du Roij qui avait pour lui une ten- dresse particulière et- fondait de grandes espérances sur son dernier-né. Les témoins de sa jeunesse racontent qu'il avait pris, au contact de son père , les manières , le geste et jusqu y à la voix du Roi. Louis -Philippe voulut cependant que Louis d'Orléans fût soumis au même ré- gime d'éducation que les autres princes , et lui fit suivre les cours du collège Henri IV. En 1842, à l'âge de dix-huit ans., il passa ses examens pour l'École polytechnique, et 2 (j2 LES PRINCES D'ORLÉANS. fut nommé sous-lieutenant au 3 e régiment d'artillerie. L'année suivante , le 17 dé- cembre 1843, il changea de régiment, et passa au 4* d'artillerie comme capitaine commandant la 7 e batterie. En février 1844, le maréchal Bugeaud, alors gouverneur général de l'Algérie., entreprit l'expédition contre Biskara : le duc venait d'avoir vingt ans; il voulait suivre ses frères et marcher* sur leurs traces; il pçssa donc en Afrique, où le maréchal lui donna une mission spé- ciale. Après avoir, reconnu le défilé de l'Elkantara, comme officier d' artillerie , il devait faire exécuter les travaux nécessaires pour le passage des pièces de campagne. Un* mois plus tard, son rôle devenait plus effectif. Placé sous les ordres du duc d'Aumale, la colonne dont il faisait partie se trouva engagée contre un fort parti des tribus arabes de l'Aurès, guidées et soutenues par les réguliers d'Abd-el-Kader. Chargé d'abord de l'artillerie, il dirigea ses DUC DE MONTPENSIER. 2 9 3 pièces 3 pendant sept heures que dura le combat , contre un fort que les Arabes avaient construit au-dessus de la gorge de l'Oued-el-Abiad; le soir, le duc d'Aumale et lui se mirent à la tête de la réserve , et se lançant à l'assaut de la position difficile et escarpée., l'enlevèrent avec un grand en- train. Le duc de Montpensier, qui jusque- " là n'avait eu à faire que des reconnais- sanceSj et qui cette fois avait réellement fait ses premières armes , montra un très-grand sang-froid., et., s'exposant comme le dernier des soldats 5 reçut même une légère bles- sure près de l'œil gauche. C'est à cette occa- sion qu'il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur. Vers cette époque,, le Roi ayant résolu de faire visite à la reine d'Angleterre , emmena avec lui son plus jeune fils, qui venait de rentrer en France avec le grade de chef d'escadron. Mais les expéditions dans l'in- térieur de l'Afrique devenaient incessantes; 25. •294 LES PRINCES D'ORLÉANS. Montpensier, comme ses frères, avait pris goût à la vie des camps; il repartit pour T Afrique en mars 1845; et le 14 mai, dans un combat livré aux Kabyles de FOuaren- senis, il se distingua de telle façon que sa réputation militaire fut tout à fait établie. IL était alors lieutenant-colonel: A la suite de cette seconde expédition, autorisé par le Roi à faire un voyage dans le Levant, il s'embarqua sur le Gomer, Vi- sita la régence de Tunis, Alexandrie, le Caire,- Memphis, Rhodes, Smyrne et Athè- nes. L'un des grands attraits de ce voyage, qui devait ouvrir de nouveaux horizons à l'esprit du jeune prince, fut l'occasion qu'il eut de connaître Méhémet-Ali et Ibrahim- Pacha, Méhémet-Ali; une des plus cu- rieuses figures de ce temps-ci, sorte de Louis XI enté sur un cardinal de Retz mu- sulman, attirait alors l'attention .du monde entier. Celui que M. de Lamartine avait appelé un aventurier incarnait en lui DUC DE MONTPENSIÊR. . 2 9 5 T Egypte; il en était à la fois le seul pro- priétaire , le seul agriculteur, le seul mar- chand; il avait battu les Turcs avec une armée de fellahs auxquels il avait commu- niqué la flamme qui l'animait, et, ajoutant à l'Egypte la Nubie, l'Arabie, la Syrie, en avait fait un empire deux fois grand comme la France. Le prince venait de se mêler au mouve- ment militaire comme un simple officier qui ne réclame que sa part des dangers- d'une campagne; un tel voyage, exécuté dans des conditions exceptionnelles,- était bien fait pour développer son intelligence et initier son esprit au mouvement général- des idées de son temps.