THE J. PAUL GETTY MUSEUM LIBRARY PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET (V% ÉDITEURS 197, bOllLKV.MlD SAI NT-(J EltM.MN, 197 -44" Fascicule. Prix : 3 fr. 50 h SALON DES AOUARELLISTES FRANÇAIS TIRAGE UE GRAiND LUXE 7/ a été lire vingt-cinq exemplaires mmiérotés svr papier des Manufactures impériales du Japon. Toutes Icx plnnchea de ret ouvrage ont (té gravées par la maison VICTOR MICHEL Et imprimées en taille-douce sur les presses de l'imprimerie CH. CHARDON AÎNÉ Le tirage typographique a été entièrement exécuté par les soins de CHARLES UNSINGER SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER DEUXIEME ANNEE PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET 0<^, ÉDITEURS 197, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 197 1888 OflTY CENItfi UCRARlf EMILE ADAN N Chemin de fei^me. — Chemin qui monte, ^^ encaissé, tortueux, raviné par les pluies; ^' des haies bizarres dont les branches, véri- tables parasites, sauvageons indomptés, s'étendent de ci et de là. Au bout du chemin, tout en haut, la première maison du village, frappée par les rayons d'un soleil couchant, dont la lumière s'accroche à la cime des arbres, laissant le sentier dans l'ombre. A droite, une chèvre qui broute, pensive, — comme la chèvre de M. Séguin dans le joli conte d'Alphonse Daudet. Puis, au premier plan, la fillette qui ramène la bête capricante, marchant lentement, tenant à la main, en manière de sceptre, une branche coupée au bois 1 ± LE SALON DES AQUARi: LF.ISTKS FRANÇAIS. voisin, lu lifii. et* sujet, et cf rien est un poème exquis de rusticité sincère, avec ses clartés assombries, ses harmonies calmes, en dépit d'intensités de touches enlevées hardiment. Sur toute cette scène d'où s'exhale la Itonne odeur des champs, se voit un ciel qui sent l'orage, avec de grandes stries lumineuses mêlées à des gris très délicats. Lys et Runes. — De sa fenêtre, à l'aube, l'artiste a saisi le motif suivant : Une jeune fille matinale s'est donné la joie de prendre un bain de rosée. Elle a revêtu un peignoir blanc, chaussé des mules telles qu'on en voit dans F Abbé Constantin, et la voilà glissant furtivement à travers les couloirs du château, franchissant la porte, se hasardant dans les allées fleuries. Elle se sent grisée de toutes ces senteurs qui montent de la terre et se condensent dans les fleurs. Coquettement — qui peut la voir? — elle incline son joli minois sur les roses et sur les lys, et l'éclat des premières se mêle à l'éclat de son visage, et la blancheur radieuse des seconds se confond avec la blancheur de son teint de lait. Et tout aussitôt son panier est plein de roses et plein de lys, et le peintre vertueux qui aime à voir se lever l'aurore, a été le témoin de ce joli manège de jeune fille et il a voulu en perpétuer le souvenir en une page d'une grâce infinie. Le Mois (le Marie. — Ici. je ne fais pas de critique. J'interprète tant bien que mal des anecdotes spirituellement contées, je tente d'analyser des sensations, je résume en quelques lignes ce (pi'un observateur, qui est en même temps un artiste, a voulu dire sur le papier, à l'aide d'un pinceau et de minéraux savamment broyés. Il nous raconte sur un mode discret et en même temps distingué, ce qui suit : Une jeune fille, les bras chargés de fleurs, se dirige vers l'église du village. Elle va parer l'autel de la Vierge imma- culée. Derrière elle marchent la femme du jardinier et son fils, tous deux également fleuris. A droite, un coin du village; à gauche, la base d'un calvaire dont le faite se perd dans les branches emmêlées d'un arbre séculaire. E. Adan •» LYS ET ROSES ■/.Ail ^:i?jui *«-- .Ai/,1- et S/i(>.i\\ ■'■^ s^tta*^tMe^. KZa,,.',^, à'UftJ.bMJ EMILE ADAN. 3 Fin d'Octobre. — Dans cette page plane le silence auguste des journées d'automne . On sent que pour la nature ce n'est plus l'été, et que non plus ce n'est pas l'hiver. Des arbres dépouillés élèvent leur ossature noirâtre jusqu'au ciel; le sol, jonché de feuillages, prend dos tons roussàtres. Au loin, un horizon noyé dans la brume. Parloul, siu- la terre, dans l'air, frissonne cette hiimidilé de novembre qui semble donner un accent plus intense aux verdures mourantes. Un pâle soleil se joue à travers les arbres et imprime à cette scène une mélancolie d'élégie. Le Brûluir. — Autre guitare et joyeux contraste. Dans la coni- d'une petite maison de fermier-général, Martine attentive brCde le café des Iles, le divin Moka. Elle a mis son seyant corsage rouge et sa jupe à fleurs. Gageons que tout à l'heure, Fanfan-La-Tulipe, le casse-cœur des gardes françaises, va apparaître derrière la haie et que la belle sera payée de ses recherches d'atours! En atten- dant son galant, la mignonne tourne distraitement la manivelle de son bridoir, ainsi que ferait une fdie de (ïreuze ou de Chardin. Les Dernièi^es Nouvelles. — Ceci vous représente Gavroche distribuant, en éclectique, la manne politique. 11 vend tout ce qui concerne son état, du Petit Journal au Cri du Peuple, de la littérature du concierge au picrate du révolutionnaire. Il s'en va crânement par les rues, jetant au vent du ciel les faits les plus improbables, les drames les plus bizarres, les scandales les plus hypothétiques, avec la conviction d'un enthousiaste et la cons- cience d'un sceptique. Son pondérateur, c'est la sacoche en cuir qui bat sur son flanc, à chaque pas qu'il l'ait pour avancer, à chaque mouvement qu'il précise pour délivrer la pâture aux faméliques du journalisme au rabais. Je viens de décrire plus haut tout ce qu'une visite à l'atelier de M. Adan m'a fait découvrir, tout ce que mes souvenirs m'ont rappelé. J'ai pris, je puis le dire, l'artiste au saut du lit, dans la bonne intimité du chez soi. J'ai regardé ses œuvres et ce que mes yeux ont vu, je l'ai retenu, noté, fixé dans ma pensée. 4 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Je me souviens même d'un tableau destiné au Salon prochain, d'une scène qui y fera assurément grand bruit et dont je ne puis résister à indiquer le thème. Je dis bien le thème, car c'est une véritable symphonie pleine de tristesse dont le peintre a jeté les notes sur la toile. Dans un grand paysage d'hiver, sur le chemin qui mène de la forêt au village, passent, comme des personnages d'Holbein, des femmes chargées de fagots ramassés dans les biens communaux. Elles vont lentement, courbées sous le faix qui les écrase, et dans leur pose règne je ne sais quelle majesté sauvage qui ennoblit leur marche et leur donne une sorte de grandeur hiératique. HENRI ZUBER À. *»^ fr-s 'atelier est vaste, clair, d'une gaîté pénétrante. Il jS 'l - or é'^fj't Des meubles rares ramassés un peu dans tous les ' ~?I^J i P^y^' ^^'^ murs des armes arrangées en pano- I^W^r-i JJl plies. Sur les parois, des quantités d'études «/' '-'' i ' iP' "^W"^ amusantes à regarder, |comme ces pages 'W%. .t_ •^^- d'albums où Ton inscrit au jour le jour les '^ç^É^^COl^^i^l impressions ressenties, sortes do feuillets *" ^ '^ "''''détachés du livi-c de vie d'un homme qui, durant des années, a couru toutes les aventures sur la dunette d'un navire. Sait-on (jue M. Zuber a été officier de marine et qu'il a subitement renoncé aux longs voyages, aux péripéties multiples et aussi à la saveur de l'exotisme, pour se l'aire ])einlr('? L'artiste est grand, élancé, d'une distinction un peu 2 6 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. froide, quand ou no le connaît pas; mais comme il se rattrape, dès qu'on est entré dans sa confiance, et quel charmant conteur il dovieni ! J'ai passé près d'une heure avec lui rautre jour et il me semblait quand je l'ai quitté que je venais à peine d'arri- ver. Nous avons parlé de ton', foui en feuilletant au hasard dans les cartons, tout en examinant les aquarelles terminées pour le présent Salon. Aquarelles prises dans le M'-^l' en Bretagne et en plein cœur de Paris, toutes d'une sincL-rité profonde, d'un accent personnel, d'une exécution habile, sans que le travail de la main s'y voie. Du Midi, je citerai les AZ/y/i'.y Mnrdiincs, un paysage d'une belle allure et dont la composition est puissante. Site un peu sévère, campagne un peu sauvage, montrant au premier plan la végétation vigoureuse que dessinent des arbres poussant vers le ciel leurs branches tordues parle mistral. Au loin, vers l'horizon, des mon- tagnes de neige qui miroitent, dorées. Un ciel fin, délicat, semble étendre sa pâle clarté sur ce tableau si plein de caractère. L" Port d'Antibes, paysage d(; mer. — Des barques sont amarrées, d'autres filent sous le vent, et toujours la neige couron- nant les cimes des monts sous un ciel pommelé, dans le bleu duquel la neige paraît se refléter. Encore un site du Midi. Rien que la mer et le ciel, et au pre- mier plan quelques arbres d'un vert noir. A Cannes. Dans la campagne. — Des pins, des lentisques font opposition avec le sable calciné par le soleil. Une chaumière — ce qu'on appelait autrefois une fabrique, — tranche par sa note claire et chantante avec les arbustes rabougris qui rampent sur le sol. A gauche, des collines bleuâtres précédant les neiges éter- nelles qui scintillent tout au loin. Un ciel calme. Après Cannes et Anlibes, nous voici à Saint-Malo, dans la rade. Cette marine est d'une délicatesse de touche exquise et d'un sentiment remarquable. L'artiste a su avec presque rien arriver à un grand effet. Sur la mer transparente, quelques voiles Henri Zubep. ►;s^ VERSAILLES EN OCTOBRE :'f;iaoT;) • [ ■ I yf X^i^^eA. /u- ' / ef\^'i l/ii^fn J^^ ^i^n^iytfy/jJf^J ^9ff ^'aé*ft<^ A'à'^SéÙU**^^- HENRI ZUBKIl. 7 se distinguent, semblables à des ailes d'oiseaux gi;^anlesques. Elles vont lentement, car l'air est pur et le ciel clément. La silhouette de Saint-Malo se découpe dans l'azur. Une mouette effleure en se jouant le flot qui se brise, en laissant comme trace de son passage un ruissellement d'argent. Puis nous rentrons à Paris, qui est le lieu de prédilection de M. Zuber et d'où il tire tant de morceaux d'un charme et d'un ragoût chers aux raffinés. M. Zuber excelle à peindre non seulement le Paris dont nous foulons chaque jour le pavé ou l'asphalte, mais surtout ce Paris vibrant qu'un rien anime, remplit, égaie ou réchaude. \o^ez l'Entrée duparc Monceau, avec sa grille monumentale que franchissent des élégantes et aussi des errants à la recherche du bonheur ou de la fortune; la note des toilettes, le ton éclatant des ombrelles, le fiacre jaune arrêté à droite, et la belle pers- pective des arbres qu'on pressent et qui balancent comme des encensoirs leur cime empanachée vers le ciel d'un bleu de mois de juin forment un tableau complet. Au Jardin du Luxembourg . — C'est la terrasse du cùlé du musée que le peintre a choisie, avec l'allée chère aux joueurs de croquet. Le printemps approche, les bourgeons des arbres éclatent, les feuilles poussent. La nature jette un long hosanna vers le créateur de toute chose. Quelques figures se meuvent dans ce cadre si éminemment parisien. Une des aquarelles que je prise beaucoup, c'est Une allée à Versailles, l'automne; allée qui paraît d'autant plus longue que les arbres (|ui l;i ((ordeiil sont elFeuillés et que leur dépouille jonche le sol. Véritable cadre à l'élégie de Millevoye. Déserte comme elle l'est, l'allée de Versailles produit une sorte de mirage à travers lequel se détachent des êtres sortis d'une autre époque. Rien n'empêche l'imagination de la peupler de seigneurs échappés de la Cour du grand roi, ou de galants, compagnons ordinaires du Régent, ou môme de cpielques philosophes prépa- 8 LE SALON DKS AQUARELLISTES FRANÇAIS. ranl sans s'en douter la chute; de Louis XVI. Le propre des (puvres où l'artiste met un peu de sa pensée, c'est précisément d'entraîner le spectateur dans l'infini du rêve, de l'aire surgir devant ses yeux les héros qu'il juge nécessaires au complément du cadre, d'évoquer des scènes particulières, d'exhumer du passé, surtout quand ce passé a eu autant d'éclat, toutes les fanfreluches du costume, toutes les coquetteries de la femme, toutes les élé- gances de l'homme, ce je ne sais quoi d'arrogant, de fier, d'héroïque, de fou, dont Versailles a conservé les vestiges. Voilà hien du bruit pour une omelette, disait Piron; voilà bien du bruit pour une Allée, penseront mes lecteurs. Hélas! peut-être auront-ils raison et peut-être n'aurai-je pas tort. Ce sont ceux (jui viendront après nous qui pourront seuls trancher le débat. MAURICE LELOIPt JW^i/ *"' viens (le l'cui licier une édilion des ('(iiif'r.s- smis de J.-J. liounseau, datée de lSi)î) et M^J^ publiée par Pourrai frères, éditeurs, rue 1*^ des Grands-Augustins, o. L'édition en trois volumes est précédée d'une introduction anonyme et illustrée de gravures au burin '^^iÉ^^:^ signées d"A. Johannol, de Roqueplan, tle iS Marckl, etc. C'est, en tant que caractères et gra- vures, l'enfance de l'art. (À^pendant on sent dans l'introduction un désir de réhabiliter le philosophe, de relever récrivain, d'atténuer les fautes de jeunesse du héros et d'ex|)li(|uer le bizarre entraînement d'un penseur plein d'humanité qui prêche les plus nobles sentiments et qui — non-sens inexplicable — père, jette 3 10 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. ses enfants au gouffre de l'abandon. El ci^t homme écrira Emile! Dans cette autobiographie il y a du bon, du mauvais et du pire, de la naïveté, du cynisme et parfois des élans qui touchent au sublime ; par-dessus tout l'inconséquence d'un être vivant dans un siècle à part, au milieu d'une société brillante, raffinée, spiri- tuelle à fleur de peau, mais gangrenée jusqu'aux moelles, prompte à oublier les leçons du passé et poussée par je ne sais quel courant vers di\s idr-es nouvelles dont le développement devait amener en F'rancc un cataclysme sans équivalent dans l'histoire des peuples, et une révolution qui tua la monarchie en tuant le monarque. C'est presque tout un siècle qui revit dans les pages de J.-.T. Rousseau. Elles embrassent de 1712 à 1763 et furent publiées, la première partie en 1781, et la seconde en 1788, non sans soulever mille réclamations de la part de ceux-là mêmes qu'on avait regardés comme dévoués à la gloire de Rousseau. Depuis, le temps a achevé son travail; un siècle s'est écoulé et les passions ardentes ont fait place ou à la curiosité ou même à la sympathie. Rousseau a été classé comme un modèle de notre langue, comme un descriptif admirable et comme un sensitif entraînant. Les Confessions ont pris leur rang dans l'œuvre du maître, et si elles ne convainquent pas toujours, du moins ne scandalisent-elles plus. Elles rentrent dans un ensemble qu'il faut prendre tel ipiel, avec ses envolées de génie et ses petitesses d'homme, mais qu'on ne peut toutefois dédaigner. Elles ont leur enseignement et parfois leur grandeur. Rousseau, jouant l'ilote antique, montre aux lecteurs, avec un accent de sincérit('' ([iii serait impudent s'il n'était vrai, toutes les scories mêlées au \)uy métal de son génie, toutes les faiblesses d'une âme indécise mais hautaine, tous les débordements d'un jeune homme tombant dans le monde à un moment où ce monde même ne pouvait plus se conduire et était, par conséquent, impuissant à payer d'exemples ! MAURICE LELOIR. Il Une réaction s'est produite en faveur des écrivains du xviif siècle. On les a tirés de l'oubli où beaucoup végétaient, et aujourd'hui tous les romans licencieux que proscrivaient nos pères s'étal(;nt dans les bibliothèques d'amateurs, toutefois sur des rayons inaccessibles à la curiosité des petites filles. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un éditeur dont les débuts firent sensation et qui, pour ses coups d'essai, voulut des coups de maître, tentât de nous donner une édition définitive de ce livre : Les Confessions; édition tellement parfaite en tout point, qu'elle rendît par la suite tout recommencement impossible. Cet éditeur, je pourrais le nommer ici si je ne craignais de violenter sa timidité et sa modestie. Après cela, est-il bien nécessaire de dire son nom? et les grands collectionneurs qui se disputent ses livres ne sont-ils pas aussi savants que moi? Ce dont je veux parler en toute liberté, puisque, aussi bien, après des détours buissonniers, je rentre dans mon sujet ou plutôt dans mon cadre : le Salon des Aquarellistes, c'est du mer- veilleux travail accompli par M. Maurice Leloir et dont on peut voir, rue de Sèze, vingt-trois spécimens d'une illustration qui comptera cent gravures exécutées d'après cent aquarelles du jeune maître. Il n'y a pas dans toute l'histoire de la librairie d'exemple d'un tel labeur. Quand M. Jouaust nous donna, il y a quelque vingt ans, sa belle édition de La Fontaine, il fit faire par douze peintres un sujet pour chacun des livres des Fables. Quand M. Roux, le richissime amateur de Marseille, voulut avoir, lui aussi, un La Fontaine rarissime, il associa quarante peintres à son projet. Ici, c'est le même peintre (jui s'est pénétré de la pensée de Rousseau et qui nous la rend claire, lucide, (;liarmante en des scènes que le thème a suffisamment préparées, mais que l'habileté du peintre a pour ainsi dire complétées et quelquefois élargies. Ce dix-huitième siècle restera fameux parer u'il a été le grand remueur d'idées et le grand semeur de vériti' Il a su résumer 1-2 LK SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. tout ce que les siècles précédents avaient lentement indiqué, et la résultante de ce coup en avant, de cette percée vers la lumière d'un au-delà que personne ne pressentait, quoique tout !<• monde y travaillât, se concréta en une péripétie foudroyante mais nécessaire. Tout tient donc dans le xviii' siècle et tout est bon à écrire et à décrire. Pourtant, avant de s'y aventurer, avant d'essayer de peindre les usages, de rappeler les mœurs, de faire revivre des traits éclatants, de faire surgir des figures immortelles, il faut être remonté aux sources, avoir demandé aux contemporains l'autorité de leurs souvenirs, aux lieux que l'auteur des Confes- sions a parcourus ou habités, la magie de leurs sites, la poésie de leurs horizons; il est indispensable, en un mot, d'avoir accompli en arrière le long voyage des années enfuies; et c'est ainsi qu'on peut aussi sûrement que le fit Cuvier pour les monstres antédilu- viens, restituer dans leur intégrité les sociétés mortes. Je voudrais, moi qui ai regardé à loisir cette suite d'aqua- relles détachées de l'œuvre de Rousseau par le pinceau subtil de M. Leloir, consacrer à chacune d'elles beaucoup de pages d'écri- ture. Il me plairait assez de refaire à la suite du peintre le voyage (ju'ii a entrepris, de pénétrer dans les intérieurs où il est entré, d'écouter la conversation que tiennent les personnages, de m'ini- tier au secret ou au scandale du jour, d'assister aux drames dans lesquels Rousseau joua un rôle, de participer à ses succès, de me mêler à ses triomphes, d'entendre les cris de la passion ardente qui bouillonnait en lui monter de son cœur à ses lèvres, de voir ses mains supplier tendrement et ses yeux jeter les (lammes de l'amour vers les femmes qu'il a adorées ou haïes, d'être en un mot comme l'a été l'artiste» (|ui nous rend si bien son geste, son accent et son cri, l'ombre du philosophe, le spectateur caché de ses mesquines faiblesses et de ses superbes envolées. M. L(doir avait d«''jà, dans le Vnj/nrie sentimental et dans Manon Lescaut, montré U's aptitudes qui le poussent fatalement MAURICE LELOIH. U vers le xviif siècle; et si je dis fatalement, c'est parce que tout son talent le portait vers ces temps de grîice, de tendresse un peu libertine, d'héroïsme un peu raffiné, de scepticisme et de raison, de sentiment et de philosophie, d'abaissement moral et de hau- teur intellectuelle. Il s'est imprégné de l'atmosphère qu'on respi- rait autrefois. II a refait pas à pas le voyage de Rousseau tou- jours indécis, toujours émigrant, passant d'un site à uu autre, nomade perpétuel à la recherche du bonheur: amoureux s'arra- clianl aux baisers, aux étreintes, aux ivresses, et retombant sans cesse du septième ciel de la passion sur le sol défoncé des che- mins où son exode bizarre le ramenait pour un instant. Ouel grand coupable J.-J. Rousseau, mais aussi quel char- meur! (''est lui qui faisait dire à Veuillot, en face de la statue ([u'on voit à Cuuiève : « ('.e Rousseau! J'ai tant de haine |)our lui que quand j(! le regarde je ne veux pas me souvenir des ()ages superbes qu'il a écrites. » M. Leloir a laissé la haine de côté; il est vrai qu'il ne fait pas montre comme le doux polémiste, de charité évangélique. Là n'es! [)as son rôle. Il se; contente de synthétiser en des scènes 4 H I.K SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. judicieusement choisies les phases de ces Confessions tant décriées et tant admirées, et dont Claretie, l'académicien d'Iiior, analysera les sentiments avec le ton exquis et l'éloquence entraînante qui caractérisent son grand talent. Il a pris Rousseau au début. Rous- seau enfant, déjà curieux et déjà vicieux comme la plupart des enfants, il le suit grandissant, il le montre dans toutes les condi- tions ([u'il occupa. Puis Rousseau devient homme, les sens parlent, la passion naît et les équipées amoureuses succèdent aux équipées amoureuses ainsi que le jour succède à la nuit. Je ne sais ce qu'il faut le plus louer dans les aquarelles du peintre, si variées, si diverses, si attirantes, si pénétrantes, où la délicatesse, l'esprit, l'élégance des personnages s'unissent si bien avec les cadres, où la variété des atours, le ton chatoyant des costumes, la savante combinaison des compositions, toujours si juste et si vraie, s'ingénient à former une suite de tableaux d'une perfection sans égale. Pas le plus petit défaut à signaler; bien au contraire, un régal exquis pour lequel M. Leloir a déployé une virtuosité qui sera difficilement dépassée. Que préférer dans cet ensemble? Est-ce le Peigne brisé? L'Aqueduc? Adieu Rofi! Le Vol des pommes? Faut-il s'arrêter à ce joli motif en cul-de-lampe montrant J.