- • - • •• . ., M. Antoine de Latour, Télégant traduc- teur de Silvio Pellico , à la fois historien et poëte, et auquel on doit une belle série d'é- tudes sur l'Espagne, accompagnait le prince dans cette excursion. Il la raconta alors dans une suite de lettres au Journal des Débats. n 9 6 LES PRINCES D'ORLÉANS. Plus tard., ce voyage , « entrepris pour con- soler le duc de n'avoir pu faire qu'une pro- menade au pas de charge dans l'Ouarense- nis au lieu d'une campagne en Kabylie », a été publié en un volume accompagné de cartes. Méhémet-Ali, à l'époque où il reçut le fils du Roi., avait soixante-seize ans., et sa verte vieillesse promettait encore à l'Egypte une prospérité féconde; cette grande figure po- litique est dessinée avec beaucoup de relief dans les pages de M. de Latour. A sa rentrée en Frahce, Louis d'Orléans reçut la grand'croix de la Légion d'hon- neur., et, le 1 3 août 1 846, fut nommé colonel du 5 e régiment d'artillerie. A la fin de la même année, le Roi l'appela au comman- dement de l'artillerie de Vincennes, avec le grade de maréchal de camp. C'est lorsqu'il exerçait ce commandement qu'il fonda, au collège d'Alger, une bourse, ou deux demi- bourses, en faveur des fils du sous-officier ou garde d'artillerie qui serait regardé IUE-LOUTSE-1 DUC DE MONTPENSIER. 297 comme le plus digne par une commission composée d'officiers de l'arme. C'était d'ail- leurs une tradition; car le duc d'Aumale, de son côté, avait fondé une rente perpétuelle de trois cents francs destinée au plus ancien sous-officier des corps tenant garnison dans la province de Constantine. Pendant que le duc de Montpensier exer- çait son commandement à Vincennes, M. Bresson, ambassadeur de France à « Madrid , négociait le mariage du dernier fils du Roi avec la sœur de la reine d'Es- pagne Isabelle II. On n'a point encore oublié en France le retentissement qu'eut alors cette alliance, considérée, sous le nom des « mariages espagnols », comme un des faits les plus considérables du règne de Louis -Philippe. Le gouvernement anglais montra un certain ressentiment à cette oc- casion; c'était pour la France une prépon- dérance dans les affaires de la Péninsule qui portait ombrage à la nation britannique. 298 LES PRINCES D'ORLÉANS. Le duc se rendit à Madrid; la Reine sa belle-sœur lui accorda , à cette occasion , le collier de la Toison d'or, A leur retour en France , les deux époux habitèrent le palais des Tuileries. L'année 1847 ne présente aucune péri- pétie , et nous arrivons à l'époque fatale, à la date du 24 févrter, qui termine la carrière officielle des princes et condamne tant de jeunesse, tant de force, tant de fa- cultés actives, à un exil cruel qui ne cessera que vingt et un ans après. Le duc de Montpensier, le jour où éclata la révolte, comprit de suite la portée du mouvement; il fut, dit -on, d'avis que le Roi devait abdiquer en faveur du comte de Paris. Quand Louis - Philippe aban- donna la capitale, il l'accopipagna jusqu'à Dreux; de Dreux il se rendit à Grand ville, et là, prenant le paquebot de Jersey, passa en Angleterre avec la famille royale. La DUC DE MONTPENSIER. 299 duchesse de Montpensier, qui était alors grosse de sa fille Marie-Isabelle,, devenue aujourd'hui la comtesse de Paris , avait été tout d'abord conduite dans une maison voi- sine des Tuileries.. Le général Thierry, aide de camp du prince, l'accompagna jusqu'à Boulogne, et là veilla au soin de son embar- quement pour l'Angleterre . Elle fut reçue à son arrivée sur le sol anglais par le duc de Nemours et le personnel de l'ambassade de France. La jeune Espagnole avait déjà sa part des malheurs qui fondaient sur la famille royale de France; elle avait adopté notre pays comme une seconde patrie, et la révolution faisait aussi d'elle une exilée i Mais elle avait cependant un refuge auprès de sa sœur la reine d'Espagne; l'idée de se fixer dans la. Péninsule se présentait tout naturellement à l'esprit; et pourtant ce parti n'était point aussi simple qu'on se l'ima- gine : le rôle du duc de Montpensier deve- nait secondaire, sa position délicate; de 3oo LES PRINCES D'ORLÉANS. plus, serait -il accepté par cette famille? quelle serait son attitude? quelle part lui ferait-on? Le gouvernement français enfin, constitué pour le moment en république , ne verrait-il pas d'un œil jaloux cette hos- pitalité donnée à un fils du Roi? Quoi qu'il en soit, après avoir passé » quelque temps en Hollande, les deux époux s'embarquèrent pour l'Espagne et fixèrent leur résidence à Séville, au palais de San Telmo. Cette habitation, située près de las Deli- cias, est une ancienne école de marine d'une architecture assez fantasque, d'un goût douteux, mais cependant d'une cer- taine allure; elle est entourée de beaux jar- dins qui croissent dans un des climats les plus beaux de l'Europe. Dès qu'il s'y fixa, le duc, condamné à une oisiveté relative, fit tous ses efforts pour embellir sa de- meure, dans laquelle il réunit les essences d'arbres les plus rares, dirigea les irri- DUC DE MONTPENSIER. 3oi gâtions , restaura la construction, chan- gea les dispositions intérieures , et en peu de temps fit de San Telmo une char- mante habitation, qui joignait au caractère des palais espagnols le confortable français. La végétation admirable , les embellisse- ments de toute nature ajoutèrent un grand charme à cette demeure; l'art vint aussi lui donner r un cachet particulier. La galerie de tableaux,, très-riche en toiles de l'école espagnole , nous a même fourni des res- sources dans notre étude sur un des peintres les plus originaux de l'école, don Francisco de Goya y Lucientes. » Séville, séjour très-doux et plein de charmes > était jusqu'alors un peu morne, et, comme mouvement social, la ville était vouée aux tertullias paisibles et noncha- lantes et manquait de vie et d'animation. Après une année de séjour du prince, tout s'était modifié; la promenade de las Deli- 26 302 LES PRINCES D'ORLÉANS. cias, presque toujours déserte, ou fréquen- tée seulement par quelques cavaliers et de rares équipages , prit une vie nouvelle. Le nombre des voitures , au bout de quelques années, était devenu considérable; on se recevait, on créait un mouvement qui jus- que-là n'avait point existé. Le prince, d'un abord facile, d'une nature aimable et vive^ faisait un frappant contraste avec ces figures de l'aristocratie espagnole, très-hospitalières, mais d'un abord parfois austère; la fusion s'établit bien, et malgré le rang de la du- chesse infante, sœur de Reine, cette cour en miniature, avec l'étiquette indispensable, mais qui n'avait point les inconvénients de l'austérité méticuleuse de la cour de Ma- drid, refléta quelque chose de la gaieté fran- çaise et des instincts littéraires et artistiques de notre pays. La situation du duc de Montpensier, que, "dès août 1848, la Reine d'Espagne avait DUC DE MONTPENSIER. 3o3 nommé grand cordon de l'ordre royal de Charles III , fut d'abord assez facile et assez douce, La duchesse sa femme., pleine des qualités les plus touchantes d'une mère de famille , resta à son foyer, donnant à ses enfants l'exemple des vertus domestiques. L'agriculture , les beaux-arts , l'étude d'un pays nouveau plein de caractère , plein de ressources, la nécessité pour un prince français de suivre étroitement et le mouve- ment particulier à son pays, et le mouve- ment général des affaires publiques du monde; quelques excursions nécessaires dans- le pays, des relations avec les hommes politiques, avec les savants et les artistes de l'Espagne,, remplirent les premières années. On peut dire que le prince resta complète- ment en dehors de la politique. Il ne donna de gage à aucun parti , mena une conduite prudente et difficilement désintéressée. La reine Isabelle, de son côté, il faut le re- connaître, traita le duc de Montpensier 3o 4 LES PRINCES D'ORLÉANS. en prince et en parent; vers i858, elle le nomma capitaine général des armées espa- gnoles, l'assimilant ainsi aux plus grands dignitaires du pays. En octobre 1859, elle lui reconnut les honneurs dus aux infants d'Espagne, et le fit commandeur mayor d'Aragon dans Tordre de Calatrava. Les rapports personnels avec la Reine étaient faciles et doux; Isabelle II, douée de beaucoup d'esprit naturel, qui de tout temps a excellé à peindre d'un mot le caractère des personnes de son entourage, et appli- quait volontiers au nom de chacun d'eux une de ces épithètes pittoresques qui sont tout un portrait, ne parlait plus à Madrid du duc de Montpensier qu'en l'appelant « el Rey de Sevilla » . Mais il n'en fut pas toujours ainsi , et nous arrivons désormais aux époques troublées de la politique de la Péninsule. Un mouve- ment considérable d'opposition se dessinait contre Isabelle II : on attaquait d'abord en DUC DE MONTPENSIER. 