-.I. Rousseau fanatique de lecture et dévorant tous les ouvrages de la Tribu, la loueuse de livres. On se rappelle le passage: « Quand je n'avais plus de quoi la payer (la Tribu), je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étaient régulièrement portés. » L' Entrevue de Rousseau r/ de M"" de ]\'ure/is est un délicieux morceau, digne du modèle: «C'était un pas.sage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des Cordeliers. Prête à entrer dans celte porte, M""" de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! ■> Lt plus loin, il achève le portrait: « Je vois un visage pétri de MAURICE LELOIR. lo grâce, de beaux yeux pleins de douceur, un teint (^-biouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. » Le Rnt, tel pourrait être le titre d'une des plus jolies planches (!<' l'ouvrage. L'artiste nous représente une réunion de seigneurs rassemblés à la campagne chez M'"' de Mentlion. Cette dernière, très coquette, était jalouse de M"" de Warens et cherchait toutes les occasions de le lui prouvei'. P^lie dit à un d(; ces messieurs « que M'"° de Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point de goût, (|u'(dle se mettait mal, ([u'elle couvi'ail sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier artiei»\ lui dit l'homme, qui était un |)laisant, elle a ses raisons, et je sais (|u"elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si resseuddant qu'ont dirait qu'il court. La haine ainsi que l'amour riMid cré- dule. M"" de Menthon résolut de tirer i)arti de cette découverte; et, un jour que maman était au jeu avec l'ingrat Favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derrière sa rivale, puis, renversant à demi sa chaise, elle découvrit adroitement son mou- choir. » L'Hospice des Cnléchinuè/ies; RoKssenn aux pieds de M"'" Basile; le Ruban volé; J.-J. Rousseau el les Vieilles; l'E.r pli- cation de la devise de la nuiison de Solar; le joli eu-tète ou .lean- Jacques n'ose ramasser le gant de M"" de lîi'eil; la Fonlai/ie de Héron, sont autant de sujets supérieurement traités et où se retrouve la saveur du livi'e. Que citerai-je encore de cette série de petits eliers-d'teuvre? Voici Dans le Laboratoire. — Le transport de la nuisicpu' de M. Le Maître, obligé de s'expatrier, transport ellectué pai- Tjaude Anet, le jardinier, et par Jean-Jacques, s'explique eu \\n joli cul-de- lampe. Ajoutez à cela de nombreux fleurons où tout le chai me (hi siècle dernier revit, et vous aurez une faible idée du colossal travail de M. Leloir, si vous ne contrôlez pas nu's louanges face à face avec la [)rcstigieuse exposition d'iuie partie de l'illuslration des Co/i/éssions. Il-, LK SAI.ON DKS AOT' A UEI.IJ^TES rRANÇAlS. .l";ivoiic (|iii' ji' suis l'iillioiisiasnu'' par ce travail qui a (Iciiiaiidi- lanl (II' làloniiomonts, d'essais, de rocherchcs, de voyages, et aussi une si judicieuse e()ui|ir(''liciisioa Au slyK' et une si surpre- iiaulc ti'aduction des scutiinculs de Tauleui-. Ou pdurrail, rieu (pi'eu se souvenant de la prose endamniée, pittoresque, passion- née, tantôt idyllique et lanlôl rlégiaque, tantôt pleine de couiis de conu' et tantôt d'un naturalisme si élevé et si juste, lire Jean- Jacques en suivant uiw à une les pages de son œuvre dans les pages du i)eintre (pii vient de lui élever, de concert avec un édi- teur plein de l'asie discret et de magnificence de liant goid, un moniniieiil (|ui déli<' toute comparaison. VICTOR GILBERT ^ 'est dans son atelier de Favcnue Frochol que W^A ^hll ri ^^ ^"^^ ^^^^ trouver le peintre. J'ai ^ M^^ iilt^f''ifr ' ' Yoir ses œuvres sans la fastueuse mis voulu mise en ^ i scène de la rue de Sèze, dans la bonne et • à saine intimité du travail, et j'avoue que je .^M:''- ii'^i P^s perdu ma journée. Je suis mr'UK! "^jrjJt- < tellement enchanté de cette visite faite à l'improviste, que je me propose de la recommencer chez d'autres membres de la Société des aquarellistes. J'y ain;ii plus d'une surprise heureuse et j'y ferai plus d'une trouvaille (|ui donne- ront à mon travail une sorte de piment. 11 est si difficile de remplir le rôle de critique durant des années sans tomber dans des redites inévitables, qu'il me paraît bon, parfois, de s 18 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. jouer le personnage d'un fantaisiste. Du reste, je n'ai ni sys- tème, ni ligne de conduite, et j'approuve les opportunistes qui ont rompu avec les vieilles traditions. Il faut être de son temps, rire avec les jeunes et légiférer avec les ancêtres et non pas être toujours jeune ou toujours vieux, ^"y a-t-il pas temps pour tout? M. Victor Gilbert me met à mon aise. 11 aime la vie de la cité, la gaîté de nos rues, le fourmillement de nos places, l'éclat radieux de nos jardins, le brouhaha de nos halles, l'étincelante apothéose du quai aux Fleurs ou du marché de la Madeleine. Il mêle volon- tiers le mouvement des foules qui dégage une sorte d'éloquence muette, avec le voluptueux eni^Tement des parfums qu'exhalent les roses ou la violette. Il excelle à dire les paysages parisiens, ceux qu'on décou^Te sur les berges de la Seine et que forment des bouquets d'arbres portant fièrement leur sommet qui émerge au-dessus des parapets. Il connaît cette lumière particuhère de Paris, lumière qui semble composée de poudre d'or impalpable dansant dans un gai rayon de soleil. En un mot, il a la passion de Paris et tout comme un Mercier du pinceau il écrit au jour le jour des pages où la capitale revit sous ses aspects pittoresques ou enchanteurs. Rien qu'avec les sujets que l'artiste a jetés sur la toile, on ferait un joli musée dont Zola serait le cicérone coloré. J'ai vu dans l'atelier du peintre plusieurs aquarelles destinées au Salon des aquarellistes de 1888. Voici d'abord un coin du quai aux Fleurs. Sur le premier plan se devine le tribunal de Commerce, pendant que de l'autre côté de la Seine se voient en silhouette perdue, le théâtre de l'Opéra- Comique et le Châtelet. Mais le vrai tableau, c'est un amoncelle- ment de fleurs s'étendant en bordure sur le trottoir du quai et formant le fouillis le plus adorable qui se puisse rêver. Les cou- leurs les plus disparates, les tons les plus variés, les espèces les plus diverses, les nuances les plus opposées se jouent les unes dans les autres, se rehaussent, se combinent, s'amalgament pour former une harmonie tantôt douce comme une mélodie, tantôt Victor Gilbert •i?^ LES BULLES DE SAVON DiaUJlO HOTai'/ y:(Mk'< 'A<\ ^Mj.ujîi ?:aa .A////(".(■ i/c f^trvo ..■ff, S^'^Sntf^H VICTOR GILBERT. l<) colorée comme une symphonie. Pas de violences, pas de heurts, mais bien un ensemble du plus gracieux effet. Ce tableau fleure bon, ainsi qu'on disait autrefois. Il embaume les passants, il par- fume l'atmosphère, il semble jeter sur les visages dos oisifs et des jolies femmes qui cèdent à la tentation de l'odeur et de l'éclat des fleurs, une véritable lueur printanière. Deux bonnes sœurs se sont arrêtées et, Dieu me pardonne! elles envient les roses s'épa- nouissant sous la chaleur du soleil. Des paysans lézardent, des flâneurs hument les arômes, tout comme Gavroche hume la vapeur des mets aux cuisines des restaurateurs. Un ciel discret couronne cette johe vignette de notre Paris, pendant qu'une poésie pénétrante l'enveloppe et que des rumeurs vagues semblent monter et se perdre dans l'infini. L'exécution de cette aquarelle est irréprochable, en ce sens qu'elle est précise sans sécheresse et puissante sans crudité; un je ne sais quoi qui est de la grâce et de la vérité. Dans une autre aquarelle, M. Gilbert nous fait pénétrer dans un intérieur de maison sise en quelque banlieue de Paris. Devant la maison, une manière de jardin-cour qui sert d'annexé à l'habi- tation. La ménagère a transporté au dehors un large baquet et comme elle estime que les blanchisseuses modernes brûlent le linge avec les acides, elle fait sa lessive elle-même. Tout auprès, un enfant souffle des bulles de savon. Ce qui amuse dans cette page, c'est l'arrangement un peu hétéroclite du jardin, la réunion d'objets bizarres qui s'y trouvent. Ici, un seau et une bouteille d'eau de Javel; à gauche, une table et une chaise de bébé. Là-bas, des linges qui sèchent, un arrosoir accroché à la muraille et grimpant autour des fenêtres, encadrant la porte, des plantes qui s'enroulent et semblent fixées dans le plâtre par des ramures minuscules. Toute l'habileté du peintre s'est concentrée sur les objets inanimés qui deviennent des natures mortes enlevées avec une virtuosité qui rappelle le coup de main d'un Chardin. -20 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Dos oignons de Chardin! des chefs-d'œuvre! s'écrie volontiers Juli's Dupré, qui a le fétichisme de ce maître. Je crois qu'il s'inté- resserait beaucoup à la nature morte, où le peintre fait se jouer ensemble sur une table, autel des cuisines, une casserolle de cuivre, un poulet, des oignons, des oignons! et là-bas trônant, une marmite noire, des pruneaux, de la salade, le tout furieusement et crânement peint. M. Gilbert a en projet, à l'heure où je lui rends visite, d'autres scènes dont les ébauches me font souhaiter de les voir terminées. Des rues de Rouen avec le côté archaïque d'une architecture amusante et le grouillement tout réaliste des figures qui y passent, s'y arrêtent, y séjournent, soit devant une affiche, soit autour de l'étalage de la laitière dont les pots étincellent, soit enfin bouche bée devant le boniment naturahste d'un marchand d'orviétan. MAX CLAUDE L y a un lyrique dans cet artiste. Ses œuvres précé- dentes me l'avaient fait pressentir, et il m'a suffi d'une causerie faite l'autre malin, pour donner un corps à mes pressentiments. Tout en fumant un cigare, je voyais une à une les esquisses qui gar- nissent les parois; ces esquisses de peintres, qui sont pour l'observateur des symptômes, expliquent un tempérament, de même que les cahiers de certaines jeunes filles sont pour les moralistes comme les points lumineux s'échap- pant des âmes vierges. La nature exerce une grande influence sur M. Max Claude; cette nature sereine, altière, hautaine et cependant joyeuse et saine, qui est à la fois une joie pour les yeux, un émerveillement 6 22 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. pour l'intelligence, un apaisement pour la douleur. La nature, mais c'est tout; le brin d'herbe aussi bien que la forêt, la mon- tagne aussi bien ([ue la mer. Elle a pour fasciner : et la terre si ondoyante et si diverse, et le ciel si multiple, et l'horizon si profond! Ses mille voix passent du soupir à la caresse, de la caresse à la colère, de la colère à la tempête, et la nature est belle, admirable, sublime, même quand elle est terrifiante. Chacune de ses phases se relie, s'enchaîne, ainsi que les strophes d'un poème qui serait écrit par un dieu. C'est pom'quoi les amoureux de ses beautés, les adorateurs de ses forces, savent si bien traduire les unes et les autres. Je n'en veux pour preuve que les quatre aquarelles impor- tantes exposées cette année par M. Max Claude : le Matin, le Midi, le Soir, la Nuit. Je les rappelle ici telles que je les ai notées, ces pages symbo- liques traitées avec une éloquence raffinée, relevées de je ne sais quelle grandeur agreste. Le Matin. — On est en pleine campagne. A di'oite de l'aqua- quarelle, le mur qui borde un parc seigneurial. Des arbres en fleurs disent le printemps — ce matin de l'été, de même que k matin est le printemps du jour! — Sur la route, un homme chevauche lentement. Il a quitté la ferme dès l'aube et, dirigeant son cheval, en tirant un autre par la longe, il va vers le champ que tout à l'heure il faudra défoncer, éventrant ainsi la vieille terre pour la faire créer de nouveau. Un chien suit, liuinanl les fraîcheurs de la rosée. Pas un bruit dans la plaine, si ce n'est le chant des oiseaux et pas un souffle dans l'air. Un ciel délicat, bleuté, ciel d'apothéose, se dore lentement sous les premières caresses du soleil qui monte majestueusement dans sa gloire d'or et de pourpre. Le Midi. — Un coin de Normandie par delà Villers, mais Villers dans les terres. Site un peu sauvage, très sablonneux. Un Douet, — c'est le nom qu'on donne aux sources là-bas, — épand Ml Max Claude •^ LE MIDI MAX CLAUDE. 23 ses eaux que traverse un chemin plein d'ornières. De vieux arbres, aux cimes recourbées par l'âge et aussi par le vent qui vient des océans, ombragent le Duuet dans une sorte de cirque de verdure. A quelque distance, une chaumière recouverte de paille et couronnée d'iris flamboyants. Des vaches passent gravement, une à une, à la file indienne, et leur silhouette se découpe vigou- reusement sur les fonds. Au loin on devine la mer et le grand large, dont les vents chassent les nuages qui fuient en troupeaux éperdus. Le Soir. — La route de La Fère déjà explorée par l'artiste, mais vue d'un autre point. Les maisons du village s'alignent sur la gauche, montrant en écharpe leur architecture si primitive. Des chevaux sont arrêtés à la porte de la maréchalerie ; une enseigne indiquant quelque hôtel du « Lion d'Or » ou du « Coq Hardi », se balance en grinçant ù l'extrémité d'une potence rouillée par les pluies; sur la chaussée, des poules picorent. Sauf les chevaux qu'on ferre, personne ne chemine sur la route. Le paysan est encore aux champs et il ne l'abandonnera qu'à la minute dernière où le jour décru va devenir presque la nuit. Alors les oies et les dindons seront ramenés à la ferme, les bes- tiaux égaieront de leurs sonnailles le calme du jour tombant et les chevaux mêlés aux gens martelleront de leurs pas alourdis le sol qui frémira sous leurs battements incessamment répétés. M. Max Claude nous montre le soir avant la rentrée, tel que je l'ai expliqué plus haut, sans le complément que j'ai ajouté au tableau. Le soleil doux, enveloppe, embrasse la nature de ses derniers rayons, dans un ciel où le jaune se mêle et se fond avec le bleu. Ce qu'il y a de particulier dans cet admirable morceau, c'est la fluidité de l'atmosphère ; cette intensité de lumière mou- rante qui baigne les objets et qui est absolument exquise. La Nuit. — Tout dort, nulle trace d'humains, si ce n'est la charrue, délaissée au bout du sillon creusé. Partout, dans l'ombre transparente, apparaissent des champs et des arbres. Sur la droite, 24 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. aux plans secondaires, des collines. Traversant la composition, une rivière qui coule lentement et dans laquelle se reflètent les peupliers solennels qui couvrent ses berges. Un ciel tourmenté, farouche, vertigineux, fait s'entrechoquer comme des monstres énormes des nuages arrachés à quelque ciel tragique, tel que le ciel qui roule sur la tète du roi Lear et de Cordélie perdus dans les landes, en la tragédie de Shakespeare. Et dans ce tableau si poignant, si humain dans son natura- lisme, la terre seule vit, soupire, travaille, immuable recommen- ceuse des labeurs éternels et des éternels enfantements. Derrière les feuilles d'un chêne, la lune se devine, encore discrète, mais pourtant assez puissante déjà pour pénétrer des ses clartés nacrées ce mystérieux et attirant paysage que l'artiste a vu à travers son âme de rêveur. GEORGES VIBERT --S# ouT dernièrement j'étais chez le peintre '>'|ll^ If .• ys> (^ et pendant qu'il travaillait nous échan- V gions des idées un peu à propos de tout. i A> " Incidemment nous parlâmes des maîtres K |,r ? anciens préludant à leurs futurs chefs- "^ "^ ^ d'œuvre par les durs travaux de l'apprenti, préparant les toiles, broyant les couleurs, s'assimilant logiquement tous les procédés matériels d'un art qui ne vit pas seulement d'idéal. A ce propos j'amenai la conversa- tion sur la manœuvre de notre époque, et je forçai M. Vihcrl à s'ouvrir enfin sur les recherches chimiques qu'il a été amené à tenter, et qui sont en train de modifier la facture de l'aqua- 7 26 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. relie. Je sai.s combien raiiistc est impressionné des désastres que l'humidité ou les rayons du soleil peuvent occasionner aux œuvres si fugitives traduites avec des couleurs à l'eau, et je voulais tâcher de saisir les moyens qu'il emploie depuis plusieurs années pour parer à cet inconvénient. M. Vibert voulut bien se rendre à mon désir; et c'est presque sa conversation sténographiée que je traduis à cette heure : Les couleurs qui, d'abord, sont chimiquement pures, ce qui est rare actuellement, sont broyées avec une substance destinée à leur servir de lien et délayées à l'eau; tant que l'artiste ne chauffe pas son papier, ces couleurs se comportent comme les couleurs à l'aquarelle ordinaire, mais aussitôt qu'elles ont été chauffées à cent vingt degrés, le lien se fond et emprisonne toutes les particules de couleurs comme dans le mortier les grains de sable sont amalgamés par le ciment. Vue au microscope l'aqua- relle alors est semblable à un nougat dans lequel les parcelles de la poudre colorante jouent le rôle des amandes. En cet état l'aquarelle est absolument imperméable à l'eau ; et, comme la substance qui forme le lien est inattaquable par les acides les plus violents et par la plus grande partie des alcaUs, il s'ensuit que le travail de l'artiste qui m'occupe est protégé com- plètement, à moins de détruire le papier sur lequel il est fait; encore pourrait-on, si Ton cherchait la solidité absolue, peindre sur bois, sur pierre ou sur métal — le procédé de M. Vibert s'y appliquant parfaitement. Mais cette soHdité n'est pas l'unique but que ce dernier pour- suit. Il trouve dans l'emploi de ses couleurs une grande commo- dité pour l'indication de ses sujets. Ainsi, par exemple, il fixe son ébauche et il revient avec des retouches qui sont d'autant plus libres qu'il ne craint pas d'abîmer son premier travail. Si les retouches ne lui plaisent pas, il donne un coup d'épongé et tout est dit; l'ébauche reparaît intacte, ce qui offre ce véritable avan- tage de ne pas atténuer l'esprit que l'artiste y a pu mettre. De J.- Georges Viberï •^ UN GRAND CHEF ii/i t/m/u/ C/u 'f ■• .i^.' ai#,^/,«^^>v ^.Sil..^Mt^ if.-'iiù/.^^^. GEORGES VIBERT. 27 plus, il y a des tons que l'aquarelliste ne pourrait jamais obtenir autrement; ainsi de certains rouges que j'avais trouvés très puis- sants et qui n'ont été obtenus qu'à l'aide de plusieurs glacis suc- cessifs sur un fond de vermillon. Dans l'aquarelle ordinaire, à mesure que le modelé se termine, on ne peut plus employer de touches largement posées, dans la crainte de détremper le dessous, et lorsque l'on veut pousser le fini, surtout dans des sujets de petite dimension, on est obligé de recourir au pointillé qui est le triomphe du miniaturiste et du retoucheur de photographies. Avec son procédé, M. Vibert peut faire aussi mesquin et aussi sec que n'importe qui, mais alors c'est de sa faute, car il peut, lui, aller largement et à grande eau. M. Vibert peint sur du papier ordinaire, mais il a la ressource de rendre ce papier imperméable au point qu'il désire et selon la nature des objets qu'il veut représenter. Il laisse au papier tout son grain ou bien il le rend plus lisse, à l'endroit des chairs par exemple, en l'enduisant d'une ou de plusieurs couches de blanc qu'il fixe ensuite. L'ambition de M. Vibert n'est pas d'assurer à ses œuvres une durée matérielle illimitée; s'il s'est donné tant de mal, c'est surtout pour perfectionner les outils dont tous les peintres se servent; c'est pour enrichir leurs palettes de tons nouveaux qui soient solides; c'est pour (jue l'aquarelle ne soit plus un « déjeu- ner de soleil » selon l'expression d'un de mes confrères; c'est enfin pour faciliter le travail d'exécution qui est constamment entravé par les accidents que font éprouver la mauvaise qualité des produits que livre le commerce. M. Vibert ajoutait encore, et je rapporte fidèleuieul ses paroles qui, cette fois, ont été écrites presque sous sa dictée : « Vous me direz que le génie n'a pas besoin de tout cela, qu'on peut faire des chefs-d'œuvre avec un humble morceau de charbon, et que toutes les couleurs qu'on met sur la palette ne font pas la peinture. Il y a môme des siècles qu'un Pline se -28 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. plaignait déjà que les artistes de son temps employaient trop de couleurs différentes, et qu'il regrettait l'époque où Apclle enfantait des œuvres immortelles avec quatre couleurs : du jaune, de l'ocre rouge, du noir et du blanc. » J'ai tenu à faire entrer dans un livre consacré tout à l'aqua- relle ce manifeste d'un homme qui a été un des plus actifs et des plus ingénieux à la faire revivre. Je ne prends pas parti pour ou contre le procédé qu'il préconise ; je l'explique, laissant à l'avenir le soin de le classer. Seulement, il m'a paru intéressant de mettre en relief les recherches, les efforts et les résultats de M. Vibert. Il mêle un peu de science à son art; il fait passer par les cornues de l'alchimiste les couleurs du créateur d'idéal; je n'y vois pas grand mal. Je constate, tout au contraire, un désir de renouveler des matériaux insuffisants, de leur donner l'éclat qui égaie et la durée qui rassure. La tentative n'est pas d'un esprit ordinaire et je me sens porté à défendre, devant ses résultats, celui qui a entre- pris la campagne. Du reste, cette préoccupation de rendre durables les aqua- relles se manifeste aussi dans un autre ordre d'idées ; et voilà que les pastellistes, eux aussi, sont dans la joie. N'assure-t-on pas partout qu'un des leurs, M. H. Lacaze, a découvert un procédé qui « fixe le pastel sans lui faire perdre de sa fleur ni de ses colorations ». C'est un signe des temps. Tout créateur rêve d'assigner à son œuvre une durée éternelle. Quoi de plus naturel, en somme. Un être qui se sent doué, crée quelque chose sur la toile ou sur le papier. Il a foi en sa conception; il croit y avoir mis le meilleur de sa pensée, le je ne sais quoi d'ailé, de lumineux, qui palpile en son âme; il rêve pour son enfant des destinées brillantes; il aspire, en un mot, à la gloire posthume; et, s'il trouve les moyens de rendre cette œuvi-c plus forte que le temps (jui détruit tout, il considère la trouvaille comme un bienfait. Nos pères, les ancêtres, en étaient à la peinture à l'œuf. Que n'eussent-ils pas GEORGES VIBERT. 