3o5 elle la personne beaucoup plus que la di- gnité royale; les changements incessants de ministère,, la lutte passionnée dés partis , dès dissensions intestines et des fautes que nous n'avons point à juger désignaient la souveraine aux attaques de ses ennemis. Il se forma dès lors en Espagne un parti qui, s'il né jeta pas les yeux sur la sœur de la Reine, opposa du moins à Isabelle II la duchesse de Montpensier. Nous n'avons point à entrer dans les dé- tails de ces conspirations de camarilla, quoique l'histoire, au point de vue de la chronique politique de l'Espagne, en puisse présenter un certain intérêt. Presque une année avant le mouvement révolutionnaire qui porte au pouvoir le général Prim et le maréchal Serrano, après la bataille du pont d'Alcolea, et la retraite de la reine d'Es- pagne en France (29 septembre 1869), le président du conseil des ministres, Gon- zalez Bravo, invite le duc de Montpensier 26. 3o6 LES PRINCES D'ORLÉANS. à quitter J' Espagne, sous le prétexte que le duc conspire, et qu'il peut; à un moment donné, devenir le drapeau d'un parti. Il n'y a point à nier que certains hommes politiques de F Espagne, par la force même des choses, jetant les yeux autour d'eux, n'aient pensé alors à faire de la sœur de la Reine son successeur au trône d'Espagne. Le maréchal O'Donnell lui-même, le chef de l'Union libérale , s'est peut-être arrêté un instant à cette combinaison. Mais ce qui est certain , c'est que le duc de Montpensier, sans se désintéresser du mouvement , n 7 avait pas donné de gages aux partis. L'exil du prince aux îles Baléares lui rendait sa liberté d'action; il adressa à la Reine sa démission de capitaine général, celle de son titre d'in- fant, et lui renvoya les ordres dont elle Pavait décoré. A partir de cette période ( 1 869) , Pexis- tence du prince est tout à fait troublée; il existe désormais un parti montpensiériste DUC DE MONTPENSIER. 3o 7 que le plus intéressé ne saurait dissoudre, La république semble une utopie; la reine Isabelle détrônée, son fils, le prince des As- turies, est emporté dans la tourmente, et les candidatures les plus étranges sont mises en avant; — nous avons fait en ce genre la cruelle expérience des inventions les plus inattendues. — Cependant le prince ne ma- nifeste point encore; il reconnaît le gouver- nement provisoire, et demande l'autorisa- tion de retourner à Séville, sa résidence habituelle. Le parti existe, il prend un corps, il a ses organes, la propagande se développe; mais l'empereur des Français règne, et tant qu'il sera sur le trône de France, jamais un d'Orléans ne pourra ceindre la couronne d'Espagne. La révolution de 1869, comme celle de 1848, avait dépassé le but; elle pouvait détrôner la Reine et accepter la re- connaissance du prince des Asturies; mais la branche des Bourbons d'Espagne tout 3o8 LES PRINCES D'ORLÉANS. entière était en cause; la sœur de la Reine , toujours respectée dans son caractère et * personnellement honorée, ne pouvait plus être en question comme souveraine. C'est alors que le parti modifia ses espérances , et il se forma aux Cortès un noyau plus ou moins fort, mais cependant appréciable, qui, en face des événements qui avaient brisé le trône des Bonaparte, pensait en- core à offrir la couronne d'Espagne au duc de Montpensier. Dans quelle mesure le prince lui-même* est-il entré dans ces vues? quelle est la por- tée réelle des négociations entamées avec P ex-Reine? Ceci est du domaine des conjec- tures, et nous n'avons nullement mission de tracer un programme politique. La situation était devenue très-cruelle pour le duc de Montpensier, exposé dé- sormais à toute la fureur des partis, et des manifestations, les unes hostiles, les autres sympathiques, vinrent rendre le séjour à DUC D.E MONTPENSIER. 3og Séville difficile et dangereux. En janvier 1870, alors gue' l'état des choses éloi- gnait absolument la dynastie déchue , la" candidature du prince aux Gôrtès fut mise en avant dans deux collèges électoraux : à Oviedo et à Avila; elle échoua dans l'un et l'autre. m C'est ici que se place, dans la vie du prince , un événement très-dramatique , qui eut un caractère fatal et que personne ne fut maître de conjurer. Il existait alors en Espagne, à côté du trône, un frère du mari de la Reine, l'infant don Hénrique, person- nage d'un caractère singulier, mélange de qualités réelles et de défauts dangereux, sorte de réfractaire et d'indiscipliné qui avait naturellement rang de prince. La Reine lui avait conféré le grade dé vice- amifal dans la flotte espagnole.' Dissipateur, violent, nature mal équilibrée, tour à tour partisan de la Reine ou son mortel ennemi, brusquement séparé du Roi après une Jio LES PRINCES D'ORLÉANS. aventure qui avait fait trop de bruit, puis bientôt ramené près de lui par le besoin; enrôlé enfin dans le parti avancé , don Hen- rique avait été regardé comme une utile re- crue pour le parti dé l'opposition, La bonté réelle d'Isabelle II n'eût pas demandé mieux que de rattacher à elle et à son mari ce frère prodigue. Don Henrique, qui avait vu dans le duc de Montpensier un prétendant, Pavait insulté plusieurs fois de telle sorte, qu'il semblait difficile à un homme de ne point demander raison de ces outrages. L'insulte avait été publique; cependant les deux adversaires, dont l'un était tout à fait passif, étaient toujours loin Tun de l'autre; un jour vint où le hasard les ayant réunis tous deux dans la même ville, l'infant renouvela son insulte. Le duc de Montpensier envoya le général Alaminos à l'infant, et la rencontre fut décidée. Le combat eut lieu aux environs de Ma- drid, à l'endroit dit « las Ventas de Al- DUC DE MONTPENSIER. 3u corcon ». L'arme choisie était le pistolet, et les conditions posées faisaient de cette lutte une guerre à outrance. Don Henrique, que le sort avait favorisé, fit feu le premier; sa balle passa au-dessus de l'épaule du duc, qui, son tour venu> tira en l'air, espérant qu'il pourrait ainsi mettre fin au combat. Mais les armes furent re- chargées, et la seconde balle de don Hen- rique effleura les cheveux du duc. Celui-ci riposta; et cette fois le projectile, portant sur le canon même du pistolet de Pinfant, se brisa en morceaux et l'atteignit légère- ment lui-même. En vain le duc de Montpensier, après ces deux coups de feu échàngé.s de part et d ? autre, pressa-t-il les témoins dé mettre fin à la rencontre; il fallut recommencer. A la troisième et dernière reprise, don Hen- rique, nature nerveuse et impressionnable^ semblait agité et comme exaspéré par le sang-froid de son adversaire; il tira sans 3i2 LES PRINCES D'ORLÉANS. que son coup portât , et la troisième balle du duc de Montpensier atteignit l'infant entre l'œil droit et la tempe. Don Henrique tomba comme une masse les bras étendus et la face contre terre; et son adversaire, sous le coup d'une violente émotion, fut pris de convulsions spasmo- diques d'une telle force, que les docteurs, qui venaient de constater qu'ils ne pouvaient plus rien pour l'infant, durent pratiquer deux saignées abondantes pour éviter chez le duc la congestion cérébrale que semblait devoir amener une violente réaction. Le corps de don Henrique, ramené à Madrid, pouvait devenir le prétexte d'une agitation dans la rue; le gouvernement donna l'ordre de le déposer à Carabancel. Quant au duc de Montpensier, au lieu de w rejoindre immédiatement sa famille à Sé- ville, il dut s'arrêter à Madrid, où il fut soigné au palais de Vista-Hermosa. Ceux qui avaient intérêt à attaquer le DUC DE MONTPENSIER. 