29 fait s'ils avaient connu les perfectionnements apportés aux pro- cédés qu'ils avaient à leur disposition? Les œuvres de leur génie, celles qu'ils avaient conçues et enfantées dans la douleur des accouchements laboi'ieux n'auraient guère gagné à cette pratique toute matérielle, mais la grâce naïve de leurs balbutiements, la poésie de leurs rêves, la résultante de leurs efforts se seraient affirmées en des morceaux plus vigou- reusement incisés, et plus à l'abri des ravages des siècles. Je ne saurais donc pas partager l'opinion de mes confrères qui vou- draient qu'au point de vue de la facture l'art restât â son point de dé- part, et que la pensée seule se manifestât avec les éléments que nos pères alfectioii naient, parce qu'ils n'eji avaient pas d'autres à employer. Sous ce rapport M. Vibert aura accompli une véritable révo- lution. Esprit inquiet et chercheur, il a osé pour l'aquarelle ce que de iNittis avait réalisé, bien avant M. Lacaze, pour le pastel. Car, ce qu'on ne sait pas, c'est que de Nittis assurait à ses œuvres une inaltérabilité dont les années prouveront la valeur. Sur un fond préparé à la cire il promenait ses crayons, et ceux-ci acqué- raient à la fois de la douceur, du velouté et de l'éclat. Le soleil et l'humidité étant les agents destructeurs de la pein- 30 LK SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. tare à l'eau, M. Vibort a entrepris de rendre leur action inoffen- sive; et, en cela déjà, il est digne de notre intérêt. D'autant plus digne qu'il ne travaille pas pour lui tout seul, qu'il ne se réserve pas le bénéfice exclusif de ses trouvailles, qu'il en fait bénéficier tous les confrères qui veulent bien s'adresser à lui. Le peintre s'est fait chimiste pour tous; et son laboratoire, de même que son atelier, n'est pas fermé. Aucune muraille de la Chine ne l'enserre. On pourra voir cette année des aquarelles exécutées exclusi- vement par les moyens préconisés par le peintre, et avec des couleurs préparées selon sa foi^mile ; cniTC autres : El Puchero; — Uti grand chef: — Dans la fieige; — Plus de peur que de mal; — Sous la tonnelle. El Puchero. — Ce titre un peu énigmatique est bien connu des Espagnols. C'est le nom du mets national par excellence, du plat qu'on sert sur la table de la reine régente et dans l'écuelle du bohème; c'est pour l'Espagnol ce qu'est le plum-puding pour l'Anglais. Or, un pauvre hère, assis sur un banc de pierre, un vieux tout ravagé par l'âge et dont la face semble de la brique pétrifiée, tient de ses mains tremblantes la petite marmite dans laquelle la soupe aux pois mijote, laissant s'échapper de ses flancs un arôme enivrant. Lentement il porte la cuiller à sa bouche et au contentement qui anime sa face parcheminée il semble qu'un dictame puissant, presque divin, touche ses lèvres et chatouille son palais. Ce vieux goûte vraiment là une de ces félicités que la brute humaine, quand la flamme qui en fait un être pensant est absente, considère comme la plus grande somme d'idéal à laquelle elle pouvait atteindre. Notez que ce que je décris tout le monde peut le contrôler. Le peintre a mis dans son personnage tant d'esprit, tant de natu- rel, et la science physionomique qu'il a prodiguée est si vraie, si vivante, que ce bonhomme devient ainsi qu'un sujet d'étude, en un mot : quelqu'un. Un grand chef. — Encore un caractère cerné sur le papier, le J. -Georges Vider t EL PUCHERO 1 MilUlV <>ayii;>;.ri .1:1 ./^l^t/:/l*VE.P; ol iÂuv/ie^fo '■^Ift "f fut? fut t./." t- ^■•■'.■-.;ïia««u. m rcurrra I IDMSV GEORGES VIBEllT. 31 profil d'une médaille à l'effigie de la vanité. Ce grand chef c'est, si vous le voulez, un Vatel avant la tragédie qui ensanglanta Chan- tilly le jour où Condé voulut y recevoir Louis XIV. L'arliste nous le montre dans sa gloire, la superbe sur le fi'ont. Il est vu de face, dans son costume de combat; le cordon bleu traverse sa poitrine que la majesté fait bomber. La tète est curieuse, scrupuleusement fouillée; les yeux sont quelque peu sceptiques. On sent, en regar- dant ce Caractère, qu'il est puissant dans le monde. Ne com- mande-t-il pas à l'estomac, ce siège de toutes les générosités, quand il est bon, ce réceptacle de toutes les mesquineries, de toutes les cruautés, quand il est malade. Notre grand chef a une pose de dominateur. Il connaît toute l'importance de sa mission. Il sait qu'un bon dîner vaut mieux qu'un beau discours et que souvent les démêlés les plus graves se sont dénoués à table, devant un plat savamment élaboré. Il est plus que clief, il est chef avec ostentation ! M. Vibcrt, qui a de l'humour «jusqu'au bout des ongles», se plaît à en saupoudrer ses conceptions. Il laisse lire entre les lignes tout ce que son cerveau a rêvé ; il précise sans souligner, effleure sans creuser. Il y a en ce peintre de l'observation telle que Hogarth en mettait dans ses pages. Dans la neige, mais c'est le fin du fin de la charge et de la bonne satire: imaginez un paysage des environs de Rome, sous la neige. Cette dernière tombe à gros flocons, tellement dense que l'atmosphère en est obscurcie. Les chemins ne se voient plus, les arbres semblent des fantômes blancs agitant leurs branches comme des bras menaçants. A l'horizon, des lignes indécises indiquent les maisons perdues dans la neige. Comment un prince de l'église se trouve-t-il, en pareille occurence, à pied dans ce désert blanc? N'a-t-il pas commandé son carrosse, ou bien a-t-il été surpris subitement par la tourmente qui l'aveugle? Toujours est-il qu'il fait contre fortune bon cœur et qu'il a pris bravement son parti de l'inclémence du temps. Il va contre le 32 LE SALON DES AQUAIIELLISTES FRANÇAIS. vont, abrité sous un parapluie rouge, marchant dans la neige et laissant derrière lui la trace de ses pas imprimés en haut relief. Le vent enroule son manteau autour de son corps sec et nerveux, et il enjambe furieusement, luttant contre les éléments qui se jouent de sa pourpre cardinalice. Derrière lui, loin, bien loin, se voit la silhouette d'un officieux, à profil de Bazile, traînant d'une main que le froid engourdit la valise où monseigneur a logé son impedimenta de route. LIBUAIHU: AHTISTIOI i:. — II. LAUNETTE ET C", ÉDITEUllS 197, IIOl'I-KVAnD SAINT-cJKnSIAIN, PAIIIS PREMIERE ANNEE SALON DES AUL A HELLISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER A Société des Aquarellistes français est aiijùurd'liui une iustilulion. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du j)uljlic et des amateurs la place d'un Salon; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Ghamps-Klysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellistes français. Cette publication contiendra une nionograpbie liumo- risticpie et critique sur cliaque peintre, par M. Eugène Montriisier, et la reproduction par la pbotogravure de jilusicurs œuvres de chaque exposant. La Société des .\quaivllisles nous a accordé le privilège de cette publication, el tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarcllisles français formera un charmant volume format in-S colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tête, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. .\vec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aipiarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Piix de l'ouvrage complet 70 t'r. » Divisé en 20 fascicules liebdomaduires à 3 fr. 50 // sera tiré 2o exemplaires },uwtrot(>s sur papier des inanufactures du J'ipon, cpreuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'ùuvru(je complet. PAKIS. — TVr. U CliAMEHOT. —20 S 2 9. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. - II. LAUNETTE ET C'% ÉDITEURS 197, BOULKVAUD SAINT -GERMAIN, 197 Fascicule. Prix : 3 fr. 50 M"'^ MADELEINE LEMAIRE ■-^^ ■i'! N peut (lire de celle arlisle qu'elle a conquis \ ,, ses grades par la seule force de sa '■éJitf 't^\<. <^^%^ volonté. Du talent elle en avait, elle vW/i^'^--^i WWmi ^^ ^ toujours eu; mais ce talent, il rJUiT fallait le faire accepter par le public. Et ^t. . le public, composé bizarre, ramassis de badauds, se tenant bouche bée devant la mouche qui vole, acceptait diflicile- ment les œuvres, les di.cutait, les critiquait tout simplement parce que leur auteur était une femme. Il partageait cette opi- nion un peu paradoxale que Théodore Rousseau émettait devant moi, à table, un soir qu'il était en veine d'épigrammes : « Les femmes ne concluent pas. » Assurément, aujourd'hui, il change- 34 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS rait sa manière de voir, et il rendrait justice à la vaillance avec laquelle certaines, peintres ou littérateurs, persistent dans leurs idées. L'homme est ainsi fait que « nul n'a de talent hors lui et ses amis ». Et la femme, pour l'ouvrier de la pensée, la femme artiste s'entend, n'a pas le cerveau suffisamment équilibré pour lutter avec avantage. Les faits, malheureusement pour le roi de la création, parlent contre lui, et je pourrais, si la tâche ne me semblait pas aride, ou plutôt inutile, lui jeter à la tète vingt noms qui sonneraient une jolie fanfare. Je préfère m'en tenir à celui que j'ai placé en exergue en tête de cette étude, et expliquer en quoi la femme distinguée qui le porte est supérieure à bien des hommes, autant par son imagina- tion et par les développements qu'elle donne à celle-ci, que par la façon dont elle traduit de la pointe de son pinceau les rêves, les chimères et les fantaisies qui voltigent autour d'elle, dans l'infini où se perdent ses yeux, où s'égare son esprit. Et tout d'abord je voudrais dire le miUeu dans lequell'artiste respire, pense et vit, le cadre qui l'enserre, le terrain sur lequel elle combat et triomphe. Il y a des affinités plus grandes qu'on ne le suppose entre l'intérieur et l'extérieur d'un individu, entre ce qui est son âme et ce qui est son corps; et des corrélations secrètes, mais évidentes, rendent l'une solidaire de l'autre. J'entre dans l'atelier de M"" Lemaire; j'y suis seul et je puis, sans être taxé d'indiscrétion, regarder ce qui m'environne. Il me semble que je me meus dans une serre qu'on aurait aménagée en salle de travail. Des tapisseries, il est vrai, garnissent les parois du fond, montent jusqu'au plafond; des tentures éclatantes et des soieries s'accrochent ici et là, dans le beau désordre de l'art. Une galerie en bois sculpté, sorte de lofjfjia italienne, où Véronèse, dans ses fêtes, eût placé des musiciens, se voit à droite. Sur la balustrade de cette galerie un paon est posé, laissant Madeleine Le.maire •^ MARCHANDE DE VIOLETTES i;iiAi. ;i.l :i>: ia>iyaAÎ/i f"/:] TTa JGI Y :■' ' ' ' ' ' '^ ! tlOfi / M . , I ^^ '"^-^'^ t ^/ ( >(r/*c/ia/u/r i/c i>it>/rfU\r •i^ J'fy'lHi.l^/f^i^fJ •Tt^/t ï5i ^iatt^N M*"^ MADELEINE LEMAIRE 35 pendre dans le vide sa queue aux couleurs élincelantes. Partout s'étalent, au hasard, placés par la main du caprice, de petits meubles, des crédences dorées, des fauteuils des siècles derniers, des poufs où nos aïeules aimaient à s'asseoir, des trophés enru- bannés où s'enlacent flûtes et cornemuses chères aux peintres galants que conduisait Watteau. Des tambourins, des violes, des lanternes sont accrochés, retenus par des faveurs aux tons éteints. Un piano à queue rappelle que la musique est de la fête, et que rien n'accompagne mieux une scène du dix-huitième siècle qu'un air de Rameau chanté d'une voix discrète. Ajoutez à tout ce que je viens de décrire la flore se mêlant à cet ingé- nieux désordre; les plantes qui grimpent, qui s'emmêlent, qui retombent, les feuillages aux tons roussàtres ou aux reflets métalliques, l'éclat des azalées, la pourpre des cactus, la variété des primevères jetant comme une clarté de printemps dans cet intérieur de paix et de travail; et dans un vase de Chine une toufTe de roses expirantes dont les pétales tombent une à une. Notez que je suis tout seul en me figurant cela, que je respire un air subtil où la grâce un peu pâlie du passé — ainsi que serait un pastel de la Rosalba — se marie aux inquiétantes recherches du présent et que je vois, sous mes yeux, réunis fraternellement des paysages d'Heilbuth, des soldats de Détaille, des chats de Lam- bert, des éventails d'un ton exquis, d'une touche preste, d'un éclat joyeux, signés Madeleine Lemaire. Abusai-je de l'hospitalité confiante qui m'a été ofl"erte, en écrivant mes impressions? Je ne le crois pas. J'ai voulu voir avant tout le monde, — ayant le désir du fruit défendu, — ce que préparait la femme d'élite qui m'a ouvert sa maison toute grande, qui m'a dit: « Vous êtes chez vous. » J'ai vu, retenu; et, comme en somme je n'étais pas allé rue de Monceau « pour des prunes », je me suis amusé à noter mes sensations. Des sen- sations que personne encore n'a éprouvées, des joies vierges et des émotions inédites, quel régal! 3fi LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS J'ai là, devant moi, sept ou liuil aquarelles (jiii sci-oiil célèbres quand ces lignes paraîtront, cl (|iii nie sont juic de primeur. Je passe de l'une à l'autre indécis, inquiet, revenant à la première quand je suis à la troisième, enjambant ici, me fixant là, et tou- jours émerveillé du beau talent dont M"" Madeleine Lemaire fait preuve chaque jour. J'écrivais dans le Salon des aquarellistes de 1887 : « 11 ressort de cette exposition que M"" Madeleine Lemaire est bien plutôt un créateur qu'un traducteur. » Et j'ajoutais, plus loin: <( Ce qu'il faut à M"' Madeleine Lemaire, c'est le champ libre, l'horizon illi- mité, le ciel infini; son esprit se joue à l'aise dans les grands espaces, et la nature est sa véritable inspiratrice. » L'exposition de cette année me donne raison, et j'en suis content. Dans tous les sujets qu'a peints l'artiste, sa personnaUté domine; et à la variété de ses conceptions se mesure l'étendue de son imagination. Je prends d'abord l'aquarelle intitulée Dans la serre et je sens tout de suite que M"" Madeleine Lemaire ne traduit pas un texte impérieux, mais bien qu'elle exprime un état de pensée. Elle a réuni dans une serre trois femmes, toutes trois jeunes, jolies, élégantes et distinguées, et elle nous les montre en train d'arran- ger des plantes, de soigner des fleurs. Je ne sais pas de plus aimable tableau que celui-ci, de plus délicatement composé, de plus attirant et de plus sympathique. On va rire, sans doute, de mon « tableau sympathique ». Mais la sympathie en art, c'est ce je ne sais quoi d'impalpable, d'insaisissable, d'inattendu, de spon- tané qui vous prend sans qu'on le veuille et qui vous arrête pour savourer, si c'est un tableau ou une statue; qui vous émeut si on lit une page d'un maître; qui vous passionne si on entend la mélodie attendrie d'un compositeur. La sympathie, dans ce sens, c'est le commencement de l'afTection latente qu(> fait éclore tout artiste sincère. C'est ainsi que les amitiés inconnues commencent, attendant l'heure de s'affirin(>r. iP'E MADELEINE LEMAIRE 37 Comme cette scène est habilement traitée ! Que les figures en sont exquises ! Et que de grâce chaste clans les vêtements ! Que de pudeur dans les attitudes! Ah ! non, ces trois inconnues ne seront jamais les Curieuses cherchant à alleindre sur les rayons d'une bibliothèque les Contes rémois, de M. de Chévigné. Diderot qui, dans son Salon de 1761, trouve que la nature de Chardin est <( une nature basse, commune et domestique », écrit en 1763, toujours à propos du même : « C'est celui-ci qui est un peintre; c'est celui-ci qui est un coloriste! Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d'un repas. C'est la nature même; les objets sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux. Celui t|u'on voit en montant 10 38 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS l'oscalicr mérite surtout raltention. L'artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d'olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté «. Et encore: « C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine; c'est que ces olives sont réellement séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent; c'est qu'il n'y a qu'à prendre ces biscuits et à les manger, cette bigarade l'ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau. » Qu'eût dit Diderot devant les fruits de M°" Madeleine Lemaire, devant ces abricots savoureux et juteux, devant ces prunes de reine-claude dont la fleur adoucit l'éclat de l'enveloppe, devant ces cassis et ces noisettes, avec les quelques guêpes alourdies, grisées par l'arôme sucré qui se dégage de cet écroulement? Ah! les belles exclamations il eût jetées devant l'œuvre qui me cause, je tiens à le dire, une joie extrême! De quels dithy- rambes il l'eût saluée, de quelles fleurs il l'eût couverte, de quel enthousiasme il l'eût sacrée. Peintres de fleurs, peintres de fruits foisonnent dans les expo- sitions. Toutes les jeunes filles s'y adonnent, et les mères éco- nomes les encouragent dans ce divertissement. Les fleurs qui ont posé iront dans les jardinières, et les fruits feront d'excel- lentes confitures! On pourrait appeler cela : la concentration de l'art et de l'économie. Mais peindre des fleurs, peindre des fruits, est-ce suffisant? Ah! un oignon peint par Chardin, voilà le chef-d'œuvre! Ces Œillets que M"" Madeleine Lemaire a envoyés, mais c'est vrai comme la nature; et ces Fleurs de haies si capricieusement arrangées en une toufl"e bizarre, sauvage, où les ronces se mêlent aux houx et que traversent des branches chargées de mûres violacées. Des roses églantines s'ajoutent à ce bouquet puissant jeté au milieu des épines. Un nid s'en est détaché, bous- culé par quelque pillard des champs qui a semé le désordre et la Madeleine Lemaire *^- FLEURS DE HAIES M m/.!. 1/ arijAH aci ^ -- /'rr///;\- f/r //tffr.r -*\ JrjM^t,-//.* .Ctfr'dV^/i MME MADELEINE LEMAIRE 39 mort sur son passage, car les œufs sont brisés, et les oiseaux qui cherchaient à les protéger sont morts à côté de la maison détruite. La petite March'inde de violettes s'est installée dans un paysage de neige, tel Paris nous en offre à de certains moments. Toute ébouriffée par le vent, toute fardée de saines couleurs par la neige qui fouette son visage, elle sert de complément à une recherche de tons et à une hardiesse heureuse d'harmonie. Sous ce titre : Étude, W Madeleine Lemaire soumet au public une des manifestations les plus osées qu'elle eût tentées jusqu'ici. Ce pourrait être aussi bien un portrait, car la figure que nous avons sous les yeux est vivante. L'artiste a peint un buste déjeune fille d'une expression adorable. Songez donc, une jeune fille ! L'être qui, sans le savoir et sans le vouloir, échappe à la plus sagace des analyses. Celui dont les yeux candides, la bouche innocente, le front pudique, tout ce qui est le charme — cette fleur d'âme ! — rend inquiets les philosophes les plus cuirassés et les psychologues les plus raffinés. Oui, W Madeleine Lemaire s'est attaquée au monstre — à l'inconnu ! — et elle nous le montre dans l'éclat de son printemps. Ah! la jolie enfant qu'on dirait arrachée de quelque cadre du siècle de Frago! En outre des motifs cités plus haut, M"'" Madeleine Lemaire a peint des gouaches tout à fait réussies, et un éventail du plus galant effet où toutes ses sérieuses qualités de coloriste se montrent et prouvent la plénitude d'un talent qui n'a plus rien à désirer — puisqu'il n'a plus rien à apprendre. J'avoue, en terminant, que j'ai eu un véritable plaisir à écrire cette étude. Aucune déception n'est venue se mêler à ma quié- tude. Naturellement, j'ai interrogé mes souvenirs, et ceux-ci, précis, se sont présentés à mon esprit tels que je les avais emma- gasinés dans ma tête. Je n'ai eu que la peine de coordonner des émotions et d'en tirer une interprétation qui ne soit pas trop au-dessous de ce que j'avais éprouvé. J'ai l'air vraiment de m'en- baller alors que je ne suis que sincère. Je dis hautement une 40 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS opinion qne je pense et je tâche de résumer les éléments de cette opinion avec l'éloquence qu'elle comporte. Nous avons, nous autres critiques, nous autres juges, tant de façons d'apprécier, nous mettons dans les arrêts que nous rendons, les uns tant de passion et les autres tant d'enthousiasme, que nous devons, hardi- ment, dire ce que nous pensons et exprimer ce que nous ressen- tons. L'heure des compromis est passée, et il faut que ceux qui veulent bien nous lire et attacher quelque importance à nos écri- tures sachent ce que nous voulons et où nous allons. Pour moi, modeste, je m'efforce d'aller à la lumière et à la vérité, ce qui me paraît le plus sûr moyen d'nller vers la réjiion où plane la justice. \ ma i b I ^^ LIBRAIUIK ARTISTIQUE. — H. LAUiNETTE ET C'% EDITEURS 19", BOULKVAriD SAI.NT-GKBMAI.N, PAHIS PREMIÈRE ANNÉE SALOiN DES AUL AHIvLLlSTh^S FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈME MONTROSIER A Sociêlê des Aquarellistes français est aujourd'hui une institution. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des amateurs la place d'un Salon; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Chanips-Klysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellistes français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tête, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Piix de l'ouvrage complet 70 i'r. » Divisé en 20 fascicules liebdoniadaires à 3 fr. 50 // sera tiré 25 exemplaires mwn'rott's sur papier des matiufactutes du .lapon, ('preuves avant lu lettre, au prix de 150 francs rouvrage complet. TYI*. « CIIAMEROT. — 20S29. ^- W¥k\ PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — H. LAUNETTE ET C», ÉDITEURS 197, BOULEVARD S A I N T - G E RM A 1 N , 197 11*^ Fascicule. Prix : 3 fr. 50 /^ JULIEN LE BLANT '% /. E suis avec intérêt, depuis longtemps déjà, «a:-^ la marche en avant de M. Le Blant. Je me souviens du temps où il avait son atelier 'f" avenue Trudaine, et où, en compagnie de mon ami le chevalier de Knyff, je lui faisais visite. Des années ont passé depuis, et le chevalier est allé rejoindre ses aïeux dans le grand inconnu. D(> l'avenue Trudaine^ M. Le Blant a émigré rue Pelouze; c'est là que je l'ai surpris dans la pleine ardeur d'un travail fécond. L'homme par lui-iiiénie intéresse; il sait beaucoup et le laisse voir sans pose et sans vanité. Naturellement, dans sa conversation mesurée, claire, pleine d'aperçus originaux, il prouve qu'il a de la race et ([u'il 11 42 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. sait de qui tenir. Par son père, il touche aux sciences historiques; par son tempérament, il tente de mêler l'histoire à son art. N'est-ce pas lui qui nous a redit, après les écrivains spéciaux, les grandes pages de la Vendée, les cruelles méprises et les faits héroïques de la chouannerie? Il s'était môme, dans ce genre, créé une sorte de célébrité que l'accent de son pinceau expliquait suffisamment. Il réalisait sur la toile ce que les historiens avaient si bien décrit et ce qu'un romancier qui est un maître a si magistralement ciselé. Je parle ici de Barbey d'Aurevilly, auteur du Chevalier Destouche. A l'exposition des aquarellistes de cette année, M. Le Blant a envoyé des sujets écrits sur le mode ionien. Des impressions de nature, des scènes de passion et un épisode des guerres du premier empire qu'eût assurément envié Raffet, ce génie de la pensée et de l'émotion épiques que son crayon savait immorta- liser. Je prends les thèmes au hasard, tels que je les ai vus dans l'amusant déshabillé du travail, et sans le rehaut du passe-partout et la mise en scène du cadre flambant neuf. C'est d'abord la Soupe du Grand-Père, une scène intime, sans ambition, si ce n'est celle de peindre un joli motif. Placez la scène en Bretagne, dans quelque endroit perdu, loin des chemins de fer et des télégraphes, au coin d'un chemin creux qu'om- bragent de jeunes chênes. Ici des verdures et des frondaisons tendres, là-bas le dur silex recouvrant la terre d'une couche de rouille. Un vieillard est assis sur un talus, un gas qui a dû parti- ciper à la grande guerre avec Charette et Calhelineau. Ses épaules robustes se sont courbées sous la main du temps, ses cheveux blancs retombent sur son buste et ses mains qui, autrefois, ont dû manier \e pen'bas avec fureur sont occupées, l'une à tenir la soupière dans laquelle fume le repas du matin et l'autre à plonger dans cette soupière une cuiller qui ne reste pas inactive. La petite iille, assise à droite et vue de profil, montre un visage charmant Julien Le Blant SOLVENIR DE HOLLANDE •//..tR M.i ■/.:ii.i:ii. 'AiA/.LAAun :iu /ii/.MVjoa JULIEN LE BLANT. 43 OÙ se lisent toute Tadmiration et toute la tendresse qu'elle éprouve pour le vieux. Avec la ligne pure de son visage, l'expres- sion de ses yeux, la grâce un peu hautaine de son attitude, elle me fait songer à ces Bretonnes de l'île de Batz que j'admirais — comme des figures de Primitifs ressuscitées — avec llamon il y a quelque vingt ans. Cette scène n'est rien, mais l'épisode et le milieu qui l'en- serre sont d'une délicatesse et d'une exécution tout à fait remar- quables. Le capitaine Coignet et ses « Cahiers » ont inspiré l'anecdote que M. Le Blant nous raconte très bien. Il s'agit de la campagne de Russie. Coignet dit ceci dans ses « Cahiers » : « On nous fit mettre en position avant d'arriver à Varsovie. Nous aperçûmes des Russes de l'autre côté d'une invière, sur une hauteur com- mandant la route. On rassembla quinze cents nageurs, on les fit passer à la nage avec leurs cartouches et leurs fusils sur leurs têtes; à minuit, ils tombèrent sur les Russes endormis autour de leurs feux. » Le peintre nous transporte dans un paysage aride que coupe une rivière. Sur la berge, des saules chétifs; au loin, l'inconnu! Les fantassins, ayant de l'eau jusqu'au menton, marchent vers la rive déjà gravie par quelques camarades. Ils rappellent assez la lithographie de Raffet traduisant une prouesse pareille, et au bas de laquelle le dessinateur a mis cette légende : « Il est défendu de fumer, mais il est permis de s'asseoir. » Un ciel gris, tamisé par une poussière impalpable de neige, couronne cette composition où l'esprit se mêle à l'émotion, et où la précision minutieuse, que n'atténue aucune sécheresse, relève jusqu'à l'épique un récit de grognard. Le Souvenir de Hollande, véritable morceau de chevalet, a été conçu l'été dernier, lors d'une tournée dans le pays des ciels gris et des horizons mélancoliques. Tel l'artiste a vu son motif, tel il nous le rend, avec la bonne saveur des impressions durables. 44 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Il a aperçu près de Dordrocht ce coin de campagne si vert, si plantureux, et la rivière si limpide, et le ciel si enveloppant. Il a dessiné la fille du passeur assise près de la descente qui va au bac, et tricotant pour les petits qui sont à la maison. Il a saisi la tactique du laitier murmurant à Toreille de la jeune fille quelque aveu amoureux, pendant que le chien attelé à la carriole se repose avec délices. Le moulin qui est là-bas, les maisons de briques roses, le joli fond confondant la note éclatante des tuiles avec le vert humide des herbages, le ciel gris bleu et l'eau transparente ont retenu sa main, fixé sa pensée et il a tout résumé sur le papier qu'il a comme imprégné de sincérité. t ■ .m. 1 4 1 GASTON BÉTHUNE UAND on entre dans l'atelier de l'artiste -'^^'»'-^i|^ on devine qu'il est aussi bien amou- reux de musique et de poésie que de peinture. Là-bas, sur le pupitre du piano, plane une partition de Wagner ; et, tracés à la craie sur les parois, des vers de Rollinat et de Harau- court confondent leurs harmonies. Le cadre précise suffisamment le peintre : nature fine, un peu timide, disant avec modestie des choses de portée, et mêlant aux œuvres que sa main raconte les émotions que son cerveau a éprouvées. J'avoue que j'aime surtout les hommes qui préoccupent et arrêtent ma pensée; ceux qui, semeurs d'idéal, font surgir subi- 12 46 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS leinenl, du sol ballu par tant de générations, une fleur éclatante, à Tarome subtil et non encore respiré. Sous ce titre: Nénuphars, M. Béthune a peint un morceau très délicat, véritable fouillis de plantes aquatiques, mélange de ramures flexibles émergeant de l'eau avec, au milieu, le nénuphar- roi! Cette aquarelle me semble la musique qui doit accom- pagner la strophe du poète : Bercé dans sa fière et souple nonchalance Neniipliar, splendeur nageante, se balance Tout blanc sur la noirceur immobile des eaux. La Route de Pompéi est d'une impression accablante, avec ses murs blancs, ses maisons blanches, et sa chaussée qui semble charrier de la craie calcinée, et son soleil aveuglant, père des ophtalmies, et ses arbres aux feuilles flétries qu'on voit vers la gauche. Sur la route, une carriole jette une note d'ombre et pro- duit TelTet d'une mouche dans une jatte de lait; à droite, des collines égayées de maisonnettes et, au-dessus de ce paysage, un ciel bouleversé et puissant. Venise, lemat'm. — Le soleil se lève icnleuienl sur les lagunes, striant de raies d'or un horizon bleuté, lu ciel d'aurore se colore de nuances délicates. Sur le premier plan, une gondole arrêtée : le gondolier pensif, rêveur, poète inconscient, appuyé sur la rame qui lui sert à diriger son esquif, semble contempler cette gloire, le soleil! qui sort de la nuit pour proclamer le jour. L'Arsenal, Venise. — Une sensation exprimée, ce que l'œil a entrevu, traduit. La mer et le ciel d'un même ton bleu tendre avec, au loin, proche l'entrée de l'Arsenal, une hgne d'un bleu plus intense. Quelques barques glissent, furtives, sur l'eau qu'aucun vent n'agite. A droite, une maison se réflé- chissant dans l'Adriatique, et quelques arbres maigres qui l'accompagnent. Cette page est d'un beau sentiment et dégage une subtile impression de calme. Menton. La frontière italienne. — Des maisons basses, à toits Gaston Béthune •^ LA GORGE SAINT-LOUIS MEKTOr» ;j /.oïrt.i..o IV-iAd dtJilOi:» AJ -•^ J-y-, V ^ ai* rm^MVJi-i,/^- .^ Jct/r f^an-dga &lct. Prix de l'ouvrage com|ilet 70 fi-. Divisé en 20 fascicules hebdomadaires à 3 fr. 50 Il sera tiré 25 exemplaires numérotés sur papier des manufactures du Japon, épreuves avant la lettre, au pri-x de 150 francs Fouvrage complet. ■ 1 V p. Cl. C II A M E R O T . PARIS LIBRAIHIE AHTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C", ÉDITEURS 197, BUULEVAno SAINÏ-GERMAIN, 197 '14* Fascicule. Prix ; 3 fr. 50 ^ GEORGES JEANNIOT j^ STRE tous les peintres de la nouvelle géné- ration, M. Jeanniot a su faire, dès le début, ^ jf '^^ une franche et visible trouée. Sans parti ""■^ ' pris , sans velléités d'archaïsme , sans |fc;.>5. A T influence d'écoles, il s'est jeté dans la '^" fW carrière libérale, de même qu'autrefois qu il s'était jeté dans la carrière héroïque. Le courage chez lui est une seconde nature. Seulement M. Jeanniot est de ceux qui pèsent leurs décisions, qui les retournent sur toutes les faces, qui jugent à froid les conséquences de leurs actes. Il a regardé attentivement cette mêlée d'individus qui composent l'armée de l'art, allant des chefs les plus renommés aux soldats les plus ignorés, et vainement 13 58 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. il a cherché Fétendard unique autour duquel d'ordinaire se pressent les légions fidèles. S'il a vu des étendards, ils étaient bien déchiquetés et faiblement défendus; mais au contraire une quantité de fanions de toutes nuances s'agitant fébrilement au- dessus de petits groupes de combattants marchant en débandade et s'invectivant au Heu de s'unir. M. Jeanniot s'est gardé des coteries, a déserté les écoles, n'est pas entré dans les chapelles où s'exalte la gloire des faux dieux; il s'est retourné vers la natui'e, il a observé l'humanité, et l'instinct d'art qui sommeillait en lui s'est subitement révélé. Aujourd'hui M. Jeanniot est de tous les nouveaux un des plus intéressants. Il suit le courant moderne trouvant que la vie qui s'agite autour de nous est pleine d'intérêt, et parfois d'ensei- gnements. Il se préoccupe des types et des choses qui animent nos rues, et s'il s'échappe hors des villes, s'il s'aventure dans les banlieues, il précise avec une vérité surprenante l'aspect un peu maladif de la campagne qu'atrophie l'industrie, jetant les che- minées de ses usines à travers des bouquets d'arbres et des buis- sons fleuris. Il dit de préférence les joies et les tristesses des mal- heureux, de ceux qu'un implacable destin a condamnés à toujours végéter. Il estime que dans l'âme des enfants du peuple, ouvriers ou soldats, bien des douleurs naissent et bien des drames s'y dé- veloppent, plus cruels et plus intenses puisque aucune jouissance matérielle ne vient en adoucir l'amertume. En cela il imite certains romanciers que nous aimons tels Daudet, Zola, Concourt, racontant en des pages traversées de sanglots la destinée des parias de la société, et nous intéressant à leur vie de chaque jour, à leurs luttes, à leurs amours, à leurs passions, nous les montrant souvent humbles et souvent aussi sublimes. Peut-être mes lecteurs vont-ils trouver que cette année je m'é- gare en de longues digressions et que, sous prétexte de critique, je fais beaucoup de littérature. Certes, il n'auront pas tort. Mon excuse, car on a toujours une excuse, bonne ou mauvaise, à Georges Jeannioï •i^ INTÉRIEUR 1 1 /. /. /. .11. diijaodi.' îij:}iïii:d'ï/:i ///A '/*/("///• yiit.'ti O/i-fO . ■^/trn .^îT Ji/jM4tH^/4^ V. '>l aujourd'hui une instilulioii. Elle comple dans son sein les aitisles les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les prt'ocoupations du public et des amateurs la place d'un Salon; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nou> voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellistes français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et cri(i(|uc sur cliacjue peintre, par M. Eugène .Monirosier, et la reiiroduction par la jjhotogravure de plusieurs œuvres de cliaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-S colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant eu-lète, planches hors texte, et cnls-de-lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 fr. » Divisé en ÎO fascicides liebdomadaires à 3 fr. SO // sera tiré 2b exemplaires uumirotis sur papier des manufactures du Japon, épreuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'ouvrage complet. TYf. O CIIAUSROT. /: PARIS LIBllAIRIE ARTISTIQUE. - II. LAUNETTE ET ('■, ÉDITE 10", BOULKVAriD SAINT-GERMAIN, 107 ITEURS in Fa '^ scicule. Prix : 3 fr. 50 n N /' ROBERT DE CUVILLON 'ÉcnivAis, il y a une année, à propos de cet artiste, les lignes suivantes : (( C'est par la conscience scrupuleuse que M. de Cuvillon arrive à l'effet; j'inclinerais plus volontiers vers la chose imprévue, traduite ins- lantanémentavec ses taches, sespif-pafsi amu- ,;. sants. Je préférerais avoir à compléter une intention de l'homme que d'avoir à constater qu'il n'a plus rien à me dire. Avouez que c'est terrible : un être doué, patient, respectueux jusqu'au fétichisme de l'art qu'il a embrassé comme un culte et qui ne vous laisse plus rien à apprendre, il est au moins aussi intéressant de savoir ce qui se passe derrière un tempérament d'artiste que de connaître ce qui se passe derrière un mur. L'imagination ouvre ses ailes toutes grandes et vous 19 74 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. emporte dans la région du rêve, par delà les espaces indé- terminés (jui n'aboutissent nulle part, mais à travers les- quels on a ressenti mille sensations, savouré mille jouis- sances. » Quand je publiais ces ligues je ne connaissais nullement le peintre, et son nom m'était à moi, si familiarisé avec tous ceux qui écrivent de la pointe de leur pinceau, complètement étranger. Cette année j'ai voulu voir cet inconnu, et, suivant mon babitude, je suis allé à lui; et je dois dire que je suis enchanté de mon expédition vers une nature inexplorée. L'artiste est sympathique. Je ne sais si c'est parce que, physi- quement, il m'a rappelé ce pauvre Louis Leloir que j'aimais tant, mais tout d'abord j'ai été séduit. M. de Cuvillon est distingué dans la vraie acception du mot, distingué en soi d'allures et d'in- telUgence. Nous avons beaucoup parlé, remué des idées, discuté des systèmes, montré nos préférences pour telle école et nos dédains pour telle autre, passé en revue toutes les églises qui, à l'heure actuelle, éparpillent les fidèles de l'art au lieu de les grouper. M. de Cuvillon a un faible marqué pour les Hollandais, pour ces peintres de la vie familiale qui nous ont laissé des tableaux, précis comme des pages d'histoire, de la vie des seigneurs et des bourgeois de leur temps. Il a été fortement ému de ce que ces artistes avaient résumé en des panneaux de dimensions modestes, de la somme de vérité qu'ils y avaient indiquée, des sentiments qu'ils y avaient inscrits, des passions qu'ils y avaient fait palpiter. Des hommes qui se sont appelés Pieter de Hoch, Terburg, Metzu, Mieris, je les cite au hasard, sans suivre peut-être l'ordre chro- nologique, ont imaginé des scènes telles, qu'avec elles on pourrait restituer une époque, faire revivre un règne. Dans ces morceaux, qui sont une joie pour nos yeux et une fête pour notre pensée, des choses exquises, des usages et des mœurs sortent de l'ombre des siècles, et un symptôme profondément humain s'en détache. R. DE CUVILLON •Sa* UN PASSAGE DIFFICILE ■/.OJJl \][)Vi^[ia Hl lui , pf ^«rf" 4^f^,t. ROBERT DE CUTILLON. 75 La vie d'un peuple n'est que la résultante de la vie des individus qui le composent, et telle aventure commencée en anecdote se termine souvent en tragédie. Le métier de ces anciens, dont tout à l'heure j'évoquais les noms et sur lequel nous nous sommes entendus, M. de Cuvillon et moi, est de bonne qualité. Il est sain, large et profond. Quelque chose d'ailé palpite en lui et la flamme des beaux enthousiasmes y reste éternelle. Les ans ont passé, les siècles ont été em- portés par le large remous du temps, mais les œuvres demeurent jeunes, vaillantes et vivantes. Je sais très bien ce qu'on va me dire : Terburg et Metzu peignaient des figures qui marchaient autour d'eux, précisaient des caractères qui s'étaient manifestés dans leur entourage; et les costumes pittoresques dont ils ont alTublé leurs personnages étaient ceux-là qu'ils portaient habi- tuellement. Il y aurait une jolie bataille à engager à ce propos, et les modernistes à outrance seraient heureux que j'ouvrisse les hosti- lités. Qu'ils aillent m'attendre sous l'orme! Si M. de Cuvillon s'est passionné pour l'époque de Louis XIII, c'est parce que cela lui fournissait l'occasion de peindre des types dans des costumes enrubannés, de rappeler les tons pâlis des velours — s'il s'agit d'un gentilhomme, — les tons rugueux des casaques et l'éclat poli des cuirasses — s'il s'agit d'un homme d'armes. Que dire à cela, et quel reproche adresser au peintre? Rien et aucun. Peu importe, au demeurant, le sujet, si la toile est attirante. On va à elle non pour ce qu'elle rappelle, mais surtout si elle parle bien et juste. Avec du talent — rien que cela! — un artiste fait tout prendre et tout accepter. Vous voyez que la recette est simple : avoir du talent. Sous ce rapport, M. de Cuvillon ne sera pas pris sans vert. Faut-il en donner des preuves probantes, en voici : C'est d'abord la belle étude, si largement enlevée, dans laquelle nous retrouvons le Château d'Ango que rempHssait l'an 76 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. passé tout un ramassis de sacripants s'apprètant à une entrée en campagne La Lettre nous plonge en plein xvi' siècle et nous permet de synthétiser toute une vie ignorée avec la jeune femme que le peintre nous montre debout, lisant une lettre, près d'une fenêtre qui laisse entrer l'air du matin. La pièce dans laquelle se tient cette jeune femme est un peu sévère. Des tapisseries garnissent les murs. Près de la fenêtre une table, et sur la table un vase de cuivre ciselé, un missel et une poignée de roses. Elle est char- mante l'héroïne de cette anecdote avec sajupe à fleurs, son justau- corps seyant et la fraise godronnée qui met un nimbe à son front. Elle lit la douce missive, le billet tendre où l'aimé, absent, très loin sans doute, a consigné ses regrets, ses rêves et ses espoirs. Un passage difficile rappelle un peu certaines compositions de ces flamands ingénieux et émus à qui nous devons tant de joies concentrées. Ici le peintre, de plus en plus sûr de sa facture, donne un libre cours à ses ambitions. 11 nous introduit dans un salon tapissé de scènes empruntées à l'Astrée ou au Grand Cyrus. Sur une table, une aiguière et son plateau et un cornet qui attend des fleurs. Une femme vêtue à la mode de la cour de Marie de Médicis, avec la robe d'étofTelampassée, les manches bouillon- nées et la fraise, est assise sur un siège en cuir de Cordoue. Elle tient à la main un papier sur lequel est noté un air. Elle l'étudié, cet air, elle le cherche, mais quelque difficulté l'arrête. Son cava- lier, un musicien, à en juger par le violon ([u'il tient de la main gauche, lui indique du bout de l'archet le motif à attaquer. Et la jeune artiste fredonne tandis que le mouvement de son corps semble rythmer en une cadence entendue le passage difficile. L'histoire est plaisante, pleine de naturel et de grâce, les person- nages sont dans leur rôle et dans l'attitude que comporte l'aven- ture; de plus, bien dessinés et d'une couleur charmaiili', ils baignent dans un milieu plein d'air et de rlarté. ROBEIIT DE GUVILLON. 