3i3 prince se firent une arme de cette malheu- reuse rencontre, et on oublia qu'il n'avait pas été maître de s'y soustraire. Quelques mois après , la guerre contre la Prusse était déclarée , et cette épreuve, bien autrement douloureuse pour un prince fran- çais que toutes ces luttes politiques si vio- lentes qu'elles fussent, détournèrent le duc de l'Espagne pour le laisser concentrer toutes ses pensées sur le grand drame dont la France était le théâtre. Il partagea le sort de ses frères et ne put que faire des vœux pour son pays. En Espagne, l'avènement, au trône du duc d'Aoste était un fait qui mettait, pour un instant, un terme à la compétition des partis; mais dès qu'il fut établi que la royauté d'Amédée, malgré, les enthousias- mes qui avaient semblé l'accueillir à son voyage dans le sud de la Péninsule, n'était pas exempte de soucis et d'incertitudes cruelles, on vit encore se dessiner dans les 27 314 LES PRINCES D'ORLÉANS. Cortès un parti montpensiériste ,, où la plu- part des partisans étaient plus royalistes que le Roi. Les difficultés incessantes qui entourent le souverain actuel de l'Espagne, les tenta- tives faites par les hommes politiques qui espèrent asseoir cette dynastie,, font croire à un grand nombre que le pays est encore à la veille d'une révolution. Le duc est actuellement à Paris , et ceux qui ont connu le jeune officier d'artillerie de 1846., mince , élégant, d'une allure cava- lière , aux fines moustaches blondes , le re- connaîtraient difficilement dans le person- nage puissant qui porte aujourd'hui la longue barbe et est devenu plus majestueux que svelte. Le portrait que nous donnons ici, fait cependant d'après des documents sérieux, retarde donc de quelques mois. Le duc est essentiellement une nature aimable et facile; il avait autrefois dans le populaire une réputation de hauteur et de • ^ DUC DE MONTPENSIER. 3i5 fierté qui est loin d'être justifiée; il est d'un abord extrêmement simple, d'un certain enjouement de caractère , et d'un com- merce trèsragréable. On le devine vite, et il se laisse facilement lire. Il est d'une nature sédentaire, et le soin qu'entraîne l'éducation d'une nombreuse famille a contribué à développer ces goûts. C'est surtout aux soins de l'agriculture, aux embellissements et à l'exploitation intelli- gente de la terre qu'il s'est voué pendant l'exil. Doué d'une rare faculté de comprér hension et d'une facilité extraordinaire, il travaille comme en se jouant et s'assimile rapidement les choses les plus ardues. La duchesse de Montpensier, sœur de la reine Isabelle, a toujours donné l'exemple de toutes les vertus domestiques. Mère d'une nombreuse famille, elle s'est vouée absolu- ment aux siens, et son histoire ne saurait s'écrire. Sa position a été souvent difficile 3i6 LES PRINCES D'ORLÉANS. en Espagne , en raison des circonstances que nous avons exposées,, et dans cet exil, qui devait au moins donner le repos au prince son mari, elle a trouvé au contraire un long sujet d'inquiétudes. Six enfants sont nés de ce mariage : Ferdinand- Marie -Henri -Charles, né le 3o*mai 1859; A ntoine- Marie - Louis-Philippe - Jean-Flo- rence, né le 23 février 1866; Zoww-Marie-Philippe-François de Paule, né le 3o avril 18673 Marie- Isabelle-Françoise d'Assise, née le 2 1 septembre 1 848 (mariée au comte de Paris) ; Marie-CAmfcwe-Antoinette, née le 29 oc- tobre i852; Marie de las Mer cèdes -\sàbe\\$r¥ran- çoise - Antoine - Louise - Fernande , née le 24 juin 1860. PRINCESSE CLEMENTINE. Mariée le 20 avril 1 843 au prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha, la princesse Clé- mentine., fille du roi Louis-Philippe, a suivi la destinée que les circonstances tracent aux filles de rois. Sa vie s'est écoulée loin de sa patrie, mais son cœur est resté français, et elle a cruellement souffert de nos derniers désastres. La princesse a eu de son mariage avec le prince Auguste un fils, qui a épousé la prin- cesse Léopoldine, seconde fille de Tempe- reur du Brésil. Le jeune duc a pris part à la guerre de 1866 contre la Prusse. TABLE DES MATIERES. Préface, par M. Edouard Hervé 5 Les Princes d'Orléans 25 Comte de Paris 33 Duc de Chartres g5 Duc de Nemours 1 3 1 Comte d'Eu i55 Duc d'Alençon 1 83 Prince de Joinville 189 Duc de Penthièvre..". 23 1 Duc d'Aumale a53 Duc de Montpensier 291 Princesse Clémentine 3 1 7 /» LxO IVvt/' ' "*. ^ .' • » .-•••• • ' N y •"■■ v- '■~T i.'.' <