77 Un Conquérant. — Nous le connaissons le drôle, espèce de batteur d'estrade, coureur de grands chemins, batailleur à la solde de qui veut le payer, pas scrupuleux sur l'ouvrage si le gain est certain. Pour le moment il est au repos. La campagne est termi- née et les mercenaires ont été licenciés. Il rentre au village pour y boire le produit de ses rapines; et, à la façon dont il re- dresse les crocs de ses moustaches, on devine qu'il va à présent entrepren - dre quelque expé- dition galante. Gare aux filles, et gare aux maris! Les unes seront conquises et les autres... bernés. Ce sacripant est intéressant, et la fa- çon dont il est rendu I ~ — tout à fait habile. La tète est fine, bien modelée et d'une ex- pression caractéristique. Il y a dans le regard une pointe de malice qui tempère des éclairs de fauve. La casaque de buffle, tailladée par les estafilades et les manches de velours élimé, les bottes à entonnoir et le feutre insolemment incliné sur la tête, habillent le personnage tel qu'il doit être. On ne se douterait jamais en voyant les aquarelles de M. de Cuvillon de ses origines. Il fut d'abord élève de l'École des Beaux- Arts, section de l'architecture, qu'il pratiqua durant des années. Puis il entra chez Dubufc père et ensuite chez Delaunay et chez 20 78 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Puvis de Cliavanaes. Voyez-vous crici l'illustre autour du Dois Sacré enseignant à un émule de Meissonnier! Ce qu'apprit M. de Cuvillon dans son passage à l'atelier que dirigeaient Puvis de Chavannes et Delaunay, ce fut surtout renseignement esthétique. De Chavannes l'initia aux beautés élevées de l'art, lui montrant sans cesse cet idéal qu'on croit pouvoir toucher si faci- lement et qui s'éloigne au fur et à mesure qu'on tente de le saisir; il l'introduisit dans ce jardin de la pensée dont l'horizon est par- tout et nulle part. De son passage dans l'atelier du maître M. de Cuvillon a gardé le plus touchant souvenir. Dans ce jardin de la pensée, M. de Cuvillon y a cueilli les lys et les roses — vieux style — qui se voient sur l'adorable portrait de M"^ de Montesquiou-Fezensac. Que de grâce raffinée et que de distinction hautaine révèlent cette grande dame enveloppée dans un fourreau de soie bleu tendre, rehaussé de gaze! Que de vérité également dans le mol abandon du modèle, si expressif de physionomie ; cette physionomie où se devinent la douceur et l'intelligence; physionomie d'une femme qui se sait belle sans pourtant avoir l'air de s'en douter. L'Aimée est debout, enroulée dans des tulles, dans des soies, dans des cachemires aux teintes disparates mais bien harmoni- sées. Elle contemple une fleur, assez semblable à une Hérodiade portant dans sa main le lotus mystique. La tête est vague, l'œil est éteint et la pensée absente fuit dans l'infini du songe. A quoi pense cette enfant du harem, pour un instant au repos? Est-ce à la tribu où elle a grandi, à la tente où elle a dormi, à la razzia qui l'a fait tomber de l'illimité du désert à la prison dorée du harem. Comme travail de peintre, supposez une miniature, mais une miniature qui serait traitée par un coloriste. A la fenêtre. — Titre banal qui ne dit rien mais qui permet au fantaisiste de se lancer dans le champ des hypothèses. Assuré- ment qu'on peut prêter à ce gentilhomme si superbement vêtu et qui jette un regard curieux par la fenêtre auprès de laquelle il est DK l.UVILLON LA LETTRE Bl ■■ ■ r nSkVl^ H VjKHJ s^V^^H ^^^^^^^1 ■D^ L^^^^v 'l^^^^^l ^^^^^^^H ^Ih ' ' ^H ■ ^^j0^ W 1 1 m ] ||K> y >^Lt fv^H •i ^^^Ê fJLf. ' ^^^^^^iP^vE^H ^ ^^^^_^ JÊP'x ^O^^^^Ê i''^^^H ^mnni ^^^^^^^^^^H^^^^^^^^^^^^^BR^>j^^^^^^^^^H Im^l /'/ A-//re KSCau-utc- *V SUU^Mj ROBERT DE CUVILLON. 7'J placé, mille sujets de préoccupation. Le plus vraisemblable, c'e.st à coup sûr une préoccupation de cœur. L'être adoré pour lequel il vit, espère et souffre, va passer là, sous ses yeux, peut-être avec un autre, époux ou soui)irant; el des pensées confuses s'agitent en lui. Je suppose cette souffrance d'une âme aimante et d'autant plus susceptible, d'autant plus ombrageuse qu'elle s'est donnée sans savoir peut-être si sa tendresse est comprise, si son dévouement est apprécié et si le grand cri de sa passion trouvera un écho dans l'âme de sa maîtresse. Un éventail â fond de nuage, avec une jolie créature cou- chée dans l'espace. — La tête ébouriffée pétille de malice, et les yeux, oh! ces yeux! lancent des flammes amoureuses. C'est quelque déesse habitant l'empyrée, quelque belle éna- mourée exilée du pays où fleurit la tendresse et le sacrifice. Je crois avoir tout dit sur M. de Cuvillon, qui mérite vraiment cette année qu'on s'arrête longuement devant ses envois. Je me suis étendu sur les sujets qu'il nous a racontés et j'ai signalé les qualités de son exécution si sûre et si précise, si colorée et si harmonieuse. Il s'est évertué à nous rendre des types déjà ren- contrés dans les tableaux des aïeux, mais montrés différemment, à sa façon à lui, avec le je ne sais quoi qui donne de l'accent à des sujets pacifiques et discrets de leur nature. C'est un peintre qui apporte dans ce qu'il entreprend la conscience d'un convaincu. Il a la ténacité de l'homme qui veut, et surtout qui sait ce qu'il veut et où il doit aller. M. de Cuvillon a ses inspirateurs qui sont les maî- tres de génie qu'a vu naître le ciel de Hollande . Ses dieux sont là-bas, mais le croyant quitte souvent Paris et se dirige vers les autels sacrés pour y déposer ses doutes, ses luttes, ses déceptions; et quand, après avoir accompli son pèlerinage, il se trouve face à face avec les chefs-d'œuvre qui illuminent les galeries flamandes, il y puise la force qui est nécessaire pour persister et l'espoir, qui est indispensable pour réussir. Pour comprendre le bel enthousiasme que suscitent les so LK SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. pi'tits-mailros hollandais, point n'ost besoin do Irauchir la Iron- iière, de s'en allor vers les brumes mélancoliques et les horizons humides. La Hollande, mais nous l'avons à Paris dans la quintes- sence de ses chefs-d'œuvre accrochés en notre admirable musée du Louvre. La galerie Lacaze en possède un joli spécimen; et les toiles intimes, celles qui disent les habitudes, les goûts, les pas- sions d'une caste ou d'une époque, fourmillent dans toutes les galeries de notre palais des arts. Les personnages que les Pieter de Hoch, les Terburg, les Metzu, les Miéris ont saisi dans leurs côtés les plus familiers nous semblent vivants; et, à notre sens, il suffi- rait de peu de chose pour qu'ils se missent à marcher, à parler, à aimer, à souffrir dans l'atmosphèrede rêves où s'égare notre pensée. LIBHAIim: AHTISTIOUE. — H. LAUiNETTE ET C/% ÉDITKUHS 197, liOl'LKVAHU SAI.NT-C. K.nSlAlN, PAHIS PREMIÈRE ANNÉE SALON DES AU LA BEL LISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER A Sociélé des Aquarellistes français est aujoiiid'luii uiio inslilulinii. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les pr('occupations du public et des amateurs la place d'un Salon ; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellistes français. Celte publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des .\quarcllisles nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des AqnarclUsles français formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tête, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en l'ac-similé d'iKiuarelle sera offerte i\ tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. l'iix de l'ouvrage complet 70 Ir. Divisé en 20 fascicules Lebdomadaires à 3 fr. 50 Il sera lire 25 exemplaires humérofds si(r papier des manufactures du Japon, ipreuves avant la Ivttrc. au prix de 150 francs l'ouvrage complet. P.VKIS. — T 1 f. ti CHAMEROI. — 20Si9. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C% ÉDITEURS 19 7, B U L K V A n D s A I N T - G E n M A 1 N , 197 il*' Fascicule. Prix : 3 i'v. 50 JEAN BÉRAUD 1^ UAND on pratique depuis vingt-cin(j uns le même travail on possède une expé- ri ence que les résultats viennent d'eux- mêmes confirmer. On connaît le fort et le iaihle des êtres et des choses; et souvent des aperçus qu'on émet ont tout l'air d'être des révélations |)our les générations nouvelles. Certes, je ne- me targue pas d'infaillibilité, mais je suis liicii fcu-cé de remarquer que quelques-uns des jugements ipie j'ai portés autrefois sont devenus, à l'heure actuelle, des vérités. Je ne m'attribue pas des mérites qui sont peut-être illusoires; cepen- dant il m'est agréable de dire que quelquefois j'ai vu juste 21 8^ I.K ?AI.nN DES AOIARELLISTKS FRANÇAIS et (|U(' ttMix qui m'ont suivi ont rté li'S Christophcs Colombs d'Amériques déjà découvertes. Cette constatation est notre seule satisfaction à nous qui devons pressentir les talents de demain ; et il est bien légitime que nous tirions orgueil de notre perspicacité. Les amitiés ou les admirations d'avant sont les seules vraies parce qu'elles se fondent sur une conviction ou sur un enthousiasme; les autres ne reposent que sur le fait accompli ou sur le talent révélé. Il est donc bon de se rendre à soi-même la justice que les artistes dédaignent de proclamer. C'est la seule récompense qui nous est accordée à nous qui défendons chaudement les incompris, et qui encourageons de nos sympathies les timides. M. Béraud a commencé par êtr(> é|)ris de ranticjuité et nous connaissons de lui une Léda bien tournée, d'un dessin, d'un modelé et d'une couleur absolument d'un bon élève. Et de la grâce par-dessus le marché! Mais après, quelle chute d'Icare, de l'Olympe à l'asphalte de nos boulevards! Puis, l'artiste retrouve une santé nouvelle, plus forte, plus vaillan+e, entretenue qu'elle est par cette atmosphère parisienne qui bientôt deviendra lair ambiant dans lequel vibrera son talent très personnel. Bonnat fut le premier maître de M. Jean Béraud; bientôt ce dernier s'émancipa, et tout de suite, d'instinct, il chercha dans la foule l'inspiration qui pouvait donner un corps à l'art qu'il rêvait. La foule! Quelle chose à la fois grotesque et puissante, où tout se môle, se confond; aspect solide, brillant, sonore avec tant (r.illiaiics disparates; ici, comédie au large rire; là, drame concentré; plus loin, tragédie à faire reculer Shakespeare s'il sortait pour un moment de l'immortalité où il est entré. 11 fallait pouvoir discerner dans un tel assemblage, lire dans un tel grimoire, se reconnaître dans un tel désordre. N'est-ce pas ce que M. Béraud a réalisé dans son aquarelle intitulée : le Boulerard, centralisé dans l'espace qu'envahit la terrasse du café Riche. La foule des oisifs et des indifférents v Jean Rkraud •!^ FIN DE SPECTACLE JEAN BERAUD. S.i marche ou s'y arrête. La foule, celte entité avec ses tics, ses goûts, ses physionomies si vraies, si justes et si humaines. On y est en plein ; et tous les personnages qui circulent sur le large trottoir nous les connaissons; ils font partie du Tout-Paris! Celui-ci, c'est Machin; vous savez bien. Machin... Cet autre, c'est Chose, le fameux Chose... Et il faut voir l'esprit avec lequel tous les carac- tères sont écrits, le talent inimitable avec lequel le peintre les a dessinés, presque coulés, d'un coup, sans bavochures. Il y a surtout deux figures placées près de la chaussée, deux hommes qui causent, qui sont vivants. Ils argumentent véhémentement et l'un d'eux, le bras tendu et le doigt allongé, semble enfoncer son avis dans la pensée de son interlocuteur. Et ce que cette scène est sincèrement indiquée, dessinée avec science et peinte à ravir! Il a plu, et le soleil, avare, se montre entre deux nuages. Eh bien, ce coin de la capitale, si mouvementé, si amusant, si vraiment parisien est imprégné d'humidité. L'asphalte, le pavé en bois que franchissent de jolies grisettes montrant un pied bien cambré et un mollet bien modelé, les maisons, les arbres, tout est saturé d'eau, si bien que les visages semblent plus frais et les feuilles plus vertes. L'automne, qui est la saison choisie par l'artiste, a des rajeunissements de printemps, et les arbres jaunis semblent donner des pousses nouvelles. Je qualifie cette page de M. Jean Béraud, un petit chef-d'œuvre. La Fin de spectacle est non moins réussie. On est aux Variétés au moment de la sortie. Le plaisir est consommé et la gêne commence. C'est la déroute des spectateurs repus ayant hâte de regagner leur gîte. Déjà le lustre est éteint et la rampe seule éclaire la salle presque vide. Les spectateurs de l'orchestre, qui ne peuvent sortir qu'un à un, se pressent et retardent ainsi l'éva- cuation. Les habitués de théâtre ne se hâtent point. Ils ont retiré d'avance leur paletot du vestiaire et ils l'enfilent avec la gêne ordinaire, en allongeant les bras et en se contorsionnant le corps. Quelques-uns assujettissent leur foulard ou relèvent, en gens de 84 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. précaution, le col de leur pardessus. Je vous assure que celte scène si bien comprise, si joliment éclairée et dans laquelle M. Béraud a semé tant d'observation, et tant d'esprit est exquise. La Brasserie, avec une fdlc assise sur une table de marbre, humant sa cigarette, est vraie mais lugubre. Elle me rappelle cette Buveuse d'absinthe de Rops, à la fois macabre et géniale. Le Soir d'été scandalise les bourgeois. Le peintre ne s'est-il pas avisé de montrer deux amants inconscients , s'embrassant par-devant la nature, sous les girandoles étincelantes d'un por- tique de fête champêtre ! EUGÈNE MORAND j^^ v^ ,^;::^^?^ ÉuiMÉE, ce sceptique, ce raffinr do style, ■H. ce joli conteur, cet historien en man- chettes de dentelle, était bien fait pour séduire un fin lettré comme M. Morand; et je conçois que l'artiste ait rêvé de nous rendre en une vision prestigieuse le Carrosse du Saint-Sacrement, un des bijoux de l'écrin du joaillier à (pii une « Inconnue » a écrit de si adorables lettres. J'eusse été heureux de signaler la curieuse affinité que pouvait démontrer M. Morand entre la page ciselée par un Benvenuto Cellini de la plume v[ la page traduite par un gourmet du |)inceau. Malheureusement, pour une cause (jue j'ignore, l'aquarelle que promettait le cata- 86 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. logue a manqué à l'appel, et je ne puis que constater le fait sans y insister plus que de raison. Tirons donc un trait sur le morceau dont on se régalait à Favance, et passons à d'autres exercices. Elle est très variée, très pittoresque, très particulière, l'expo- sition de M. Morand; et je suis embarrassé pour décider lequel des numéros que le peintre a exposés mérite la palme. V Intérieur de forge se présente en premier. Nous avions déjà celle des frères Le Nain qui brille dans le plus riche des musées. Voyons ce que M. Morand a tiré d'un thème classique. Devant nos yeux une maréchallerie étale toute la mise en scène que comporte le lieu. Au loin, la forge, le soufflet, les enclumes, les marteaux. Disséminés un peu partout, des outils à réparer, des fers et des bois à utiliser. Au plafond, des solives envelop- pées de suie et reliées une à une par des toiles d'araignées. L'ate- lier est plongé dans une sorte de clair-obscur au milieu duquel les angles s'atténuent et les saillies se fondent. Presque au premier plan, un cheval qu'on ferre. Une raie lumineuse coupe la forge en deux. Excellent effet, ménagé par une main habile, et sou- ligné par un pinceau preste. Premières communiantes. — Symphonie en blanc majeur! L'artiste nous montre une chapelle dont les pierres autrefois foncées ont pâli sous les atteintes et sous l'usure des ans. Des fillettes, toutes de blanc vêtues, attendent dans le recueillement la minute sacrée où elles communieront avec l'inconnu, avec le Dieu invisible. D'autres enfants viennent d'un dos bas-côtés et se dirigent vers l'autel irradié de cierges parfumés. On dirait d'une de ces théories de vestales qu'Hector Le Roux excelle à faire revi^Te des cendres de Pompéi. La note est bien délicate entre le blond des chevelures arrangées à la vierge et le blanc des robes, entre l'harmonie comme attendrie des ligures et l'atmosphère lumineuse qui baigne la chapelle. Le peintre sait être original et divers puisque, après cette scène d'intimité extatique, il nous entraîne sur le bord d'un Eugène Morand •/^ PREMIÈRES COMMUNIANTES ax/.aoM axâo^jS <'/AVAk\vrjUKo:) <^.:^\iVÂurAH'i ^'fiy t: ^^^t^- -^^^roni(èt'L\v i ommiiniantcr .^^?f .«fiw $£^a'*W/t^/ii -V» ÏM »^rt**i»». ^j;^..»*.^»- ^^f^&fi/^^^f.. EUGÈNE MORAND. 87 Canal, à Venise. Il s'agit ici d'une composition véritablement remarquable, celle que j'eusse choisie si j'avais eu à me pro- noncer. Des masures délabrées se reflètent dans l'eau; des gondoles ont été tirées à terre. Ce n'est rien cela, et c'est tout. Ce que la couleur des maisons est amusante et juste; ce que le canal est engageant; ce que ces embarcations au repos sont tentantes; ce qu'il y a de fantaisie et de vérité dans cette aquarelle, je ne saurais le dire. Mais, ce que j'assure, c'est qu'elle est habile et aisée, et attirante de sujet et de colorations. On esquisserait tout un drame dans ce décor vu par un curieux et traduit par un poète. Le Soir. — Ici, la Venise des aligneurs de rimes, c(>lle des de Musset et de Gautier; une Venise romantique et charmante; une Venise d'amoureux ou de bmvi, avec ses canaux dans les- quels le bleu du ciel se reflète; Venise avec ses palais, ses dômes, ses flèches ; Venise avec ses gondoUers « messagers d'amour » ; Venise avec son ciel léger, doux et nacré, et sa lumière envelop- pante qui semble jeter partout une gaieté argentée. Or San Michaele (Florence) ; c'est si vous le voulez un décor de comédie fantaisiste. Si le poète des Nuits l'avait connu ce carre- four sinistre avec la maison historiée, fouillée, sculptée, tara- biscotée, dressant son auvent et sa lanterne découpée comme un bijou dans l'encoignure de droite ; et découvrant à gauche cette arcade qui conduit dans quelque carrefour peu fréquenté, il y eût assurément placé une des scènes de ses Caprices de Marianne, celle où le podestat s'enfuit après le crime (pii ensanglante la pétillante mais décevante corruption du plus décourageant et en même temps d'un des plus admirables écrivains du siècle de Hugo. J'indique sommairement les motifs saisis sur le vif par M. Morand, les cadres qui l'ont séduit et dans lesquels son imagination d'abord, son tempérament ensuite, se sont donné carrière. Ce que je ne saurais exprimer, c'est l'impression 8S LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. qu'oxhalL'iit ses aquarelles; c'est ou linliiiiité ou la couleur qui les caractérisent; c'est l'ingénieux accord des sujets et de leur facture; c'est, en un mot, ce que la plume ne peut traduire, mais ce que la pensée retient. C'est bien là l'art délicat d'un èlie ([ui sacrifie à toutes les muses, qui s'incline devant tous les autels, qui met soit son res- pect, soit sa tendresse, soit son enthousiasme dans ce qui sort de son cerveau, dans ce qui passe dans son regard, dans ce qui s'échappe de sa main. J'ai gardé pour la fin une aquarelle qui ne figurait pas au catalogue et qui représente un intérieur d'église, très riche d'ornements, très chargée de marbres précieux et d'or- fèvrerie étincelante. Pas un dévot n'en foule les dalles, et le silence, d'un inconnu troublant, l'emplit tout entière. LIBHAIHII-: ARTISTIQUE. — II. LAL^ETTE ET C'% ÉDITEURS 197, HorLKv.^nD s.m.nt-gkrma i.n, paris PREMIERE ANNEE SALON DES AUUAIIKL LISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER A Société des Aquarellistes français est aujourdhui une institution. EIli' compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus affinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des inialeurs la jilace d'un Salon; Salon plus discret, plus con- !S^L ^'' conlié que celui des Champs-Elj'sées, mais non moins W^ r ^. . yf intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellistes français. Celte publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène .\[onlrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de celte publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou si.x sujets en photogravure formant en-tôte, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. l'rix de l'ouvrage complet 70 tr. Divisé en 20 fascicules hebdomadaires à 3 fr. 50 // sera tiré 23 exemplaires uitmdroics sur papier des manufactures du Japon, épreuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'ouvrage complet. TYf. G CIIAMEROT. — 20&29. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. - II. LAUNETTE ET C^ ÉDITEURS 107, BOULEVARD S AI iN T - G EUM A I N , 197 1:1 '^ Fascicule. l'U Prix : 3 fr. 50 DUBUFE FILS ■"^im-^'^t ^^P'n personnage de la Vie de Bo/iè/ne cVRcnvi ^^^mé '€ "^ T ^""'S^'' voulait expluiuer en Il I ■ "M^' i~* É& "'^ l'influence du bleu dans une .symplio- les arts. \i\ Mi^^^-r\r l'omancier subtil dont j'ignore le nom a -> ('■crit une nouvelle portant ce titre aussi -^ (''trange qu'énignriatique : A la recherche du hU'u dont on meurt. Notez que je ne suis pas en veine de rire et que je n'ai nulle envie de plaisanter. C'est de l'histoire que je fais, de This- loire avec preuves à l'appui. Il y avait déjà dans ce projet litté- raire pas mal de fantaisie; mais où la fantaisie a pris des propor- tions étonnantes c'est quand les directeurs de la revue (pii devait offrir ce mets bizarre à ses lecteurs rêvèrent de le rehausser de quelques dessins explicatifs. C'est ici que M. Dubufe fils entre en 23 90 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. scène et qu'il devient mon justiciable, puisqu'il a condensé en quatre aquarelles ses différentes NTies sur le Bleu dont on meurt. Pourquoi l'écrivain qu'une si abracadabrante idée a séduit a-t-il choisi le bleu plutôt que le jaune ou que le rose? Point ne le sait. Le bleu assurément parle à l'esprit. Il y a en lui du sym- bole. Bleu du cœur, c'est Tamour; bleu de l'àme, c'est la prière; bleu de la pensée, c'est l'idéal. On est amant, on est croyant, on est poète; et on forme de cette manière, à l'aide de ces trois termes, les côtés d'un triangle magique. M. Dubufe fils a tenté de donner un corps aux abstractions du conteur qu'il était chargé d'accompagner, et j'avoue en toute sincérité que s'il ne m'a pas fait toucher du doigt les finesses du nouvelliste il a du moins récréé mon œil par de chatoyantes compositions. Entendons-nous; charmantes de conception, d'ar- rangement, de couleur; décors de féerie pour quelque poème de Shakespeare, avec des horizons ouverts dans l'infini. Mais quand à me faire dire que ces pages délicates et d'une facture un peu enveloppée des vapeurs de l'opium ont agi sur mon cerveau et l'ont préparé à la compréhension nette, précise, mathématique de la nouvelle qui les a enfantées, jamais je n'y consentirai. J'ai vainement tenté de déchiffrer ce que le bleu signifiait dans l'Inde, En Norwège, dans le Triangle philosophique et dans le Chejnin de fer, j'y ai perdu mon parisien. J'ai constaté en même temps que le compliqué éteint le talent le mieux établi, et que la simplicité est décidément ce qu'il y a de plus difficile à acquérir. Benserade rêvait de mettre l'Histoire romaine en rondeaux, ce qui eût été une piètre opération. Mais diversifier une nuance, lui attribuer des vertus, lui accorder une puissance dominatrice, et échai'auder sur cette nuance qui n'est adorable que découpée dans un ciel d'orage, ou aperçue à travers les branches touffues qui bruissent dans les forêts profondes, autant vaudrait se lancer après tant d'autres curieux à la recherche de la pierre philo- sophale. G- DUBUFE FILS SAINTE CÉCILE >ai i j iju IVI . !_' :'iai:j.'i; ?^'¥ \ '^ ^^^ijfi* /It-rt.r 'y 7 *>^., *,/./ '^'iunh' Ceci/c :^ï/^w . .-iv n^ V .-•rrrrï itnr_jiou MAURICE GOURANT. 9o Les marines dominent dans les envois de M. Courant, et toutes elles sont d'une belle allure et d'un caractère puissant. Sa facture, que les sujets d'autrefois nous montraient fine, distin- guée, légère, souvent pleine d'esprit, s'est ici comme mûrie. Elle a plus de largeur; elle est vigoureuse et colorée et d'un accent viril qui répond bien aux types qu'il a peints et aux compositions qu'il a agencées. Ses personnages sont frustes, solides, de taille à tenir tête aux périls qui sans cesse les enveloppent. Des hommes et des femmes de granit, non sans noblesse mais d'une noblesse qui semble hiératique. Si on les voyait isolés ils paraîtraient des sauvages ; mais si on les voit se livrant à leur tâche , à terre préparant l'embarquement, sur leurs bateaux attentifs à la manœuvre, hissant les voiles ou déroulant le filet, ils deviennent superbes et s'harmonisent admirablement avec le cadre dans lequel ils s'agitent. N'en est-il pas de même des barques si gros- sières quand l'ancre les immobilise et qui deviennent, dès qu'elles sont au large, avec leurs voiles tendues, si décoratives et si meublantes. Si je prends une à une les aquarelles de M. Courant, depuis celle intitulée à /'A/^cre jusqu'à celle Attendant le flot, je constate la même préoccupation et la même ambition. Rendre les gens de mer tels qu'ils sont; traduire le spectacle magique qu'offre l'infini; faire sentir ce que sont les flots courant vertigineusement l'un après l'autre et se brisant contre un écueil en une gerbe de paillettes lumineuses; donner à la pensée une sensation intense en montrant, balancée par les vagues écumantes, la frôle coque de noix que l'instinct de l'homme dirige et que la main de Dieu conduit ; faire sentir les beautés d'un ciel où toutes les colères semblent rouler, se poursuivre et s'entrechoquer, et les magnifi- cences d'un lointain perdu dans la brume des eaux et irradié par les rayons atténués d'un soleil qui descend dans sa gloire. C'est ainsi que M. Courant nous a pris et qu'il a fait vibrer quelque chose dans nos cœurs. Avec une facture puissante, 96 LE SALON DES AQUAUELLISTES FRANÇAIS. pathétique, éloquente, il a peint, et pour en laisser des traces, le Retour des bateaux sardiniers; le Soleil couchant ; la Sortie du port; le Passage; Sur les rochers; f Océan; la Mer houleuse; Attendant le flot; et des paysages de terre, entre autres la Barrière bretonne et la Croix, racontant ce que la nature montre ; son grand calme, sa belle harmonie dans le premier des thèmes; et avec le second, laissant pressentir dans la vue d'un village ignoré, dont nous voyons la place, et que des femmes occupent non loin d'un calvaire se dressant hardiment vers le ciel, Tespé- rance et la foi, seuls dogmes d'un peuple qui ayant beaucoup à soudVir ici bas a beaucoup à attendre de Celui dont l'efiigie atta- chée au bois de la croix se profile dans l'espace et semble implorer le Maître miséricordieux. G£TTY LtNTFa I KMMY LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — H. LAUNETTE ET C'% EDITEURS 19 7, DOI'LKVAHU SAIXT-GKnUAIN, PARIS PREMIERE ANNÉE SALON DES AQl Alil^LLlSTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE iMONTROSIER A Société des Aquarcllisti'sfninçais ost aiijomiriiiii mie inslidilion. Elle compte dans son sein les artistes les jjUis divers et les plus rafflnés. Elle tient dans les piéoccupalions du public et des amateurs la place d'un Salon; Salon plus discret, plus con- 'tm: h [ centré que celui des Chanips-Klysées, mais non moins 'W'^e \ . y/ intéressant. Or, nous voulons fonder une publication animellc sous le litre : Le Salun des Afjunrellisles français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et criti([iie sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de celte publication, el tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquoirllisles /'ram-ais formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tête, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte ù tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 t'r. Divisé en 20 fascicules liebdomaduires à 3 fr. 50 // sera tiré 23 ejcemplaircs uumi'rolt's sur papier des munufaclures du Jupon, ipreuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'ouvraye eoiriplet. r .1 n 1 s. — T Y F. C 11 AH E RO T. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C'% ÉDITEURS I y 7 , U u U L K V A R D S A I N T - G E R M A I N , 19 7 '1"4* Fascicule. Prix : 3 fr. 50 13 OLIVIER DE PENNE •1 ^^'^^^^^^Vmnt Hubert devrait être le patron do M. de Penne, car la chasse domine dans toutes ses compositions. Il a fait une étude spé- ciale de ce sport hyi^iénique qui permet au lirillant cavalier aussi bien qu'au tireur émérite de faire montre de leurs qualités respectives. Notez que de cette spécialité embrassée par l'artisle qui m'occupe, bien dos détails sortent, bien des particularités sont mises en relief. On devine chez M. de Penne un connaisseur éclairé, prisant les beautés du cheval et exaltant les vertus du chien. On le voit partant dès l'aube en expédition cynégétique, armé d'un bon Lefaucheux et escorté d'un de ces limiers qui méritent une page dans le nobiliaire de la 98 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. genl canine. On le suit aussi dévalant un sentier rapide rempli d'ornières, et faisant rouler sous les sabots de l'animal qu'il monte, encourage ou éperonne, les cailloux et les rochers amenés là par la main des siècles. Des chevauchées effrénées passent à travers les sujets de M. de Penne dans un galop furieux qui ra|)pelle celui du « féroce chasseur ». C'est à peine si l'on distingue parmi les groupes équestres qui vont un train d'enfer, les sveltes et nerveuses chas- seresses serrées dans l'amazone verte ou noire qui dessine leurs formes et coiffées du gracieux chapeau que mirent en honneur les Diancs entraînées à la suite du Régent. Des notes rouges et blanches tranchent sur la couleur des frondaisons rouillées par l'automne ; et tout de suite on devine les cavaliers lancés contre quelque cerf qui s'en ira mourir, tout à l'heure, non sans com- battre, dans l'étang couvert de mousse et fleuri de nénuphars. Des bruits de cors font tressaillir la forêt, des tayauts trouljlent son silence, et sous le pas des chevaux, sous les roues des voitures, sous les piétinements des piqueurs et des chiens, les arbustes sont brisés ; et les feuilles à peine retenues aux arbres par la dernière force de la sève expirante se détachent une à une ; et les nids s'inquiètent, et les terriers s'affolent devant cet ouragan qui vient, qui passe, disparaît, se perd, pour revenir et disparaître encore, selon ce que décide la bête forcée. M. de Penne me fait assez l'elFet de représenter avec ses pinceaux ce que le marquis de Chervillc raconte si bien avec sa plume. Le peintre serait dignement complété par l'écrivain, et l'un ne tuerait pas l'autre, bien au contraire. Tous les deux excellent à exprimer le charme exquis de la nature, la poésie admirable qu'elle dégage; poésie qui monte du sillon et qui descend du ciel; poésie que fait naître la terre et (jui existe aussi bien dans la monotonie de ses champs aux tons divers, de ses prairies aux herbages humides, de ses horizons sur le fond desquels apparaissent la silhouette d'un village, la 0. DE Penne •m* UN JOUR DE BATTUE MUNICIPALE :i/. /,:iT aine province, dans un paysage d'hiver, une grande et belle impression de vérité. Tout le talent de l'artiste puissant en raison même des OLIVIER DE PENNE. 101 procédés qu'il emploie, se fait jour dans ce morceau, attrayant et vécu. J'entends vécu à la façon des écrivains qui ont si subtilement raconté la vie de ces sous-préfectures où l'ennui noir tombe lourdement. Dans Balzac écrivant les Scènes de la vie de province, et dans Flaubert créant ce chef-d'œuvre : Madame Bovary, on retrouverait non pas le mot à mot du peintre, mais des docu- ments propres à montrer l'intensité vibrante qu'il a su développer. La province, quelle mine à exploiter pour un observateur! Et comme on comprend en lisant la prose de ces inventeurs qui ont découvert ce que d'autres avant eux avaient laissé dans l'ombre, combien ils ont su regarder avec persistance. Avec M. de Penne il faut beaucoup déduire parce qu'il laisse beaucoup à deviner. Il sème sur son chemin de peintre des matériaux, il indique des localités, il laisse sous-entendre une existence tellement opposée à la vie des villes, et surtout à la vie de Paris, que derrière ses pages tout un monde s'ouvre et toute une société s'éclaire. Nous qui ne respirons que l'air des boulevards, qui ne comprenons de la vie que ce que nous en donnent les salons et les théâtres, qui faisons des bassesses pour 20 102 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. manger des primeurs, c'est-à-dire pour assister à la première d'un spectacle attrayant, ou au vernissage du Salon, ou à quelque autre événement fait pour quinze cents personnes, nous ne nous rendons compte en aucune façon de ce qui se passe hors des fossés qui enserrent la capitale. Nous ne nous imaginons pas que nous sommes une quantité négligeable dans un ensemble de quarante millions d'habitants, et que hors de nous la terre tourne. Pourtant tous ces gens que nous montre M. de Penne ne paraissent pas à plaindre. Ils ont leurs joies, leurs enthou- siasmes, leurs amours, leurs douleurs. Ils vivent d'une vie plus calme, mais aussi plus réconfortante. Ils respirent à pleines bouffées l'air vivifiant des champs; et, quel que soit le temps, qu'il fasse chaud ou froid, ils sortent, chaque matin, et retrem- pent leur corps dans la saine et généreuse atmosphère de la nature. Ils ont fréquemment des surprises, ils saisissent dans la discrète intimité des champs des mystères toujours nouveaux, parce qu'ils sont toujours jeunes. Ils ignorent nos fièvres, nos tumultes, nos folies. A leurs oreilles ne grincent pas les cris de l'aboyeur enroué annonçant le scandale nouveau. Peut-être vivent-ils moins par l'actualité, mais comme ils se rattrapent avec ce spectacle toujours attirant malgré ses changements, toujours jeune malgré son âge, toujours élevé, toujours idéal, toujours réconfortant : la Nature ! M. de Penne me suggère beaucoup d'idées et beaucoup de regrets. Il m'entraîne dans cette province qu'il connaît si bien, dans ces campagnes dont il exprime avec tant de talent l'attrait inéluctable. 11 me dit les matins mystérieux et les soirs pleins de poésie mélancolique. 11 m'entraîne le long des sillons que le soc a retournés, le long des champs que le semeur a fécondés. Il me fait entrer à sa suite dans les fourrés épais de la forêt sombre ; et du sillon s'élance le cri de l'alouette, et du champ s'élève le croassement du corbeau, et de la forêt éclatent les mille bruits 0. DE Penne ««• CHIENS D'ARRETS //Y'AnHA<\ ^/ I 1 I T ■ > (^ rtie ^/,^rrè»f*y ^4/nar- .rh.'C^'V '' .^..j^^. Cy/uc/ur (/ c^/'/yV .'^/^'fl <9!^^ J)(^..2/t4v£i:«M&ta/ .%^ .< ^'^^4/tfy^4/ta GETTY LENTES LtSS»RY OLIVIER Dli PENiNE. d03 qui sortent des bruyères, qui sil'llent dans les taillis, qui s'abattent des cimes, qui se répandent partout en une harmonie inou- bliable. On va me trouver bien verbeux et estimer que je brode sur une pointe d'aiguille et que la moindre question d'art ferait bien mieux l'affaire. Que m'importe? L'art n'est-il pas partout? Et n'est-il pas artiste celui qui suggère à propos de quelques aquarelles tout un discours. Certes, je ne me suis jamais astreint au rôle du sténographe qui ne rend que ce qu'il entend. J'ai la prétention d'aller plus loin et plus haut. Je l'ai déjà dit et je le répète. Dans ce livre écrit en fantaisiste, je brode sur des théories données, je traduis, j'arrange, j'inven'e même des particularités. Je suis celui qui passe, quiregai-de, qui commente et qui conclue. Sans connaître l'artiste qui pose devant moi, je prétends le peindre et mettre en lumière ses préférences. J'essaie de trouver des affinités entre l'homme et l'inventeur. Parfois la tâche est ingrate et le champ à exploiter stérile. Tel n'est pas le cas ici; et quoi- que n'ayant jamais rencontré M. de Penne, j'espère néanmoins avoir tracé de lui ce qu'on appclh; un « crayon » assez ressem- blant. Il m'a paru amusant de le regarder à travers ses œuvres, et de détacher de ses œuvres mêmes le trait caractéristique propre à le faire reconnaître. Les sérieux trouveront que j'en prends à mon aise et que je simplifie la besogne précisément parce que je la complique. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai toujours eu pour principe de mêler l'imprévu à ce que je sentais, de pratiquer à ma manière la critique telle que je la conçois, d'y mettre beaucoup de moi dans des pages qui ne s'écartent jamais d'un point de départ initial. Pour le reste, je laisse faire aux dieux. Je crois avoir tout dit et suffisamment expliqué ma manière, que je crois bonne, sans doute parce qu'elle est mienne. Je reviens à présent aux derniers morceaux exposés par M. de Penne et qui s'appellent : Relai de (jri/Jbns (effet de neige) ; Chiens d'arrêt, et Chiens courants. 104 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Dans le Itchd de griffons M. de Penne a peint, comme il sait le faire, un délicat paysage d'hiver, avec des chiens d'un dessin, d'une vérité et d'une (|ualité d'exécution remarquables. Les Chiens d'an-ét sont au bord d'une rivière qu'ombragent de beaux arbres. Ils sont là, l'œil attentif, l'oreille au guet et dans une pose tellement intelligente et saisissante, qu'ils passionnent. Enfin, les Chiens courants. Toute une meute au repos, avec auprès, les piqueurs vêtus de rouge, attendant les ordres. Pendant ce temps le châtelain sur les terres duquel on va chasser écoute les explications d'un garde; son cheval, tout sellé, piaffe, et devant le regard s'ouvre comme quelque chose d'infini la vaste forêt qui, tout à l'heure, tremblera sous le galop furieux des cavaliers et s'animera joyeusement aux sons du cor jetant dans l'espace son appel éclatant. utUYttWlLixLI&hAKY LIBHAIUIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C', EDITEURS 197, noi'LKVino saint-gkiim.mn, p.\nis PREMIÈRE ANNÉE SALON IIKS AUL A Ki:LLlSTb:s FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER A Socii'lt' (îcs Aquarellistos français pst aujoiiid'liui une institution. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des amateurs la place d'un Salon; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Chanips-Klysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le litre : Le Salon des Aqunrellisles français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accorde le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-têtc, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 Ir. Divisé en 20 fascicules iiebdomaduires à 3 fi-. 50 // sera tiré T6 exemplaires uumërotés sur papier des mumifactures du Jupon, ('preuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'oueruije complet. PARIS. — T Y P. C II AM E ItOT. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET (V% ÉDITEURS 197, B U L K V A U D < A 1 N T - G E U M A 1 N , 197 -44^ Fascicule. 'i Prix : 3 fr. 50 JOHN-LEWIS BROWN uELQu'uN qui lirait ce nom sur une carie (le visite ne manquerait pas de dii'c : « Tiens, un écossais! » et, tout aus- sitôt, il fredonnerait un air de la Dttinc blanche. Eh bien! quelqu'un se trom- perait, car cet écossais est de IJor- deaux, et ce bordelais est \\\\ des plus fins parisiens que je connaisse. Passer une heure avec M. Lewis Rrown, mais c'est un régal ex- quis, ('e qu'il dépense de verve, d'entrain, d'humour; ce (|u'il trouve de choses justes vivement définies, de traits de mœurs vivement indiqués, de réflexions piquantes, d'aperçus mordants; ce qu'il nous p(Mul un lionuiie d'iui trait, largement posé, et ce 27 106 LE SALON DES AQUAttELLISTES FRANÇAIS. qu'il drcliire avec grâce les fausses réputations ce n'est rien (|ue de le dire, il liuit Tentendre. 11 faut aussi voir sa physionomie si mobile et si vibrante avec le pétillement des yeux et l'ironie qui circule sur les lèvres! Mais sous ce masque de sceptique, on Gnit par découvrir un homme de bon conseil et de bon appui, disposé à tout mettre en œuvre pour rendre un service. M. Lewis Brown, c'est un faux pessimiste; il n'est pas plutôt rentré chez lui, dans l'atelier où se joue sa pensée et où s'épanouissent ses rêves, qu'il accroche la tunique de Shopenhauer dans le vestiaire des cos- tumes d'un autre âge, et qu'il redevient un être fin, paradoxal, spirituel, faisant flamber la conversation en y jetant des mots qui crépitent, assez semblable en cela aux ménagères qui saupoudrent leur charbon mal allumé, de gros sel, afin de l'aviver. Du reste, chez M. Lew is Brow n, la peinture c'est l'homme ; et les particularités intimes que je signale, le public les découvTC dans les tableaux de l'artiste. Comme M. de Penne, M. Lewis Brown s'est voué au sport hippique, à la représentation du cheval et des élégances mondaines auxquelles il est mêlé. Il dit depuis la pro- menade matinale de deux amants courant dans la rosée sous les allées boisées et s'enivrant de leur propre course, jusqu'au fan- tasque dressage du coursier favori dans le champ d'entraînement, où baragouinent les jockeys mal embouchés. 11 excelle à jeter dans des paysages délicats et poétiques le joli froufrou des toi- lettes, la note éclatante des habits rouges, le beau désordre d'une suite de mails au repos, au carrefour d'une forêt, à l'heure du lunch. L'art de M. Lewis Brown est, avant tout, distingué et précis. Les amateurs disent qu'on ne trouve pas d'anachronismes dans ses sujets et que ses tableaux ont de la race. J'ai sur ce point la foi du charbonnier et je m'incline devant l'arrêt suprême des gens du bel air, avec d'autant plus de facilité que cette vérité absolue m'est indifférente. Ce que je demande à un artiste, c'est de me procurer une émotion, et je regarderai bien plus si le bonhomme qu'il a peint est humain que si les boutons de ses J o H N - L E w I s B r{ o w n •^ LE DÉPART i^aian- ^^^uki'. -Ac départ i&ù>'^ /i!ej ^^ajitévy^^f^' J^«%Si.!Sillc. Je commets une indiscrétion en le révélant ici, mais j'estime qui! est des vérités qu'il est bon qu'on sache, et des justices qu'il est bon qu'on rende; c'est toute l'excuse que j'ai à fournir. D'autres numéros sont encore à citer dans la très remarquahle exposition de M. Pujol, tels le Salon de M" la comtesse de M un; le Jardin du Roi, parc de Versailles; Sentier à Gat/tier-Pyrénées, et Escalier dit Cheral blanc au château de Fontainebleau. Toutes ces pages qui touchent à des époques différentes, qui racontent des faits dissemblables et des mœurs opposées, marquent bien \\m- ginalité réelle que possède celui qui les a conçues, en même temps qu'elles indiquent la souplesse d'un talent rompu à toutes les manœuvres, et apte à toutes les traductions. M. Pujol a d'autres mérites, que je prise au moins autant que ceux que je viens d'énu- mérer. Il sait beaucoup. Il dessine avec précision sans être sec, et avec vérité sans être pédant. L'architecte prépare les dessous, agence les lignes, découpe les silhouettes, trace les perspectives; l'artiste vient après; il suit le travail préparatoire sans servilité; il le couvre, il le complète et sous la magie d'un pinceau preste, subtil et raffiné, le trait initial disparaît, et la silhouette seule subsiste. Tout dernièrement, j'ai voulu revoir des lieux qui sont familiers à M. Pujol, et j'ai refait le voyage de Versailles, et je me suis égaré dans ce parc admirable dont les allées offrent toujours quelque surprise nouvelle. Le temps était incertain, le ciel chargé de nuages, de l'humidité llottait dans l'air et parfois se transformait en pluie Une. Le parc, presque désert, semblait enveloppé de mélancohe; et j'étais heureux de m'y sentir presque seul, d'y promener mes rêves, d'y évoquer des chimères, d'y Paul Pijjol <««• MARTYRS CJIRÉTIENS '^:/:a\ !!!^ \ ■'-*^/r •*^/'( 'ff /'////',}■ C'/U'l'Ù<'/f,i- J^m/i.^â^^at^'n: '^.J£ai^-tt^eer-r:itV*^,^rt^t i^ GEirv lent:;;: lismsy PAUL PUJOL. Il-j penser à tant de choses autrefois grandes, autrefois radieuses, aujourd'hui envolées ou évanouies; et je me disais que ce parc, suite de ruines et d'écroulements dissimulés par les forces de la nature, cachés par les arbres, recouverts i)ar les plantes, par- fumés par les fleurs, égayés par les oiseaux, c'était un peu l'image de la vie quand on la regarde du haut des années qu'on a prises; et que, là aussi, des écroulements et des ruines ont fait brèche, à peine recouverts par les floraisons qui s'élancent en souvenirs des bonnes actions tentées, des devoirs accomplis, des labeurs utiles achevés; et la douceur de l'ombre des arbres, la jeunesse des plantes, le parfum des fleurs, le langage des oiseaux, nous avons tout cela dans le cœur; et c'est ce qui nous fait supporter la destinée. Je ne sais si le lecteur est de mon avis, mais je ne trouve rien de plus intéressant que de pénétrer dans les dessous d'un artiste, que de se livrer à une sorte d'anatomie inlellectuelle, et de trouver la réponse à une question qui souvent est posée : qu'est-ce que l'homme qui a produit telle chose? Est-ce sa main seule qui agit ou son cerveau qui enfante? Y a-t-il sous l'ouvrier un créateur? Que de fois n'ai-je pas vu des peintres, dont les œuvres étaient acclamées, ne pas savoir dire un mot à propos, montrer de cent façons diverses la pauvreté de leur instruction, et l'ignorance des connaissances les plus répandues. Ils m(> paraissaient semblabb-s à ces calligraphes dont on vante les fioritures, mais qui seraient incapables d'écrire deux lignes sensées. Chez eux la façade est brillante; seulement, derrière cette façade, il n'y a rien. .J'avoue que j'ai un faible pour les peintres chez ((ui on peut entrer à toute heure; qui, en dehors de leur profession, sont des esprits d'élite; qui joignent l'art au savoir, et qui mêlent la belle éloquence des émus à la respectable science des savants; qui peuvent à l'occasion être érudits, et en même temps joyeux con- teurs; qui marient agréablement tout ce qu'on sait du passé, à tout ce que le présent nous a appris; qui, ainsi que l'a fait M. Pujol, 120 ].K SALON DKS AQUARELLISTES FRANÇAIS. disent une scène de l'empire des Césars, et une scène des siècles galants, et font succéder à une période de persécutions un épisode de grâce, de distinction ou d'amour. Il ne faut pas t|u'un peintre se cantonne dans une spécialité, (|iril aifocte de ne rendre que certaines époques ou que certains genres, qu'il ouvre pour ne jamais le fermer comme un rayon de toiles peintes. En un mot, il est indispensable que l'artiste universalise sa pensée pour affermir son pinceau; qu'il puisse être aujourd'hui historien, demain anecdotier, ou encore portraitiste. C'est du reste ce qu'ont pra- tiqué les génies qui triomphent au Louvre. Et en tout, ils ont été grands. L Assomption ou le Pouilleux sont marqués par Murillo de la griffe dos forts; et Rembrandt est aussi glorieux quand il peint le Bœuf écorché que quand il peint les Disciples d'Emmaïis! rsm LtNTER LI5SARY LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — H. LAUNETTE ET C". EDITEURS 197, BOULKVARD S A IX T-G KU M A I X , PAHIS PREMIÈRE ANNÉE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS TEXTK DE EUGÈNE MONTROSIER A Société des Aquarellistes français est aujourd'hui une institution. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des amateurs la place d'un Salon ; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquarellisles français. Celte publication contiendra une monographie lunno- ristiqne et crili(iue sur chaque peintre, par M. Eugène Monlrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des Aquarellistes français formera un charmant volume formai in-S colombier divisé en vingt fascicules contenant cinci ou six sujets en photogravure formant en-téle. planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. .\vec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 Ir. » Divisé en 20 fascicules hebdomadaires à 3 fr. 50 7/ sera lire 23 exemplaires numérotés sur papier des manufactures du Japon, épreuves avant la lettre, au prix de 150 francs l'ouvrage complet. T\V. U C li* M B r.o I. — 20 S29. ^' \W\\ PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. _ II. LAUNETTE ET C-, ÉDITEURS 19", BOULEV.\RD SAINT-GERMAI.N, 107 JLl*' Fascicule. Prix : 3 fr. 50 LÉON LHERMITTE ,i^?^&''L faut à la poésie rustique sou rhapsode; à l'hommo ?!ij;f 'gf des champs son Homère. M. Lhermitte est le La Bruyère de lu glèbe. Il n'est pas le premier qui ail été tenté par le labeur qui le passionne à cette heure. D'autres déjà ont fouillé le sillon où se sont rencontrés lUilli et Booz, et en ont retiré plus d'un épi gonflé dont la semence a été féconde. Mais je trouve en M. Lhermitte un interprète nouveau de la vie rurale, montrant en des strophes éloquentes tout ce que peut, tout ce que doit être le ])oème de la nature. Millet a été avant lui un sublime interprète du paysan. Il a fait de ce dernier le complément du sol que retourne le soc de la ■^ '^^^, 31 122 I.E SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. charnu'; il Ta montré dans tous les actes de la vie rurale, l-^t même quand le paysan était al)sent de ses tableaux; quand il se contentait de nous indiquer le champ patiemment retourné; (juand il y jetait une herse au repos, avec un vol de corbeaux tournoyant dans l'espace, on sentait que (juelque chose de vivant planait là, dans ce désert, et que si Thoninu' ne s'y voyait son labeur demeurait, et que demain des pousses vertes amèneraient la moisson future. Je disais tout à l'heure que M. Lhermitte est le La Bruyère de la glèbe. Je devrais ajouter un La Bruyère tel que les conditions sociales et humaines doivent le désirer. Ce n'est plus du paysan geignant sous Louis XIV qu'il peut être question ici, mais du paysan émancipé, égal de son maître, et valant autant que lui devant l'urne d'où s'échappent les destinées d'un peuple. D'accroupi qu'il était, il s'est redressé; d'humilié, il s'est relevé. Son travail est toujours pénible, mais il le fait dans la plénitude de ses droits et dans la conscience de ses devoirs. L'homme des champs est quelqu'un. De là, une variété infinie dans ses travaux, dans ses joies, dans ses luttes, dans ses pas- sions, dans ses convoitises; de là aussi une grande diversité dans ses œuvres. Partout où on le rencontre, il intéresse et souvent il émeut. Hommes et femmes ne sont plus des choses, mais des créatures, et ce qui émane d'eux devient thème à cUscussions. On ne prend plus le paysan seulement au sillon, on le suit dans ses étapes, on pénètre dans sa demeure, on devient famiUer avec ce qui le touche l'arrête ou le retient. C'est ce qui fait que des compositions comme la Soupe deviennent nudière à beaucoup d'écriture, et (|ue le public se laisse prendre à bon droit par le côté humain qui s'en échappe. Le peintre nous entraîne derrière lui dans un intérieur rustique, dans un logis de campagnards à qui le travail a donné presque l'aisance. Le lieu est doux et propice. La pièce est vaste et saine. Des meubles luisants la garnissent. Un buffet à dressoir ^ L- Lhe hmitte •* ^OVTUnrr, ^^lÉHE J^-fflwfl 3HJ -1 artasa'J^^"'' ^^AM^ntXff* /r*nar Pli,*^ -P'^Mn^/. ( <>(//((//cfr .t^fet'iSJun^m ^J'.4É/f/T«<'/î. 0:/c,n //our !3^^dtnta^fj/^^ ^ff^^f^?i^4/zt^/»- J^'j'./.t-ftsffif ^î^*(^/,>î ,/ f.. r.cm f FNTCD I tWMBV ALRERT BESNAliD. 127 Parmi les sujets que nous montrait M. Besnard, quelques-uns possédaient une force attractive très réelle : par exemple ceux qui, même dans le déshabillé de la création, indicjuaient une volonté implacable et laissaient du même coup entrevoir une idée ; quelque chose qui serait ainsi qu'un germe sortant tout de suite du sol où le grain aurait été semé. Des titres choisis par M. Besnard on pourrait tirer des déduc- tions, et presque deviner les inquiétudes de son art toujours à la recherche d'horizons nouveaux et de continents inconnus. Une Cime; Silhouettes; un Nua(je qui marche; Altitudes; Plein jour; Douceur; une Nuit; Songeuse, etc. D'autres appellations pré- cisent, telles : Lac d'Annecy; Au bord du lac; Talloircs. Le Lac d'Annecy est tout bleu; les montagnes qui le dominent semblent des matières volcaniques; au pied des mon- tagnes, au bord du lac, un vapeur accoste laissant s'échapper de sa cheminée assez de fumée pour en envelopper tout le tableau de M. Besnard. L'aspect général quoique bizarre paraît singuliè- rement vrai. Au Ijorddu lac. Une femme de jolie distinction laisse errer sa pensée dans l'illimité du rêve. Figure d'une délicatesse hautaine, intelligence qui a de la race. Silhouettes. Dans un paysage chimérique, l'artiste a placé une femme mie, debout, montrant son dos et paraissant enirer dans une rivière qui coule auprès d'elle; à droite un âne et une charrette. Figure, âne, charrette, masse d'arbres, se découpent en silhouettes sur un ciel incandescent. Un nuage qui marche. Peindre un nuage qui mar- che, c'est aussi subtil que de vouloir prouver que les mots ont des couleurs, et qu'on peut composer une palette de ces mots, et que cette palette serait en même temps une lyre ! On sait qu'une nouvelle école littéraire est en train de se fonder pour propager cette vérité lumineuse. N'en déplaise à M. Besnard, j'avoue qu'ici la vérité de ses sensations m'échappe et que le Nuage qui marche aussi bien ([vC Altitudes ne me disent rien. Mais là où je le retrouve, là où j'admire toute la fraîcheur de ses qualités, toule la grâce de lis LE SALON DES AQUA KELLISTES FRANflAIS. son dessin, toute la profondeur de ses indications dévoilant une pensée et une âme sous le masque d'une figure humaine, c'est en regardant Douceur que je considère à l'égal dun morceau de maître. J'aime aussi beaucoup PIriti jour. Même révélation de caractère que dans le précédent numéro. Figure étudiée jusqu'au cœur et prenant l'empreinte d'une médaille. Des douleurs, des passions doivent la traverser, cette évocation mystérieuse d'une femme, surprise en pleine vie et laissant flotter autour d'elle de l'inconnu et du mystère. N'est-ce pas sous le poids trop lourd de songes trop lancinants que la tête s'est lentement inclinée pour venir s'appuyer sur les deux mains, et que le regard sendde fermé par le sceau d'une énigme? util«ÔLftI£8UJ»ftAiiY LIBllAIUlE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C'% EDITEURS 197, IIOL'LKVAIID SAIXT-GKRMAI.N, PAIUS PREMIÈRE ANNEE SALON DES AUUARELLISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MUNTROSIER A Pociélé des Aquarellistes fiançais est aujourd'hui une instilulioti. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des amateurs la place d'un Salon ; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Le Salon des Aquirellisles français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photogravure de plusieurs onivres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous on rendre digne. Le Saton des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-8 colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tôte, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 IV. >• Divisé eu 20 fascicules hebdomadaires à 3 t'i . 50 // sera tiré 23 exemplaires huméroiés sur papier des trumu factures du Jupon, épreuves avant la lettre, au piix de 150 francs l'ouvrage complet. T V p. M CIIXUBKOT. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. - H. LAUNETTE ET C^ ÉDITEUR; 197, BOULEVARD S AI NT - G E RM A KN , 197 ■""M^ Fascicule. n ■ Prix : 3 fr. 50 ERNEST DUEZ ^-o iLLEiîViLLE qu'affectionne le peintre et où "W^ï"^ [^Mu^^''Tii't- l'^'^itle souvenir de Daubigny et de Butin ^".Vt'I^ î^)#>l,e! #1 ; a été cette année délaissé par M. Duez. C'est du midi qu'il nous rapporte la lumière. Son talent si souple et si délicat semble s'être retrempé dans une fontaine de Jouvence, et il nous revient avec des émotions véri- tablement exquises. Avec lui, toujours on a des surprises nouvelles et des joies savoureuses. Le pul)lic, j'entends ce public d'élus dont l'âme vibre avec l'âme des artistes, ne peut rester indifférent devant certaines interprétations de la nature. Il sent des idées subtiles, des intentions passionnées, des sensations de vérité quand il se trouve en présence d'œuvres 33 130 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. qui tout do suite s'imposent par un je ne sais quoi d'inexpli- cable et qui est tout simplement le charme. Le charme! Voilà une qualité bien difficile à définir, qui est impalpable, fugitive, mais qui est réelle ; qui réside en toute chose et qu'il faut découvrir; qui est chez la femme, soit dans le regard, soit dans l'expression du visage, soit dans une attitude particulière; vertu secrète qui semble s'exhaler ainsi qu'un parfum et qui vous prend tout entier et pour toujours. Un homme a excellemment défini le charme dans une circonstance dont se rappelleront certains de mes contemporains. Cet homme, c'est Samson, le sociétaire du Théâtre-Français. Il fit vers 18G0, dans l'amphi- théâtre de l'École de médecine, une conférence sur Molière et sur l'influence que la Béjart exerça sur lui ; et il donna une défi- nition du charme qui restera de même qu'un modèle. Le confé- rencier fut acclamé par toute la jeunesse d'alors, et lorsqu'il sortit de l'École il passa entre deux haies d'auditeurs ravis qui, chapeaux bas, l'accompagnèrent jusqu'à sa voiture. La supériorité du charme, mais ne vient-elle pas de se mani- fester pour nous, puisque, à la distance d'un quart de siècle, je viens de revivre une des émotions de ma vingtième année avec" le détail précis de la particularité qui s'impose. Je ne m'éloigne donc pas trop de mon sujet, c'est-à-dire des aquarelles de M. Duez, en exaltant la supériorité du charme puisque aussi bien son talent en est tout imprégné. J'ai passé de longs moments devant son exposition. Je l'ai, pour ainsi dire, relue, comme on relit les strophes d'un poète aimé, et de ces visites fréquentes, de cette sorte de communion avec la pensée d'un peintre, je suis sorti abso- lument pénétré des scènes qu'il a vues et rendues; non pas rendues intégralement, mais rendues avec cette subtilité qui marque l'artiste et qui fait qu'on va à lui instinctivement, par attirance sympathique. M. Duex voit très juste, et quand il a trouvé le motif (jui a «ait a'. Ernest Duez •^ TOULON TEMPS DE NOVEMBRE V. l!£ 6£ilV UitiiM LtswiiiY ERNEST DUEZ. 131 séduit ses tendances et qui encourage ses qualités d'exécutant, il s'y donne avec passion; et si bien, si complètement qu'une espèce de flamme réchaulTe sa main. Il pense et il a de l'esprit; il regarde et il s'émeut. Aussi, jamais il n'est banal. Son art est d'un délicat et ne peut atteindre que les délicats. Qu'importe! Il est apprécié des gens de "goût, il va aux dUcttanti, il a sa place marquée dans les collections épurées. La gloire de l'heure où l'on vit, mais ce n'est que cela. De Marseille et de Toulon M. Duez a rapporté des marines ensoleillées qui sont des œuvres. Je ne reculerai même pas devant ce qualificatif dont on abuse pourtant beaucoup : chefs- d'œuvre! et je gage que les générations futures me donneront raison. Toulon, temps de novembre, nous montre une page pleine de mélancolie. Le quai aligne ses maisons dans une perspective savante, émue, encore qu'elle soit librement indiquée; le port présente un grand mouvement de vie à outrance. Ici des navires sont amarrés, des bâtiments reçoivent leur chargement, ou se vident des marchandises venues de l'Orient. Dans le port passent des vapeurs avec leur panache de fumée qui tourbillonne en spirale dans un ciel indécis, des barques circulent légères sur une mer lumineuse et argentée. Les Mouettes du port couvrent de leurs points blancs et les bâtisses qui servent d'entrepôts, et les quais de débarquement, et la jetée à l'extrémité de laquelle flottent les signaux du séma- phore. Au loin, des montagnes à la cime bleutée comme le sont les vagues de la Méditerranée. Le Château d'If (Marseille) a bien l'aspect d'un donjon de légende. L'histoire et le roman semblent s'être imprégnés sur les murailles et sur les tours absolument blanches par opposition à un ciel enfumé par les vapeurs dont les cheminées crachent la suie à i)leins poumons. Une mer placide et bleue s'étend à l'infini. Un Coin de la place de la Liberté à Toulon, très pittoresque et 132 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. d'une justesse de tons vraiment remarquable. A droite s'étendent en amphithéâtre des bâtisses aux toits rouges. Sur la place des arbres rachitiques et entre les rangées d'arbres des être humains qui s'agitent et que Dieu mène; une famille en deuil; plus loin, des officiers; plus loin encore, des individualités sans mandat, tous avec leurs geste si vrais, leurs attitudes si caractéristiques qu'on les dirait animés. C'est bien là un tableau de plein air, avec des personnages subissant les conséquences de ce plein air, et se découpant en taches sur le sol poussiéreux de la place. Des natures mortes, des fleurs et des paysages accompagnent les pages que je viens de citer. J'en veux retenir une branche de pavots traversant tout un cadre et que le peintre a placée au bord de la mer; et dans un cornet japonais, des roses tlié dont les pétales tombent une à une avec une lenteur qui est pleine de grâce. EMILE BOILVIN r A naïveté charmante, la grâce chaste, le parfum pudique qui se dégageaient de cette délicate l étude que M. Boilvin envoya, Fan dernier, ,^l comme morceau de maîtrise, ne se retrou- vent pas dans les sujets qu'il a exposés cette année. La belle timidité du début s'est évanouie, et le peintre, aujourd'hui un habile, tente l'ascension des sommets escarpés. Toutes ses illusions, tous les beaux étonnements qu'il montrait ne sont plus ; et un verbe audacieux remplace les balbu- tiements timides de ses initiations. J'avoue que j'avais été absolu- ment pris par cette page qui chantait la jeunesse, l'innocence, le sourire dans un paysage fait pour quelque Titania, et où Peau 34 134 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. bruissait doucement, où les feuillages frissonnaient, où dans les airs passaient des clartés et des harmonies; où le corps nu de la fillette semblait un beau marbre déposé, sur le tertre qui le rece- vait, par un enfant de la Grèce. Dans le même ordre d'idées, M. Boilvin eût pu achever le rêve commencé, et donner une série de figures symboUques, nymphes ou naïades, déesses des forêts ou des sources, placées dans des bois enchantés, encadrées dans des verdures mystérieuses; et il nous aurait ainsi entraînés à sa suite, nous tous qui sommes épris d'idéal, et qui dans un siècle de prose, demandons l'éternelle vérité à l'éternelle lumière, — celle qui vient d'en haut! Ceci, c'est le rêve que nous caressions, la chimère à laquelle nous nous attachions, l'aspiration qui emportait notre pensée; et ce n'était qu'un rêve! L'artiste en a décidé autrement. Il a déserté l'autel des dieux, et c'est aux œuNTes des hommes, mêlant leur génie à la splendeur de la nature, qu'il a demandé l'inspiration. Certes, en tant que virtuose, il n'a pas perdu, car les deux aquarelles qu'il a peintes : Pont du chemin de fer sur le Carey, à Menton, et une Entrée du port méritent qu'on s'arrête quelque peu. De belles qualités d'exécu- tant; une subtile interprétation de la fluidité de la lumière dan- sante du soleil; une rapide compréhension de la masse, dans un aspect déterminé; une belle entente de l'ensemble, sagement équilibré ; une sveltesse piquante dans l'accent général des cou- leurs et des effets; un tour de main qui étonne, tant il est déjà plein de roueries; telles sont les qualités qui se dégagent des aquarelles lavées par le génial graveur. Quant aux idées auxquelles l'artiste, — sorte de prosodiste savant, espèce de de Banville dans sa manière, accrochant des rimes riches, ainsi que le Pactole, à des pensées souvent hélérochtes, — ajouta la magie de sa palette et la dextérité de son pinceau, elles sont quelconques. Un train qui passe sur un viaduc, haut de même que l'aire d'un aigle, et dont les panaches de fumée fuient en spi- rales, et se confondent parmi les nuages. Au bas du viaduc, des Emile Boilvin «• PONT DU CHEMIN DE FER SUR LE OAREY, A iMENTOiN. vAVJîoQ -""''3 T < 1 'r A ( ^\-ar le (a/'ci/ a '^)lcti(oii ^ti>n aisif S/^&-*i^/efjffKa !^Jfa*»^>^f &9S^ Séùtétt»^ GETIV Cijj-'W Liiiâ\:\i EMfLP: noiLviN. ir, femmes qui lavent à une source vive; rien de plus. Pas d'intérr-t, pas de poésie; seulement des sensations justes, — le Midi tra- duit avec une vérité implacable, pour quclciues raffinés, abstrac- teurs de quintessences. Nice dénote un plus vif effort. Nice, vue de haut, avec des maisons enfouies dans les roses et dans les orangers, perdues dans un océan de verdure; et, plus bas, plus bas encore, le port où sont amarrés des bateaux de pèche et des yachts, où circulent des vapeurs évoluant suivant le caprice des flots. Au loin, c'est la mer bleue, transparente, se perdant à l'horizon dans un ciel très fin, et d'une couleur pleine de distinction. Un paysage, placé après coup, et qui n'a pas d'histoire, puisque le catalogue ne le mentionne aucunement, repose la vue et réjouit l'àme. Paysage du Midi, avec un village, et une rivière qui baigne celui-ci. Un soldat en quête de rêverie s'y pro- mène, sohtaire, laissant aller ses songes vers l'infini, c'est-à-dire là où le clocher de son village se dresse dans la nue, et où pétillent les braises, sans cesse avivées, du foyer familial. Une mélancolie pèse sur ce joli morceau de nature, et une note humaine s'en exhale. Je vous disais bien que l'imagination tient une large place dans les travaux de nos artistes, et qu'ils marient volontiers ce qui bouillonne dans leur cerveau à ce qui palpite dans leur cœur. Mais, ce que je leur reproche, ce que je reproche en particu- lier à M. Boilvin, c'est de ne donner que de trop rares échantil- lons de leur savoir, et de paraître plus des hommes de réflexion que des hommes de création. Réfléchir, c'est bien en toutes choses; agir, c'est mieux. Dans une œuvre, on ne dit jamais qu'une partie de sa pensée; surtout dans une œuvre de chevalet. C'est à peine si l'on parvient à dégager et à mettre en lumière une certaine acuité du regard et une réelle maîtrise de facture. Tout ce qu'on porte en soi est esquissé; rien de ce qu'on ambitionne n'es', achevé; pourtant, l'imagination d'un artiste a besoin de ce 136 T.E SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. que j'appellerai des soupapes de sûreté. Elle bouillonne, elle est surchauiïée; et le meilleur moyen de la dégager, n'est-ce donc pas en laissant couler sur la toile ou sur le papier, en des esquisses, en des recherches, cette lave que le volcan sans cesse eu travail tend à rejeter. Et, en dehors de l'imagination, la nature et la vie n'olTrent-elles pas chaque jour, à chaque heure, des spectacles tels que celui qui en est le spectateur ému, se sent le besoin de fixer en quelques traits, les grandes lignes qui ont retenu sa vue, émotionné son âme. Et ainsi, les maté- riaux s'ajoutent aux matériaux; les aspects particuliers d'un site le complètent; les expressions multiples d'une créature humaine la particularisent; des fragments de sensations se soudent les uns aux autres, et forment un tout pénétrant. LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C'% EDITEURS 197, IIOI'LKVAIID SAFNT-GKRM AIN, PAHIS PREMIÈRE ANNÉE SALON DES AUL AH IvL LISTES FRANÇAIS TEXTE DE EUGÈNE MONTROSIER .\ Socit'lé des Aquarelliste;- français est aujourd'hui une iuslilulion. Elle compte dans son sein les artistes les plus divers et les plus raffinés. Elle tient dans les préoccupations du public et des amateurs la place d"un Salon; Salon plus discret, plus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle sous le titre : Lk Salon des Aqiiaiell/sles français. Cette publication contiendra une monographie humo- ristique et critique sur chaque peintre, par M. Eugène Montrosier, et la reproduction par la photo.ffravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des Aquarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salun des Aquarellistes français formera un charmant volume format in-S colombier divisé en vingt fascicules contenant cinq ou six sujets en photogravure formant en-tête, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une tiés jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'ouvrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 Ir. Divisé en 20 fascicules hebdomadaires à 3 fr. 50 // sera tiré 2o exemplaires ituméroi'> ' protestation du passé contre le présent; Jf protestation tellement éloquente que le critique se sent parfois indécis et qu'il n'ose pas se prononcer. M. Français personnifie admirablement celte forte génération d'artistes qui, il y a soixante ans, s'insurgea contre la convention qui réglementait le paysage et s'en fut demander à la nature le secret de l'inéluctable vérité. Songez qu'à l'époque que j'évoque on en était encore à la « Théorie du paysage ou Considérations générales sur les beautés 3.Ï 138 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS de la nature (|iio l'art peut imiter et sur les moyens qu'il doit employer pour réussir dans cette imitation», par J.-B. Deperthes, avec épigraphe de Delille : « Observez, constatez, imitez la nature.» La théorie de la nature prévalait sur son examen ; on appre- nait à la connaître dans des livres alors qu'il eût été si simple de la bien regarder et de se laisser aller au charme qu'elle dégage, aux impressions qu'elle procure, aux beautés multiples qu'elle recèle. Dépouillés des fleurs de la rhétorique, un bouquet d'arbres, une prairie avec des bestiaux qui paissent, une rivière avec des saules, un moulin que fait tourner un torrent écumeux, un ciel boule- versé, un soleil se couchant dans une gloire ne paraissaient pas assez nobles. Le public et les maîtres de l'Institut en étaient encore au Poussin, à ses pompes et à ses œuvres. La terre telle que le créateur nous l'a donnée manquait de distinction. Un peu plus on aurait couvert les nudités dontValenciennes se détournait en rougissant. C'est dans ce courant d'idées que M. Français a grandi; et c'est pour s'y soustraire qu'il s'est jeté résolument dans les sen- tiers défendus, et qu'y ayant trouvé des émotions il y est retourné ; qu'enfin il ne les a plus jamais abandonnés. Cependant quelque chose lui est resté des initiations premières, quelque chose de bon et de profitable : la science de la composition, et surtout la préci- sion du dessin. Ce n'est pas tout à fait la qualité dominante des paysagistes actuels, aptes à rendre vite une impression ressentie, à enlever largement le motif qui les a attirés, mais sans cet acquis que donnent les fortes études et qui assure la durée à une œuvre. La nature n'est pas à montrer seulement dans ses négligences et dans le laisser-aller de son déshabillé. Elle est souvent grande et imposante, et elle demande, dans ce dernier cas, pour être bien traduite, un efl'ort de pensée autant qu'une manœuvre de main. M. Français va me permettre de renforcer mon idi'e à l'aide des exemples qu'il a mis sous nos yeux avec la Vue (ht château et (le la ville de C/issofi (prise du jardin des demoiselles Paviol) F. L. Français •^ VUE T CHATEAU ET DE LA VILLE DE GLISSON ..,.„,/. A H "►ï .1 >i ijijiiv i. -^ r\ f 'TTT/TT'l/i 7:088 v LOUIS fran(,;ais. vm et la Viœ dit château de Clissoii (prise du jardin de l'hôpilal). Le premier de ces sujets est composé, ou plutôt la nature l'a composé comme une véritable page historique. Il se développe largement, montrant ses maisons jetées au hasard, accrochées aux flancs de la montagne, et le château toujours debout malgré les ravages des siècles, avec ses terrasses et ses tours dominant la cam- pagne. Des arbres centenaires éparpillent leurs branches puissantes sur le paysage, enveloppé d'une belle lumière qui rend les clairs plus gais et les ombres plus intenses. Une sérénité auguste s'étend sur ce morceau qui est sans contredit un morceau de maître. La Vue du château de Clisson est une variation sur le thème précédent. Seulement, ici, le château a toute l'importance. Il se voit perché là-haut, sur ses assises de granit et semblant défier le ciel. Que de souvenirs il évoque, et que de combats, d'embus- cades, de sièges, de tueries et d'incendies on ferait revivre si on voulait lire l'histoire écrite sur ses murailles et exhumer de la nuit du passé tous ceux qui l'habitèrent. C'est dans un océan de verdure que le peintre l'a vu, et il a dû être séduit par l'oppo- sition offerte entre le dur manoir féodal et ces arbres si verts qui prodiguent la fraîcheur et l'ombre au village planté au pied de la forteresse, et si gai, si riant, avec ses maisonnettes où courent les vignes et où grimpent les roses, et ses volets verts et ses toits rouges qui sont comme des notes joyeuses dans ce paysage de belle allure, baigné de la fluidité de l'air et doré des rayons volati- lisés d'un soleil se jouant derrière les branches. Ce que je ne puis rendre avec la plume, c'est la belle ordon- nance des deux aquarelles de M. Français, c'est l'envolée de la composition, c'est la solidité de l'exécution qui est à la fois volontaire et pleine de clarté, c'est le souffle de naturalisme qui passe sur les maisons, contourne les tours et le donjon, circule à travers les branches des arbres, suit la marche des nuages et se perd dans l'infini du ciel. Si vous qui me lisez vous avez la constance de faire ce que je [W LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS lais, c'est-à-dire de vous asseoir devant les tableaux de M. Français, de vous isoler complètement de toute préoccupation, de forcer votre volonté à regarder avec votre âme, c'est-à-dire avec le regard intérieur, vous retrouverez dans cette expérience toutes les sensations et toutes les joies qu'une œuvre procure; et en même temps votre esprit ira vers la nature, cette grande éduca- trice des simples, cette grande consolatrice des souffrants, cette grande et sublime collaboratrice des poètes; et vous aimerez les artistes qui après avoir arrêté vos pas vous disent quelque chose ; ces artistes assez semblables aux panthéistes de l'antiquité puis- qu'ils élèvent chaque jour, avec leur talent, des autels à la gloire de l'éternelle et divine Nature. .itiTv i>i4îF* LldftARY EUGÈNE LAMl il^V^'^.^ ^^^iiAKESPEAUE ct MoHère voilà les livres de ^^ chevet de M. Lami. Il les a lus, relus, 'W^-^ commentés en des conversations qui étin- ^^^^ yï(^' ccllent de mille feux, fait revivre en des pages pailletées d'esprit ou traversées de scènes tragiques. Il estime que ces r"^ deux génies personnifientcomplètement le Génie humain. Aussi s'est-il épris d'eux avec d'autant plus de raison qu'il les a fouillés profondément, peignant après ses dieux tous les sentiments et toutes les passions ; disant la tendresse, la grâce, l'amour, la jalousie ; indiquant l'ambition, la haine, la vengeance; passant des sujets les plus doux et les plus touchants aux péripéties les plus foudroyantes. Toute son œuvre repose sur les maîtres dont je viens d'évoquer les noms, ce qui n'a pas empêché M. Lami d'être à d'autres de moins grande envolée, 36 142 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. mais qui ont pourtant une belle place dans le paradis de l'art. Alfred de Musset a été complètement traduit en une suite de compositions du plus vif intérêt et qui déjà sont une rareté biblio- philique. Enfin, ce qui n'est pas moins piquant dans la vie d'artiste de M. Lami, cette vie qu'il poursuit depuis soixante-dix ans, c'est la reproduction fidèle de la société française à laquelle il a été mêlé sous tous les régimes, et dont il laissera en des pages prestes, mouvementées, pleines d'accent et de couleur, des traces éloquentes qui aideront les historiens de l'avenir à la restitution du siècle durant lequel le peintre aura vécu. Belle et noble vie consacrée toute à l'art et faite de dignité et de désintéressement. M. Lami est né en des temps bien différents du nôtre, en ce sens que toutes les préoccupations qui paralysent les plus vaillants n'existaient pas. Ou plutôt si elles existaient, les artistes aussi bien que les littérateurs n'y prenaient garde. Con- cevoir et exécuter une œuvre, tel était le but que poursuivaient les uns et les autres. L'œuvre serait-elle achetée? le livre serait-il édité? peu importait. On subissait véritablement l'influence domi- natrice de l'imagination; on éprouvait le besoin de jeter un cri de vérité sur la toile ou sur le papier; on manifestait non sans danger ses respects ou ses dédains; on se donnait rendez-vous, au Louvre, au moment du Salon, devant les toiles qui attiraient l'attention; on s'y félicitait, on s'y invectivait; on élevait tel maître sur le pavois, on jetait tel autre aux gémonies. Personne n'était d'accord, mais tous s'entendaient dès qu'il s'agissait d'un tableau marqué de la griffe des forts. Le Radeau de la Méduse, la Locuste de Sigalon, la Naissance de Henri IV de Devéria, la Barque de Delacroix, le Saiftt Sijrn- phorien d'Ingres... je ne cite que quelques noms, transformèrent le Salon carré du Louvre en un véritable champ clos. Un si bel enthousiasme enflammait la jeunesse d'alors, un si sloïque renon- cement aux joies matérielles la guidait, que même ceux qui se trompaient méritaient l'estime, et qu'ils l'obtenaient. Eugène Lami •sss* HUSSARD !,•: A .1 ;■; D -i 3 'Ta;?r^i H > f(,\\s'li[Mlioii. Elle coiiipto clans son sein les artistes les [)his divers et les plus raflliiés. Elle tient dans les préoccujjations du publie et des amateurs la i)laee d'un Salon; Salon plus discret, i>lus con- centré que celui des Champs-Elysées, mais non moins intéressant. Or, nous voulons fonder une publication annuelle ,^ ^ sous le titre : Le Sahii des Aquarellistes français. Q^Bi! Âl t\ (jette publicatimi contiendra une monogra])liie humo- ristique et critique sur chaque peintre, i)ar M. Eugène Alontrosier, et la reproduction jiar la ]»hotogravure de plusieurs œuvres de chaque exposant. La Société des A(|uarellistes nous a accordé le privilège de cette publication, et tous nos efforts tendront à nous en rendre digne. Le Salon des AquarrlUsles français fnrniera un charmant volume format in-S colombier divisé en vingt fascicules contenant c\w\ ou six sujets en photogravure formant en-lôte, planches hors texte, et culs-de- lampe. Nous apporterons la plus grande variété dans le choix et la distribution des sujets. Avec le dernier fascicule, une très jolie couverture en fac-similé d'aquarelle sera offerte à tous les souscripteurs à l'otivrage complet. Prix de l'ouvrage complet 70 IV. Divisé en 20 fascicules tiebdomaduires à 3 f i . 50 // sera tiré 23 exemplaires nuinérotés sur papier des manufactures du Jupon, épreuves avant la lettre, au pri.v de 150 francs l'ouvrage co/h/)/(7. TYP. U C II AU E ROT. PARIS LIBRAIRIE ARTISTIQUE. — II. LAUNETTE ET C% ÉDITEURS 197, UOULKVARD S Al N ï - G li II M A I N , 197 ~1 JP Fascicule. ^û Prix : 3 IV. 50 AIMÉ MOROT '■^m'W'' Ildifdli qui figurait à l'Exposition des Aquarellistes, È^m'i serait peu propre à donner une idée du talent 1^ It , l de M. Aimé Morot. Non pas que cette aqua- It-T-S^ ï>'^i relie manque d'intérêt en tant qu'habileté i l '^ I ''' ' k -i^" ^^*^ main et que délicatesse de facture ; mais elle est trop spéciale et, pourquoi ^)l ne pas le dire? d'une poétique trop spé- -T^^vy '•■ -> cieuse. L'artiste a voulu rendre une scène qui a frappé ses yeux, fixer un épisode cynégétique dont il a été le témoin, et il nous montre un sanglier forcé par des chasseurs qu'on ne voit pas, et sortant, à la fois affolé et furieux, d'un buisson que la neige a blanchi, de même qu'elle recouvre et les sentiers et la forêt, dénonçant ainsi la piste du fauve à ceux qui le suivent. 39 134 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. Co Morot-lù est un fanlaisisle, s'essayaat à im genre non encore pratiqué par lui, et le faisant en homme familiarisé avec les labeurs de haut vol. Je vais, pour ceux qui ne connaissent qu'imparfaitement M. Aimé Morot, rappeler diverses phases de sa carrière, qui prouvent la divei'sité de son talent, et Tétendue de son imagi- nation. Comme toutes les natures inquiètes, portées aux décou- vertes, préoccupées de faire entendre un verbe nouveau plein d'un éclat sonore, et réchauffé d'une ])elle éloquence, M. Aimé Morot demande à tous les genres le secret du Beau; et son idéal, il l'a trouvé sur des sommets bien différents. Depuis 1880, il a parcouru le chemin de l'Ait, et ses étapes ont été marquées par des jalons glorieux. Successivement, sans hésitation ni faiblesse, nous l'avons vu embrasser ce cercle vertigineux qui commence à l'Histoire, passe par la Religion, touche à la Fable, s'arrête au Réalisme et se termine à l'Épique. Veut-on des dates et des titres? En voici : 1880, Le bon Sainnrifdin ; 1883, Martyre de Jésus à Nazareth; 1884, Dryade; 1885, Toro cotante; 1886, Rezonville, 16 août 1870. Toutes ces pages que j'aime à rappeler dénotent un caractère bien décidé, un tempérament volontaire, et en même temps laissent entrevoir chez le jeune artiste, une personnalité puissante qui tranche sur la banalité courante de la peinture contem- poraine. M. Morot est de ceux dont on se souvient, et dont les œuvres demeurent dans la pensée des observateurs qui les ont regardées. Je les vois toutes aussi distinctement que si elles avaient figuré au dernier Salon, et je vais, en les racontant, prouver que la mémoire est au moins une des qualités du critique. Dans le Bon Samaritain, M. Morot nous montrait un voyageur blessé, dépouillé et assis sur l'âne du Samaritain; celui-ci, également nu, soutient le pauvre homme dont le corps chancelle sur son épaule; ils descendent lentement un sentier Aimé Morot •& HALL A L 1 ir .s,,,/ i .1 7. . i . AIME MOROT. 155 rocailleux dont les pentes forment le fond du tableau. Ces deux figures sont traitées avec une vigueur et une science remar- quables. Martyre de Jésus à Nazareth, est digne d'une époque d'enthou- siasme et de foi. Mais, les peintres doués ne regardent {»as le courant qui emporte leur époque, pour créer; l'émotion qui réside en eux, les invite à jeter leur pensée sur la toile, d'abord pour exprimer dos idées qui les surexcitent et les enlèvent; la crainte du public, considération secondaire, ne vient qu'après. Que de Christs en croix n'a-t-on pas faits depuis ceux des Primitifs, de Rembrandt, de Rubens, jusqu'à l'admirable A"e^« où Delacroix a placé, sur les genoux de la Vierge aux sept douleurs, le corps inanimé de son Fils qui vient d'être détaché du bois d'infamie. Cependant un artiste, un penseur, un poète, trouve toujours le moyen de donner une note nouvelle, avec un thème souvent traité. M. Morot l'a prouvé. La grande qualité qui se dégage de son tableau, c'est la science solidement établie, presque défini- tive, science d'un dessin à la fois impeccable et véhément, science d'anatomie superbe. Le Christ est attaché à la croix. Des liens resserrent son corps, meurtrissent ses bras et ses jambes ; des clous ont déchiré ses mains et ses pieds ; un coup de lance a percé son côté ; et les épines de la couronne placée autour de son front semblent avoir mis une auréole d'étoiles sur la tète d'un juste. Cette dernière, d'une expression sublime, s'est pour ainsi dire affaissée sous le poids des souffrances que le Dieu a voulu ressentir en homme, pour que son sacrifice fût plus complet. Dryade. — Figure accroupie au bord d'une source, et qui semble s'y mirer. Des fleurs couronnent la tète de cette véritable déité de la Fable, perdue dans quelque forêt sacrée, loin des faunes lascifs, et savourant, en pleine clarté et en pleine jeunesse, le charme mystérieux qui baigne toutes choses. Dans la toile d'une furie bien espagnole intitulée : Toiv calante, M. Morot a reproduit une boucherie indigne du pays 156 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. du Campeador, avec la sauvagerie grandiloque d'une scène de Goya. Rezonvillej 16 août 1870. — La charge fameuse des cuirassiers français se ruant contre la cavalerie allemande. Mêlée héroïque de soldats combattant tous pour la patrie, dans la folie suprême de la bataille, et lancés en avant vers la mort, sous l'éperon suggestif du devoir. Au milieu de cette composition pleine de fougue et d'émotion, l'idée palpite ; et, au-dessus d'elle, sereine et altière, paraît planer l'image meurtrie de la Mère commune. Voilà une partie du bagage du peintre ; et les souvenirs des travaux accomplis et des triomphes rencontrés, se dégagent des créations sorties de la Légende et de l'Histoire, et des thèmes échapp'' d'un cerveau plein de mirages, de féeries, de rêves et de figures radieuses ! JEAN-PAUL LAURENS UR les ruines du passé, tel est le titre donné à Tunique aquarelle exposée par M. Lau- rens. Sujet philosophique qui prêterait à de longs développements; sorte de thème symholique que l'artiste a esquissé et peint largement, presque comme une fresque. Usant de la latitude accordée à tout peintre qui cherche ses concepts dans le domaine de l'idéal, et qui remplace des faits par des émotions, il a fait sortir des limbes du moyen âge les vestiges d'un palais à l'architecture massive. La partie que nous en voyons est ouverte; de larges baies terminées en haut par des arcades, lesquelles sont supportées par des colonnes trapues, laissent voir 40 158 LE SALON DES AQUARELLISTES FRANÇAIS. une galerie, et dans cette galerie des mausolées frustes. Nul ne sait qui y repose, car aucune figure tombale n'y est couchée. Est- ce un chef de bandes qui y dort le sommeil éternel? Ou bien, celui dont les cendres sont murées dans le granit, a-t-il porté de son vivant le casque empanaché et les éperons d'or des sei- gneurs? Ou encore, est-ce une femme dont la beauté a ensan- glanté toute une province, et dont les charmes vainqueurs sont tombés en poussière impalpable, et que le néant a repris tout entière puisque aucun nom ne peut nous guider? Tout dit que ce palais appartient à une époque barbare ; et les chapiteaux bizar- rement travaillésqui couronnent les colonnes, indiquent eux-mêmes la main des imagiers naïfs qui les fouillèrent. C'est bien le passé avec ses ombres, ses mystères, ses ruines. Mais, de même que la nature a raison de l'hiver, et que, chaque année, les lilas et les roses renaissent du sol que la neige a couvert, et que la gelée a fendu, l'humanité que rien n'arrête, et les sentiments de l'homme que rien ne paralyse, continuent à se manifester ; et c'est pourquoi M. Laurens cherchant une antithèse qui répondit à son inspira- tion a placé, côte à côte avec le sépulcre, la jeunesse, la confiance et l'amour. Il a trouvé piquant de faire asseoir sur les dalles qui recouvrent des tombeaux, une jeune fille ayant debout, auprès d'elle, celui à qui elle a donné sa tendresse. C'est vraiment une idylle dans un cadre tragique, mêlant la fleur d'espérance que rien ne peut tuer, à la pensée des morts que rien ne peut faire revivre. De l'aquarelle en elle-même je n'ai rien à dire, si ce n'est que le tempérament volontaire du peintre Fa incité à exprimer des pensées fortes et dramatiques. Mais oo qui me touche surtout, ce qui m'intéresse, ce qui fait que cette page malgré mes objections ne me laisse pas indifférciil, cl (|ui' j'y suis revenu, c'est sans conteste parce que j'y ai trouvé une idée; c'est parce que j'ai compris le peintre posant une sorte de point d'interrogation sur son papier pour savoir ce que le public com- prendrait. Je ne me flatte pas d'avoir répondu pour la foule. J. Paul Laurens •^f SUR LES RUINES DU PASSÉ : r •^ rr T r y T i • j /